Note de lecture : Charles Fourier, Le nouveau monde amoureux

Charles Fourier (1772–1837) est connu pour sa critique féroce du capitalisme (qu’il appelle, de même que la féodalité européenne, « civilisation »), montrant qu’il représente une cacophonie sociale où l’intérêt de chaque individu se heurte à celui de la collectivité, et un système incapable de satisfaire pleinement les passions de ses élites tout en réduisant la grande masse de la population à la misère. On lui doit aussi le principe du droit des femmes comme mesure de l’avancement d’une société, et le programme de socialisation des tâches ménagères et d’éducation des enfants, afin de permettre l’intégration pleine et entière des femmes dans le travail productif.

Fourier est le premier à avoir énoncé que, dans toutes les sociétés, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale. (Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1876-1877, ES, 1971, p. 297)

On le classe parmi les « socialistes utopiques ». En effet, il considérait que le développement des forces productives nécessaires au socialisme était atteint depuis l’antiquité gréco-romaine, donc si on n’y était pas passé, c’était parce qu’on y avait pas pensé, que pendant 2 000 ans les décideurs avaient été égarés par des principes de charlatans comme la propriété individuelle des moyens de production, la famille nucléaire et le libre commerce. Mais voilà, pour le plus grand bonheur de l’humanité, Charles Fourier avait enfin « inventé » le système social d’association des producteurs-consommateurs, qu’il appelait « harmonie ». Il ne lui restait donc plus qu’à convaincre un mécène de financer une coopérative d’essai ; celle-ci marcherait si bien qu’elle ferait tâche d’huile, les ouvriers et paysans de tous les pays se mettraient en association plutôt que de trimer pour un patron ou un grand propriétaire, les capitalistes achèteraient des parts de ces coopératives tellement rentables, et enfin le généreux mécène recevrait de l’humanité reconnaissante les plus hautes récompenses.

Telle est l’image bien lisse du vieil utopiste laissée par ses épigones, les démocrates petits-bourgeois Clarisse Vigoureux et Victor Considérant. En effet, dépositaires des écrits de Fourier, ils opérèrent une « purification morale » de sa doctrine, ne publiant que les textes qui ne choquaient pas la bienséance bourgeoise. C’est ainsi que ses écrits sur la liberté de l’amour et la sexualité restèrent enfouis dans les Archives nationales pendant près de 150 ans, ne connaissant pas d’autres amateurs que les souris, jusqu’à ce qu’en 1967 Simone Debout, avec le soutien du CNRS, les transcrive et les publie sous le titre Le Nouveau Monde Amoureux. Ce livre tombait à point, un an avant la révolte de la jeunesse et la grève générale de Mai 1968… Il a été réédité en 2013 par les Presses du Réel, 28 euros. Les citations qui suivent seront tirées de l’édition Stock de 1999.

« Il n’y a point de passions vicieuses, il n’y a que de vicieux développements »

Dans ses œuvres, Fourier répète à plusieurs reprises que pendant plus de 2 000 ans on a tenté de réprimer les passions humaines sous prétexte qu’elles étaient incompatibles avec l’ordre social, par exemple le désir d’amours multiples tout au long de la vie, ou la soif de richesse chez les pauvres, mais c’est l’organisation sociale, et non les passions, qui est défectueuse et qu’il faut changer. Il compare la société à un orchestre, dont les instruments de musique sont les passions individuelles ; si cet orchestre fait de la cacophonie, il ne faut pas blâmer ou réprimer les instruments de musique, mais remplacer les musiciens et le chef d’orchestre.

Aucune passion n’est mauvaise en soi, elle ne le devient que si l’organisation sociale ne lui permet pas un développement harmonieux. Par exemple une personne qui montre de l’attirance pour le sang se destine à apprendre dès le plus jeune âge l’art de la boucherie ; si on brime cette passion, cette personne pourra devenir un meurtrier ou un tyran sanguinaire.

Dans Le Nouveau Monde Amoureux, Fourier applique ce principe à l’amour. Ainsi, dans une société qui prône le mariage monogame, le désir naturel d’amours multiples ne pourra s’y assouvir que par la tromperie de l’adultère, la vénalité de la prostitution ou le cynisme des orgies secrètes. De même, l’imposition forcée de l’hétérosexualité cantonnera l’expression de l’homosexualité à ses formes clandestines les plus sordides. Bien longtemps avant Freud, il avait entrevu les effets néfastes de la répression sexuelle :

Une princesse de Moscou, Dame Strogonoff, se voyant vieillir, était jalouse de la beauté d’une de ses jeunes esclaves ; elle la faisait torturer, la piquait elle-même avec des épingles. Quel était le véritable motif de ses cruautés ? Était-ce bien jalousie, non c’était saphisme, la dite dame était saphienne sans le savoir et disposée à l’amour pour cette belle esclave qu’elle faisait torturer en s’y aidant elle-même. Si quelqu’un eût donné l’idée du saphisme à Mme Strogonoff et ménagé le raccommodement entre elle et la victime, à ces deux conditions, ces deux personnes seraient devenues amantes très passionnées ; mais la princesse, faute de songer au saphisme tombait en contre-passion, en mouvement subversif ; elle persécutait l’objet dont elle aurait dû jouir, et cette fureur était d’autant plus grande que l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait pas même d’essor idéal. Un engorgement de violence comme le sont toutes les privations forcées ne se porte pas à de pareilles fureurs. (Fourier, Le nouveau monde amoureux, Stock, 1999 p. 391)

« Je vais plaider la plus ridicule des causes »

S’il n’y a pas de passions intrinsèquement vicieuses, il n’y en a pas non plus de ridicules. Dans son ouvrage défendant toutes les formes de relations amoureuses et sexuelles, même les plus débridées, Fourier consacre néanmoins près de cent pages à étudier l’amour purement sentimental, dénué de tout contact sexuel, qu’il appelle « céladonie ». Dans la société bourgeoise, un tel amour ne se pratique pas, il ne sert que de façade au cynisme ; aussi on le méprise en privé autant qu’on le loue en public.

On est bien ingénieux à accréditer des illusions de toute espèce pour organiser le pillage et le massacre, mais on en n’imagine aucune pour le bonheur du grand nombre. Loin de là, on a couvert de ridicule la plus brillante, celle de céladonie. Il n’est rien de plus méprisé parmi nous que le céladonisme ou amour sentimental, dégagé de désir sensuel. Afficher un tel amour, c’est s’exposer à la risée des hommes et des femmes ; il a pourtant le plus magnifique rôle dans l’harmonie où l’on sait tirer parti des passions de toute espèce ; mais la céladonie telle ne nous la connaissons n’est qu’un diamant brut. C’est une gemme informe dont il eût fallu découvrir les emplois. (Stock, 1999, p. 25)

La solution est de ne pas se restreindre à la monogamie, qu’il considère comme une forme d’égoïsme. L’amour sentimental ne requiert pas la frustration des sens, on peut le pratiquer avec une personne tout en ayant des relations d’amour charnel avec d’autres. Ou bien il peut servir de repos entre des épisodes de passions intenses.

Fourier envisage aussi le cas de deux amoureux beaux et célèbres, qui prendront l’engagement de se donner à tous leurs admirateurs avant de consommer leur union, chose parfaitement réalisable à partir du moment où la société admire la philanthropie amoureuse au lieu de la réprouver :

Si donc Psyché et Narcisse se livrent à 20 personnes passionnées pour chacun d’eux, ils peuvent contribuer au progrès de la sagesse et de la vertu. Il faut que cette union soit sacrée aux yeux du corps social, qu’elle opère sous les formes les plus nobles et les plus opposées aux orgies crapuleuses des civilisés. Quels motifs détermineront cette complaisance de Psyché et Narcisse et ennobliront le sacrifice ? Tel est le problème de l’union angélique, elle nous expliquera comment par un effet de pur amour de sentiment raffiné et transcendant, les deux amoureux avant de s’unir entre eux, s’uniront corporellement à tous ceux qui en ont manifesté un ardent désir et obtiendront par cet acte de philanthropie amoureuse le même lustre dont on entoure en civilisation les Décius, les Régulus et autres martyrs des principes religieux ou politiques. (pp. 47-48)

Tout au long de son ouvrage, Fourier décrit plusieurs formes de philanthropie amoureuse, qu’il appelle « sainteté », en particulier le service amoureux rendu aux vieillards des deux sexes ; cette activité sera honorée par la société et récompensée par de nombreux prix, donc de nombreuses jeunes et belles personnes des deux sexes essayeront de s’y illustrer. Par contre, aux personnes d’âge mûr, il assigne une autre vertu, la « sagesses », à savoir le perfectionnement de la gastronomie.

« La passion ne se soigne que par elle-même »

Fourier comprend qu’une passion isolée poussée à l’excès produit des effets négatifs, par exemple l’extrême de générosité reviendrait à se ruiner soi-même en donnant tout aux autres. Mais l’excès d’une passion ne sera pas contenu par la répression, on développera plutôt une autre passion en contrepoids. Aussi cherche-t-il à lier l’amour à d’autres sentiments, comme l’honneur, et à l’intégrer aux autres activités sociales, comme le travail.

Ce principe de balancer une passion par d’autres prend parfois des formes cocasses. Il raconte la visite d’une délégation d’un « tourbillon » (une association coopérative) dans un autre, un bal est organisé, des hommes et femmes tombent amoureux, mais si plus tard ces couples n’arrêtent pas leurs ébats, on envoie des « spartiates et saphiennes » (homosexuel-le-s) les taquiner.

« L’amour doit multiplier à l’infini les liens sociaux »

Fourier assigne deux buts à l’association des travailleurs-consommateurs :

Dissertons d’abord sur le but social de l’harmonie, la tendance à la sagesse réelle, ou accroissement des richesses, et à la vertu réelle, ou accroissement des liens sociaux, concorde, unité, etc. Qu’importe qu’on atteigne à ce but par des voies dites immorales quand il est certain que les voies dites morales ont conduit aux buts opposés, à la pauvreté et à la discorde, fruits constants de la Civilisation. (p. 230)

Comme moteur de l’accroissement de richesses, Fourier voit surtout l’appât des plaisirs, en particulier la gastronomie, les sociétaires passant leurs journées en séances de travail courtes et variées, entrecoupées de somptueux repas. Pour étendre les liens sociaux, il compte sur l’amour, notamment sous ses formes les plus étranges, même ultra-minoritaires, la règle d’or étant « que ce qui fait plaisir à plusieurs personnes sans préjudicier à aucune est toujours un bien sur lequel on doit spéculer en harmonie où il est nécessaire de varier les plaisirs à l’infini ». (p. 335)

Il faut d’abord que les amours de chacun puissent se satisfaire, le bonheur de chacun doit être l’affaire de tous :

Dans chaque branche du mouvement l’harmonie doit combiner en plein tous les détails. S’agit-il d’amour, s’il existe un rassemblement de 100 000 hommes et femmes, il faut que les amours de chacun des 100 000 individus soient en rapport avec ceux des 99 999 autres, que chacun des 99 999 coopère activement aux plaisirs du 100 000e personnage. Les civilisés n’admettent pas ce principe ; ils diront à chacun des 100 000 personnages : Si vous trouvez une maîtresse qui vous suffise, que vous importent les amusements des 99 999 autres ; laissez-les débrouiller comme ils pourront leurs intrigues. Ainsi raisonne la théorie d’égoïsme ou de civilisation qui met en tout sens l’individu aux prises avec la masse, faute de mécanisme général, faute d’association sur chaque branche de plaisir ou d’industrie. (p. 337)

Les personnes ayant des désirs amoureux usuels trouveront à se satisfaire dans leur environnement proche, celles ayant des goûts plus spéciaux devront chercher dans un rayon beaucoup plus large et ainsi se lier avec d’autres personnes plus lointaines. Fourier cite plusieurs manies amoureuses, dont diverses formes de sadomasochisme, pour finir sur une qui lui semble la plus saugrenue, celle d’un homme dont le plus grand plaisir était de gratter les talons de sa belle. D’habitude, une personne avec des goûts aussi étranges ne trouvera pas à se satisfaire et souffrira souvent du ridicule jeté sur sa manie. Mais Fourier voit la possibilité de satisfaire une telle passion, et la valider aux yeux du monde entier, dans le cadre d’un grand rassemblement productif international, qu’il appelle « armée industrielle » :

C’est là qu’une fantaisie la plus minime, comme celle du gratte talon a le monde entier pour appui ; les 300 000 âmes réunies à la bataille de Babylone auront peut-être fourni 30 gratte talons en hommes et femmes également passionnés pour le rôle actif et le passif ; l’habile Pontife Urgèle aura su les faire rencontrer d’emblée par ses méthodes de [???] chacun des 30 disséminés dans les Tourbillons de 30 empires divers ne trouvait point à associer sa manie et se voyait réduit à spéculer sur les complaisances. Dès lors cette manie n’était qu’un ridicule chez les 30 sectaires ; les voilà maintenant lavés de cette [???] et unis entre eux par un lien d’autant plus fort qu’il est plus difficile à assortir ; chacun d’eux conservera la plus vive affection à ses gratte talons sympathiques des divers empires, tous feront un tableau ou liste de leurs groupes et prouveront par là au globe entier que leur passion est loin du ridicule puisqu’elle a pu rassembler indépendamment des absents trente sectaires actifs et passifs présents à l’armée d’Euphrate et qui ont par le moyen de cette manie formé un lien vraiment universel puisqu’il unit des êtres de toutes les parties du globe et tel est le but où il faut arriver en harmonie passionnelle : former des liens qui embrassent le globe entier. Ensuite de cette alliance la manie des gratte talons, jusque-là dédaignée, prendra place dans les gammes de variétés amoureuses et interviendra à l’occasion pour augmenter les variétés dont chacune est un ressort de plus pour charmer et unir les grandes réunions. (pp. 382-383)

Une « croisade » de travail, gastronomie et amour

Fourier consacre en effet près de 50 pages à narrer un tel rassemblement international de travailleurs, véritable antithèse socialiste des guerres menées par l’impérialisme au Moyen Orient aux 20e et 21e siècles. Ainsi, 30 pays se liguent pour envoyer sur les rives de l’Euphrate leurs « armées industrielles » qui se livreront à de nombreux travaux publics d’importance, comme réparer les égouts. Mais cette expédition aura aussi un autre but, enrichir la gastronomie :

Domitien crut faire une bonne plaisanterie en faisant délibérer le sénat sur l’accompagnement d’un Turbot. Ici l’on va très gravement faire délibérer des aéropages de 30 empires sur chacun des mets dont se compose la cuisine. (p. 339)

En effet, après leurs journées de travail, ces armées se livreront à des joutes gastronomiques ; en l’occurrence, il s’agira ici de déterminer la série orthodoxe des 12 sortes de petits pâtés. Les « artilleurs » des 30 armées activent leurs fours, puis lancent leurs « salves » de petits pâtés, que les « soldats » attablés dégustent, tandis qu’un jury international choisit un lauréat pour chacune des 12 sortes. Mais la compétition se poursuit les jours suivants, tel pays ayant échoué à faire admettre sa proposition pour un petit pâté à une certaine position de la gamme, pourra essayer d’en proposer un pour une autre position, espérant ainsi détrôner celui qui y avait été classé précédemment.

Par ailleurs, Fourier voit dans un tel rassemblement international l’occasion de réparer le tort causé par les croisades :

Parmi les nombreuses taches de cette civilisation moderne, on comptera les croisades, folie d’une espèce inouïe et dont nous ne pourrions bien sentir le ridicule qu’autant que nous verrions des Barbares venir nous piller et saccager et massacrer, sous prétexte de sauver nos âmes et de trouver des reliques. Les Vandales et les Sarrasins n’ont pas montré tant de démence ; ils se sont présentés franchement en conquérants, pillant selon le droit de la guerre. La civilisation seule pouvait imaginer de quitter de fertiles pays pour en aller ravager de mauvais au nom de la Religion, et ce sera une des taches qui, en harmonie, pèseront sur cette vieille Europe à qui le globe entier reprochera ses longues misères. (p. 361)

Pour faire pardonner les massacres commis par les « preux chevaliers » du Moyen Âge, Fourier imagine la « croisade faquirique des pieux savetiers d’occident », formée d’une sélection des meilleurs volontaires. Ces « savetiers » répareront les chaussures des Irakiens, et « pieux » dans le sens de la « sainteté amoureuse », ils pratiqueront le « faquirat », à savoir se livrer aux désirs amoureux de tous les habitants, en particulier des vieillards des deux sexes.

Son imagination ne s’arrête pas là, l’ouvrage fourmille d’anecdotes et décrit de multiples combinaisons sexuelles, dont diverses formes d’orgies, la plus amusante étant « l’orgie de musée » où certaines personnes s’exhibent comme des statues dans un musée… Étendant ensuite sa fantaisie de la Terre à l’univers, il propose que dans le futur l’humanité déplace les astres !

En tant qu’utopiste, Fourier a fait preuve d’une grande naïveté politique et surtout il a substitué son imagination débordante à l’analyse des processus sociaux. Mais, par-delà les outrances de sa fantaisie, il parvient à nous faire voir combien le système capitaliste représente une version étriquée de la société humaine, un régime de misère matérielle pour la grande majorité et de misère morale pour tous, une bigoterie morale généralisée, un chaos générant sans cesse les pillages et les massacres sous les prétextes les plus fous, jadis de sauver les âmes et aujourd’hui de sauver la démocratie. Au contraire, le socialisme, en mettant les moyens de production aux mains de la collectivité, qui les gèrera pour ses besoins sociaux, abolira la misère et permettra à chacun de réaliser ses rêves, le bonheur de chaque individu étant l’affaire de tous.

Christian