John Bellamy Foster, Editions Amsterdam, 12 euros
C’est avec intérêt que nous avons lu le livre de JB Foster. Ce sociologue américain et auteur de Marx’s ecology : Materialism and nature (Monthly review press, 2000) mérite d’être connu des militants francophones défenseurs du marxisme. C’est maintenant possible sous le titre provocateur de Marx écologiste dont nous tenons à présenter les grandes lignes car son auteur aide à revenir à la théorie matérialiste et dialectique de Marx et d’Engels. A l’heure où la crise du capitalisme fait, chaque jour, des progrès vers la destruction de notre planète et de l’humanité entière, Marx écologiste est une présentation honnête d’un aspect du travail de Marx, de son analyse des rapports entre l’humanité et la nature à travers le mode de production capitaliste. Tout en étudiant méticuleusement l’œuvre de Marx et en la défendant contre ses critiques contemporains, JB Forster renforce chez son lecteur la nécessité d’en finir avec le règne du capital car « la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » (Marx, Le capital, Livre 1, page 479-480, Editions du progrès, 1982).
La rupture du métabolisme social entre l’homme et la terre chez Marx
Au cours de la lecture des quatre chapitres du livre, correspondant à quatre articles publiés en 2009, on pourra saisir grâce à de nombreuses citations de Marx le rapport que celui-ci établit entre la nature et le développement de la production humaine. Avec Forster, on constate que Marx ne s’est pas désintéressé de la nature comme de nombreux adversaires du marxisme le font croire. Les positions de Marx ont souvent été accusées d’être anti-écologistes, au sens où il ne soucierait pas de question écologiques, ou prométhéennes, en ce qu’il verrait dans l’abondance de ressources la solution aux problèmes environnementaux. Or il n’en est rien, l’auteur du Capital considère que l’homme fait partie de la nature, en provient et, par son travail, la transforme comme il change lui-même dans son rapport avec elle :
Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature.[…] Le procès de travail […] est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes. (Marx, Le capital, Livre 1, pages 199 et 207, Editions sociales, 1983)
A l’époque de la rédaction du Capital, Marx et Engels s’approprièrent les découvertes de Darwin sur les plantes et les animaux qui confirmaient leur analyse de l’être humain défini comme un animal fabricant d’outils et ayant évolué face, contre et avec la nature pour survivre.
Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ?… La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de reproduction de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. (Marx, Le Capital, Livre premier, tome 2, p 59).
Ils se sont aussi appuyés sur toutes les découvertes scientifiques de leur époque. Forster rappelle aussi que Marx fut le premier à dévoiler les conséquences « écologiques » que le travail humain sous le règne du mode de production capitaliste induit :
La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle, concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroit sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage qui le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. […] La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers et l’industrie et le commerce de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre. (Marx, Le capital, Livre 3, tome 3, p. 191-192, Editions sociales, 1983)
Ainsi Foster nous rappelle que Marx a une vue dialectique et matérialiste du développement du capital qui transforme les paysans en prolétaires et fait naître une classe capitaliste dans les campagnes et dans les villes. Celle-ci exploite le prolétariat, concentre les moyens de production entre ses mains sans se soucier un seul instant des conséquences que la recherche du profit peut avoir sur l’humanité et la planète. Cette analyse est d’une cruelle actualité. La Chine, « nouvel eldorado » capitaliste voit depuis 20 ans les villes industrielles grossir, les paysans pauvres devenir ouvriers paupérisés par centaines de millions. Ce phénomène mondial s’accompagne de la pollution de la terre, de l’eau et de l’air du fait de la domination de la bourgeoisie à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, à l’ère impérialiste, la planète entière subit le sort de la paysannerie pauvre et de la classe ouvrière anglaise du 19e siècle, sort aggravé et accéléré par le réchauffement climatique, les guerres, les crises économiques, les crises alimentaires. Plus récemment les conséquences dramatiques de catastrophes climatiques dont les capitalistes sont responsables (Nouvelle-Orléans 2005, Haïti 2009, Fukushima 2011…) ont accentué la crise écologique née du règne du capital.
Avec le livre de Foster, on apprend que Marx et Engels ont tout de suite compris que le capitalisme induisait une rupture du métabolisme social entre la planète et l’humanité ; et ce dans de nombreux domaines :
Dans le cadre de leur analyse de la rupture métabolique, Marx et Engels ne s’en sont pas tenus au cycle des nutriments de la terre, ou aux relations entre villes et campagnes. A divers moments de leur travail ils ont évoqué des problèmes comme ceux de la déforestation, de la désertification, du changement climatique, de la disparition des cerfs des forêts, de la marchandisation des espèces, de la pollution, des déchets industriels, du relâchement de substances toxiques du recyclage, de l’épuisement des mines de charbon, des maladies, de la surpopulation et de l’évolution (ou de la coévolution) des espèces. (Foster, Marx écologiste, p. 16)
Face à cette rupture, Marx ne voyait qu’une issue révolutionnaire violente pour renverser la bourgeoisie, briser son Etat et établir la propriété collective des moyens de production :
La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. (Marx, Le capital, Livre 1, p. 830, Editions du progrès, 1982)
Les acquis de la révolution d’octobre liquidés par le stalinisme
Cette révolution prolétarienne, dont la Commune de Paris fut, pour Marx, la forme enfin trouvée a fini par être victorieuse en 1917 en Russie, le pays le plus arriéré d’Europe composé majoritairement de paysans pauvres. Ce fut un test vivant pour les marxistes du Parti bolchevik de diriger la transition vers le socialisme, de lutter pour l’extension de la révolution au reste du monde. Ils défendirent le jeune Etat ouvrier et procédèrent en disciples de Marx :
En Union soviétique, Lénine défendait des principes écologiques en même temps qu’une démarche de conservation, manifestant une conscience du problème de l’appauvrissement des sols et de la rupture du cycle des nutriments des sols dans le cadre de l’agriculture capitaliste – le problème même qu’avaient formulé Liebig et Marx. Dans les années 1920, c’est en Union soviétique que la science écologique était la plus élaborée. Vernadsky avait introduit le concept de biosphère au sein d’un cadre d’analyse dialectique encore pertinent aujourd’hui. Vavilov utilisa la méthode historico-matérialiste pour établir un relevé cartographique des centres où l’agriculture était née et des « centres d’origine de la biodiversité » à travers le monde. (Foster, Marx écologiste, p. 24-25)
Marx eut aussi d’autres héritiers comme Kautsky qui étudia l’usage intensif des pesticides (La question agraire, 1899) ou encore Boukharine avec son livre publié en 1921 La théorie du matérialisme historique :
Pour Boukharine, la force médiatrice principale de cette relation métabolique entre la nature et la société est la technologie. Le métabolisme humain avec la nature était donc une « état d’équilibre instable », qui pouvait soit être un progrès, soit un recul, du point de vue de la société humaine. « La productivité du travail, écrivait-il, est une mesure exacte de l’état d’équilibre instable entre la société et la nature. » (Foster, Marx écologiste, p. 76)
La productivité humaine est en effet décisive. Si elle permet d’assurer les besoins sociaux et de réduire le temps de travail, c’est « le règne de la liberté » qui peut débuter :
La richesse véritable de la société et la possibilité d’un élargissement ininterrompu de son procès de reproduction ne dépendent donc pas de la durée du surtravail, mais de sa productivité et des conditions plus ou moins perfectionnées dans lesquelles il s’accomplit. En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur. (Marx, Le capital, Livre 3, page 855, éditions sociales, 1969).
Comme Vavilov condamné à la prison à vie en 1942 et mort en 1943 pour avoir défendu la science contre Staline et le charlatan Lyssenko, Boukharine fut exécuté par Staline malgré les services rendus, après la mort de Lénine, à la caste sociale qui spolia le pouvoir ouvrier en URSS. Ils ont rejoint la longue liste des assassinats perpétrés par la bureaucratie stalinienne pour maintenir ses privilèges à la tête du premier Etat ouvrier. Depuis les années 1930, le stalinisme, ennemi mortel de la révolution prolétarienne mondiale, repoussa aussi les scientifiques qui se tournaient vers Marx pour développer le premier état ouvrier au monde.
Il faut défendre le marxisme contre ses ennemis…
Depuis la mort de Marx, beaucoup de théoriciens se réclamant de son travail ont altéré, révisé ou détourné ses découvertes. Avec Forster, on voit que dans le domaine « écologique », ce travail de révision du marxisme est en plein boom. Différents intellectuels lui reprochent de ne pas avoir prévu les « limites » de « l’exploitation de la nature », de ne pas tenir compte « du rôle de la technologie dans la dégradation de l’environnement », de ne pas voir « l’incapacité de la simple abondance économique à résoudre les problèmes environnementaux » (Marx écologiste, p. 46).
Concernant les « limites » à l’exploitation de la terre, Marx et Engels étaient très attentifs aux études scientifiques démontrant pourquoi la fertilité du sol allait décroissant au point que les capitalistes ont développé le commerce du guano (excrément d’oiseaux) pour fertiliser le sol. Avec les découvertes de l’agronome allemand Liebig en 1840, les grands propriétaires fonciers d’Europe et d’Amérique ont su que la surexploitation du sol sans le retour au sol de ses composants comme le phosphate, le potassium ou l’azote conduisaient à son appauvrissement. Or tous ces composants sont disponibles dans la société à l’époque de Marx, ce sont notamment les déchets naturels des humains qui contiennent les « engrais » qui devraient revenir à la terre. Mais ceux-ci empestent les villes et permettent aux maladies de se développer dans les quartiers populaires et sales des métropoles. Le métabolisme entre l’homme et la nature est définitivement rompu par la création de villes gigantesques et insalubres. Comprenant cela, Marx et Engels ne demandaient jamais de revenir à des moyens de production plus simple, moins « technologiques » et moins productifs mais au contraire ils exigeaient « la suppression du caractère capitaliste de l’industrie moderne » (Engels, Anti-Dühring).
Ce n’est que par la fusion de la ville et de la campagne que l’on peut éliminer l’intoxication actuelle de l’air, de l’eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd’hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies. (Engels, Anti-Dühring, éditions sociales, 1971, p.333).
Plus d’un siècle après la publication de ce texte, la survie barbare du capitalisme donne raison à Marx et Engels. La pollution des sols a pris une ampleur morbide avec les pesticides, les engrais, les retombées des déchets énergétiques dues à la mécanisation (nanoparticules issues de l’essence des tracteurs par exemple), les eaux et nappes phréatiques usées et polluées par des déchets chimiques industriels. Foster résume assez bien ce que Marx et Engels indiquent pour la société communiste :
La clé de la relation métabolique des êtres humains à la nature est donc la technologie, mais la technologie telle qu’elle est conditionnée par les relations sociales et les conditions naturelles. […] La solution résidait par conséquent moins dans la mise en œuvre d’une technologie donnée que dans la transformation des relations sociales ». (Foster, Marx écologiste, p. 72)
Rien dans un aménagement de la production capitaliste ne sauvera l’environnement et la planète. Les partis « écologistes », les militants de la « décroissance », les luttes réformistes pour des énergies renouvelables sont autant d’obstacles pour renverser le capital car leur point de départ n’est pas la lutte pour détruire le capitalisme. Ce mode de production, entré dans son époque impérialiste depuis la première guerre mondiale, a non seulement rompu le métabolisme social avec la nature mais il menace clairement l’existence de l’humanité.
…et ses prétendus amis
Dans son troisième chapitre, Forster polémique contre la tendance « écosocialiste », tendance écologiste appuyée sur les travaux de James O’Connor, universitaire américain. Cet intellectuel se réclamant du socialisme fait de Marx un borgne qui n’a pu ou n’a pas su voir la « seconde contradiction » du capitalisme. Celle-ci serait due à la « rareté écologique » qui produit des crises de sous-production car la nature et les matières premières tendant à se réduire du fait du mode de production en vigueur deviennent la cause de la crise économique.
La réponse de Forster est trop douce à notre goût car les tenants de cette théorie sont ceux qui voient dans les luttes « altermondialistes » l’avant-garde du 21e siècle. Avec O’Connor et consorts, la classe capitaliste ne domine pas, n’a pas d’Etat, ni de police ou d’armée pour assurer son pouvoir contre le prolétariat et les exploités. La « seconde contradiction » nécessiterait d’abord sauver la terre pour le bien de l’ensemble de l’humanité avant de se régler la « première contradiction » entre la socialisation de la production et la propriété privée des moyens de production.
Comme le dit Forster, rien ne montre que la « rareté écologique » produise la crise économique. La disparition des espèces, le rétrécissement de la couche d’ozone, la fonte des glaciers, l’exploitation de la forêt d’Amazonie, la pollution des eaux, la raréfaction des poissons en mer n’ont pas provoqué la chute brutale du marché des subprimes en 2007 ni déclencher la crise financière de 2008.
Il n’y a pas d’équivalent écologique au cycle des affaires. […] Comme Marx l’avait signalé en son temps, si au final l’épuisement des mines de charbon peut aboutir à une augmentation du prix du charbon, d’ici là, la production est souvent dopée par la baisse des couts de l’énergie. Durant la période 2007-2009, les prix du pétrole brut grimpèrent de façon spectaculaire du fait de la crainte d’une pénurie, mais ils chutèrent ensuite rapidement suite au déclin économique. Le pic pétrolier est certes désormais une préoccupation réelle, mais à aucun moment les prix mondiaux du pétrole n’ont reflété les coûts écologiques à long terme liés notamment à l’épuisement du pétrole et aux émissions de CO2. (Foster, Marx écologiste, p. 98-100)
Ces arguments pourront être utilisés contre d’autres fondateurs de cette tendance de l’écosocialisme dont il existe un Manifeste. Ecrit en 2001 par Joel Kovel, dirigeant du Parti vert (Green Party) des Etats-Unis et Michael Löwy, sociologue « trotskyste », le Manifeste écosocialiste prétend montrer que Marx n’a pas vu les « limites naturelles au développement des forces productives » (Löwy, Ecosocialisme, Mille et une nuits, 2011, p. 86). Nous observons ici que les Verts votant pour Obama ont trouvé un trotskyste du NPA et spécialiste de Marx pour leur entreprise réformiste.
Cela conduit logiquement Löwy à découvrir que les « forces potentiellement productives sont effectivement des forces destructrices » (Ecosocialisme, p. 38). C’est donc la nature de la production et de la technologie qui est la cause du désastre et non la propriété privée des moyens de production. Donc « en débarrassant le marxisme de ses scories productivistes », la « subversion de l’appareil de production » sera la révolution de demain. Avec Löwy et le NPA dont il est membre, les capitalistes peuvent dormir tranquilles, leur disparition sera douce et graduelle dans la société « écosocialiste » :
Pendant les premières phases de la société de transition à venir, les marchés occuperont certainement une place importante, mais leur domaine sera encadré et restreint à mesure que la transition vers le socialisme progressera. ((Löwy, Ecosocialisme, Mille et une nuits, 2011, p. 58)
Cette volonté de réforme du capital est présente durant tout son livre puisque « l’utopie socialiste et écologique n’est pas le résultat mécanique des contradictions du capitalisme » (Ecosocialisme, p.74-75)
A l’opposé de Löwy et de sa lutte pour les « écotaxes » qui voient dans les « mouvements sociaux » et le Forum social les nouveaux révolutionnaires, les véritables marxistes doivent fonder leur action pour hâter la révolution du prolétariat contre la bourgeoisie, base sur laquelle la loi de la valeur, découverte par Marx pourra être abolie.
Pour libérer la technique de la cabale des intérêts privés et mettre le gouvernement au service de la société, il faut « exproprier les expropriateurs ». Seule une classe puissante, intéressée à sa propre libération, et opposée aux expropriateurs capitalistes, est capable d’accomplir cette tâche. Ce n’est qu’alliée à un gouvernement prolétarien qu’une équipe de techniciens qualifiés peut construire une économie réellement scientifique et réellement rationnelle, c’est-à-dire socialiste. (Léon Trotsky, Le marxisme et notre époque, 26 février 1939, Œuvres, ILT, tome 20, page 176)