Les vues économiques d’un futur ministre de l’économie
Thierry Breton est ministre de l’économie de Chirac après avoir successivement directeur du Futuroscope, vice-président de Bull, président de Thomson, PDG de France Télécom. Il semble n’avoir pas toujours eu grand flair, à ce titre :
Thomson a été incapable d’anticiper la révolution des écrans plats. (Capital, janvier 2005)
Le futur ministre a le mérité d’avoir exposé ses vues économiques en 1994, dans un ouvrage écrit avec Christian Blanc, ancien adjoint de Michel Rocard, ensuite PDG de la RATP, puis d’Air France : Le Lièvre et la tortue, les atouts inattendus des Français. Il s’agit d’un pot-pourri des médiocres idées dominantes, bourgeoises, de la fin du 20e siècle, salué à sa sortie par la presse patronale :.
Thierry Breton et Christian Blanc ont heureusement conjugué leurs savoirs dans une réflexion optimiste sur le type d’organisation qui émergera des décombres de la société industrielle. (L’Expansion, 19 mai 1994)
Le contenu s’en laisse facilement résumer. Un monde nouveau s’esquisse. Ses deux traits essentiels sont la mondialisation de l’économie et l’économie de l’immatériel. Nous ne traversons pas vraiment une crise, plutôt une transition. Heureusement pour la France, sa tradition devrait lui permettre cette mutation.
Le mythe de l’économie de l’immatériel
Le chômage actuel résulterait du passage de l’économie du matériel à l’économie de l’immatériel :
L’automatisation fait disparaître l’emploi industriel, comme la mécanisation avait fait disparaître l’emploi agricole (page 13) ; L’économie automatisée est aussi une économie sans emploi productif (page 16)
Opposer « immatériel » et objets physiques n’a guère de sens. La société humaine, quelle qu’elle soit et quoi qu’imaginent ses membres, a une base matérielle (et non pas idéelle ou divine) en ce sens qu’elle repose sur la production :
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. ( K. Marx, L’Idéologie allemande, 1845, œuvres, Gallimard, tome 3, p. 1055)
Cette production des moyens d’existence combine toujours du travail (un effort conjointement intellectuel et physique des êtres humains), à des moyens de production.
Il n’est pas d’automatisation sans robot ou ordinateur,qui sont tout à fait matériels au sens ordinaire, ni sans électricité, une énergie qui est nons seulement un phénomène bien physique, mais encore qui nécessite des équipements (centrales nucléraires, hydrauliques, thermiques…).
De manière générale, ce qu’il est convenu d’appeler « secteur tertiaire » repose de plus en plus sur des produits matériels et la fourniture d’énergie électrique. Plus elles sont complexes, plus les « activités immatérielles » en sont indissociables. Que l’on songe à la gestion de réseaux de télévision ou à l’élaboration de quotidiens, aux déplacements des êtres humains en avion ou TGV, à l’imagerie médicale… Pour tout cela, il faut installer et entretenir dans les entreprises, dans les logements, dans les Etats nationaux, et entre les Etats, des machines, des véhicules, des satellites, des réseaux de transport, des infrastructures de communication et d’énergie… bref, des équipements tout à fait matériels.
La victoire supposée de « l’immatériel » sur le « matériel » n’est que la transposition à l’économie de l’idéalisme platonicien ou des mythes religieux de la supériorité de « l’âme » sur « le corps ». D’ailleurs, Blanc et Breton semblent se réjouir de l’exigence contemporaine de « spiritualité » (page 229). Mais « l’économie de l’immatériel » a le mérite de servir de justification à l’existence – en ce bas monde – d’un « management » qui met fort peu la main à la pâte (en dehors des clubs de golf). « Nous entrons dans une société du savoir », nous annoncent Blanc et Breton (page 17).
En fait, les phénomènes décrits par Blanc et Breton illustrent plutôt la tendance séculaire, sinon millénaire, à la complexité des processus de production. Le développement des forces productives exige en même temps une élévation des capacités mises en oeuvre par les travailleurs, et l’utilisation d’équipements de plus en plus sophistiqués. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une orientation générale, et qu’elle s’exprime dans le cadre du capitalisme.
Le mythe du travail de plus en plus facile
Blanc et Breton affectent de penser que la prétendue domination des services équivaut à des compétences complexes:
L’évolution de ces concentrations est caractérisée par une accentuation de la dimension immatérielle du travail… La tendance à l’œuvre dans un hôpital est représentative des activités de service qui voient leur « technologie » et leur organisation devenir de plus en plus complexes. (page 84).
Or, ce qu’il est convenu d’appeler « services » inclut des travaux qualifiés, et d’autres qui le sont très peu. Par exemple, le « nettoyage industriel » a vu ses effectifs augmenter, mais il ne met pas en jeu des compétences très élevées. Gageons que Blanc et Breton, quand ils ont eu le loisir de rédiger leur opuscule, ne récuraient pas souvent les toilettes des sièges sociaux de Bull ou d’Air France, ni même de leurs domiciles.
Le travail, étant désormais du savoir et de la compétence (page 68), serait de moins en moins pénible :
L’automatisation vise à supprimer l’effort physique mais aussi mental de production. (page 12).
Affirmer sans rire que, grâce à l’automatisation, le travail n’est plus l’effort, ni physique, ni mental, suffira, aux yeux de la plupart des travailleurs salariés, pour mesurer le sérieux du futur ministre de l’économie et de son comparse social-démocrate.
Des experts alertent sur l’épidémie des troubles muscolo-squelettiques. Le développement de cette pathologie doit beaucoup à la rationalisation à outrance des tâches. (Le Monde, 22 mai 2001)
La montée des congés-maladie illustre des relations sociales durcies. De 1997 à 2002, les dépenses d’indemnités journalières versées par la Sécurité sociale pour les arrêts-maladie des salariés u privé ont augmenté de 46 %… cette hausse reflète moins une montée de la fraude que le vieilissement des salariés et une croissance des pathologies psychologiques. (Le Monde, 8 juin 2004)
Chaque jour, on dénombre en France 2 000 accidents du travail…(Management, mai 2005)
24 % des salariés doivent soulever ou déplacer des charges lourdes au moins 10 heures par semaine… 38 % des salariés ont été exposés au moins à un risque chimique dans la semaine… (Alterntives Economiques, février 2005)
Le mythe de la disparition du prolétariat
La France n’est pas principalement constituée d’une « immense classe moyenne », comme le prétendent Blanc et Breton, sans démonstration (page 227). D’ailleurs, nos auteurs constatent que « l’économie de l’immatériel » multiplie les emplois de salariés au détriment des travailleurs indépendants (page 85). En effet, de 70 % de la population active en 1962, les salariés sont passés à 85,6 % en 1990.
C’est reconnaître que, depuis la Deuxième guerre mondiale, la classe ouvrière a crû. Cette dernière ne se réduit pas aux travailleurs « manuels » des mines et des usines, en effet moins nombreux depuis les années 1970. Plus que jamais, les sociétés capitalistes sont polarisées par une classe bourgeoise, une minorité capitaliste qui détient les entreprises et l’essentiel de la richesse, et, à l’opposé, par la masse des travailleurs salariés, par des exécutants, qui produisent la plus grande partie des biens et services de toute la société.
Ces travailleurs subalternes œuvrent dans les industries, le bâtiment, les transports, le commerce, les banques, les services publics… Cette classe ouvrière (ou prolétariat moderne) comprend les salariés nationaux ou immigrés, ceux qui ont un emploi et les chômeurs, ceux qui sont sans diplômes comme ceux qui sont qualifiés (y compris une bonne partie des travailleurs « intellectuels » rangés parmi les techniciens, les ingénieurs, etc.). N
L’avenir du capitalisme français
Blanc et Breton ne voient pas la contradiction entre la mondialisation et la solution purement nationale qu’ils préconisent. D’un côté, pourtant, ils décrivent l’économie actuelle comme ayant « aboli les frontières » (page 58), ils affirment que « la planète est devenue notre pays » (page 49). De l’autre, ils se contentent de prescrire à « la France » un traitement destiné à doper sa compétitivité (pages 19, 53, 150, 153, 241, 245).
Ceux d’en bas doivent abandonner « l’esprit de facilité » :
Nous devons troquer l’esprit de facilité hérité des « Trente glorieuses » contre un nouvel esprit dans l’entreprise et l’organisation de la société. (page 47).
Comment abandonner « l’esprit de facilité » ? Pour Blanc et Breton, il faudra modifier l’organisation du travail, raccourcir la formation scolaire, avancer l’âge de la retraite. Comme on le sait, il participe ç un gouvernement qui a beaucoup agi en ce sens. Il faut aussi aux salariés abandonner l’espoir d’un contrat de travail à durée indéterminée et à plein temps.
On assiste à une désacralisation sociale de l’emploi (…) de plus en plus de Français souhaitent la mise en place de formules originales d’activité professionnelle : temps partagé, temps choisi, travail à mi-temps, pluri-activité. (page 224)
La qualité de service a du reste fréquemment servi de prétexte pour le maintien de sureffectifs. (page 206).
Quant aux syndicats, leur rôle est de servir d’auxiliaire à la direction de l’entreprise :
La compréhension des enjeux par les organisations syndicales sera déterminant. (page 207).
Accessoirement, pour renforcer l’esprit maison, l’illusion que les salariés sont solidaires de leur patron (contre les autres patrons… et les autres travailleurs), quelques actions pourront leur être distribuées :
On pourrait envisager qu’ils deviennent propriétaires d’une partie du capital de leur entreprise (page 211).
Le mythe de la faillite du marxisme
Blanc et Breton se félicitent, après bien d’autres, de la « faillite du marxisme » (page 45). Ils se réjouissent de la domination des thèmes humanitaires et écologistes au détriment des « revendications idéologiques » et des « luttes partisanes » :
Les grandes causes humanitaires, les préoccupations écologiques ont remplacé les revendications idéologiques et luttes partisanes (…). Cette ouverture accrue à la complexité et aux systèmes incline à une recherche constante du sens, favorisée par le déclin des dogmes, des idéologies, des préjugés ancestraux. (…) L’insistance, à tout propos, sur la dimension « éthique » en est le signe, de même qu’un certain retour aux « valeurs humaines », une certaine exigence de « spiritualité » (page 228).
« L’exigence de spiritualité », c’est le regain d’obscurantisme religieux, en effet inséparable de la charité et du discours moral. Le retour de la charité va de pair avec la mise en cause des acquis sociaux. L’envahissement du discours « moral » est concomitant d’un monde marqué par le chômage et la clochardisation, la corruption et la spéculation, l’économie de la drogue et la vente d’organes, la xénophobie et le racisme, le quadrillage policier et les interventions militaires.
Cette « éthique » est inconsistante, et la réalité, parfaitement visible, est le déchaînement des égoïsmes, la disparition ou l’extrême précarité des politiques d’émancipation, la multiplication des violences « ethniques » et l’universalité de la concurrence sauvage. (A. Badiou, L’Ethique, Hatier, 1993, p. 12)