Les partis réformistes qui rient et ceux qui pleurent
Jean-Luc Mélenchon, l’ancien ministre PS et le fondateur en 2016 de la France insoumise (LFI), espérait, à la veille de la présidentielle de 2017 en France, être présent au second tour puis envisageait, avant les législatives de juin, de devenir le Premier ministre d’Emmanuel Macron. Il se console car il a été élu lui-même député et surtout parce que son nouveau parti l’a largement emporté aux législatives avec 11% des suffrages exprimés sur le PCF (2,7 %) et le PS (7,4 %). LFI est relativement populaire grâce à quelques promesses et à l’usure du PS qui a gouverné 5 ans pour le grand capital, mais son drapeau est tricolore et son hymne est La Marseillaise. Il est hostile non à la bourgeoisie française, mais à l’Allemagne. D’ailleurs, il n’est jamais question de lutte de classe ni de socialisme dans son programme social-réformiste et social-chauvin. Mélenchon voulait recruter des policiers, revenir au franc français et quitter l’Union européenne.
Nous avons besoin d’un protectionnisme solidaire. (LFI, L’Avenir en commun, 2016, Seuil, p. 46)
Cela n’a pas empêché les « trotskystes » de la GR (CIO grantiste) et du POI (QI lambertiste) de soutenir sa candidature contre celles du PS, du NPA et de LO.
Le Parti travailliste de Grande-Bretagne (LP) a regagné des électeurs (+9,6 % de voix lors des dernières élections législatives de juin 2017) et même des adhérents dans la jeunesse et chez les travailleurs salariés. Pour cela, il a repris quelques mesures qui répondent aux aspirations des salariés et des étudiants, mais le programme est resté dans le cadre du capitalisme britannique. Pas question de lutte de classe ni de socialisme, mais une perspective de collaboration de classes, de maintien de la monarchie et d’augmentation des dépenses militaires.
Le Parti travailliste sait que la création de richesse résulte d’un effort collectif des travailleurs, des entrepreneurs, des investisseurs et du gouvernement. Chacun y contribue et chacun doit percevoir sa juste part en récompense. (LP, For the many, not the few, 2017, p. 8)
Quoique le LP soit resté minoritaire (40,0 % des voix et 262 sièges alors que le Parti conservateur obtenait respectivement 42,4 % et 317 sièges), cette remontée a permis à Jeremy Corbyn de réclamer –en vain- de former le nouveau gouvernement à l’annonce des résultats.
Le nouveau parti réformiste espagnol Podemos (un nom calqué sur le slogan creux du candidat démocrate Obama) créé en 2014 par l’ancien stalinien Pablo Iglesias Turrión (UJCE, Forum social européen), a grossi au détriment du Parti socialiste d’Espagne (PSOE) avec l’aide d’un certain nombre de groupes centristes et en s’alliant avec l’alliance en déconfiture du PCE (IU).
Quant à lui, le PSOE essaie de revenir au pouvoir en cherchant l’appui de Podemos et d’IU, voire des nationalistes de Catalogne et d’autres régions, afin d’obtenir une majorité parlementaire aux Cortès. Pedro Sánchez a donc reconnu pour la première fois que l’Espagne était plurinationale. Il a aussi retiré son soutien au traité de libre-échange UE-Canada (CETA). Son congrès de juin s’est même terminé par L’Internationale, entonnée le poing levé. Pour autant, son projet politique soutient l’Union européenne, n’envisage pas le socialisme, ni même l’abolition de la monarchie léguée par Franco.
Le Parti du travail de Belgique / Partij van de Arbeid van België est un parti issu du stalino-maoïsme. Considérant que l’URSS était l’ennemi principal, il appelait dans les années 1970 à renforcer l’OTAN. Aujourd’hui, le PTB / PVDA est devenu pacifiste. Il ne se réclame plus depuis longtemps de la révolution ni du pouvoir des travailleurs, ni même du socialisme ou de la lutte des classes.
Nous voulons peser sur le débat… Nous avons pris parti. Non pas pour les cercles feutrés du monde financier et des grosses multinationales. Mais pour le monde du travail, les jeunes, et tous ceux qui ont des difficultés dans la société. Et, soyons honnêtes : il est temps que cette voix puisse se faire entendre dans tous les parlements de notre pays. (PTB, PCB, LCR, Scénario pour une société plus sociale, 2014, p. 6)
En 2015, sa liste d’union a obtenu 3,72 % des suffrages exprimés. Les derniers sondages le font passer avant le PS en Wallonie avec 20,5 % des votes.
Par contre, le Parti socialiste français s’est effondré électoralement après sa dernière expérience au gouvernement (2012-2017). En plus, le parti a scissionné sur sa droite et sur sa gauche, des dizaines de ministres de François Hollande (dont l’ancien Premier ministre Manuel Valls), de maires et de députés le quittant pour rallier Macron et LREM ; son candidat à la présidentielle (Benoit Hamon) le quittant pour lancer un nouveau mouvement politique en juillet 2017, le M1717 (qui ne se réclame pas plus du socialisme que LFI, le PS ou le PCF).
Le Parti des travailleurs brésilien, fondé en 1980 par des dirigeants syndicaux, avec l’aide d’une aile de l’Église catholique et de tous les courants centristes, est arrivé au pouvoir à la présidence en 2003. Après avoir bien servi le capitalisme brésilien en alliance avec des partis bourgeois pendant plus de 10 ans, le PT a perdu nombre de villes aux élections municipales et il s’est fait chasser du pouvoir en août 2016 par ses anciens partenaires de gouvernement. Plusieurs dirigeants PT sont poursuivis pour corruption.
Le Parti socialiste belge, qui n’est plus au gouvernement fédéral depuis 2014, est aussi englué dans des scandales : le maire PS de Bruxelles Yvan Mayeur s’est enrichi personnellement aux dépends du Samusocial et du Centre public d’aide sociale de la ville ; plus de 20 de ses dirigeants touchaient 2 800 euros de jetons de présence fictifs de l’entreprise publique Publifin (23 millions d’euros au total, son président Stéphane Moreau, maire PS de la commune d’Ans, a palpé à lui seul 840 000 euros en 2015).
Le Parti communiste d’Afrique du Sud est toujours au gouvernement bourgeois dans le cadre de l’Alliance tripartite (ANC-COSATU-SACP) qui sert le capitalisme depuis 1994, jusqu’à massacrer des ouvriers en grève et matraquer les migrants venus des pays voisins. Mais le discrédit du gouvernement Zuma est tel et la centrale syndicale COSATU qu’il contrôle connait tant de scissions que les dirigeants du SACP ont décidé de présenter leurs candidats aux prochaines législatives.
En 2012, le parti nationaliste bourgeois PASOK, soutenu par les partis travaillistes et sociaux-démocrates, s’effondre aux élections législatives. Syriza devient le deuxième parti de Grèce. Elle devient l’épouvantail de la « gauche radicale » pour la presse bourgeoise et elle suscite le culte des réformistes de gauche et la plupart des centristes du monde entier. Ils sont tous d’accord pour faire croire aux travailleurs que des élections et des référendums organisés par l’État bourgeois peuvent changer la vie des travailleurs.
Jean-Luc Mélenchon a qualifié de « moment historique » la victoire de la gauche radicale Syriza en Grèce. « C’est une page nouvelle pour l’Europe. Peut-être que nous tenons l’occasion de refonder l’Europe, qui est devenue l’Europe fédérale des libéraux », a affirmé le leader du Parti de gauche. (Libération, 25 janvier 2015)
Mais Syriza, comme Die Linke d’Allemagne (DL, fusion de l’ex-parti stalinien et de sociaux-démocrates) ou Rifondazione Comunista d’Italie (PRC, issu du stalinisme), est réformiste, c’est-à-dire qu’elle respecte le capital, la bourgeoisie grecque, son État. En fait, elle s’apprête à constituer un gouvernement de type front populaire avec le petit parti bourgeois xénophobe les Grecs indépendants (ANEL, un parti lié à Debout la France qui a appelé à voter Le Pen au second tour de la présidentielle française en 2017).
À partir du moment où Syriza est arrivée au bord du pouvoir en juin 2012, elle a donné tous les gages à la bourgeoisie grecque, à l’organisation patronale SEV, aux armateurs et aux banquiers que sa politique et son programme de gouvernement ne menaçait pas le statu quo capitaliste. Syriza, avant même les élections du 25 janvier 2015, avait conclu un accord de coalition avec le parti de droite ANEL de Panos Kammenos, un ami des armateurs et de l’Église orthodoxe. La décision fut prise lors d’un comité central à huis clos, avec seulement deux voix contre et l’abstention des membres de l’opposition interne, la Plateforme de gauche dirigée par Panagiotos Lafazanis. (Michael-Matsas, « Greece: the broken link », Critique, août 2015)
En 2015, le gouvernement Syriza-ANEL applique les consignes contre les travailleurs grecs (et les migrants) fixées par l’Union européenne et le FMI. Alexis Tsipras l’a payé d’une scission, LAE (dirigée par Lafazanis, tout aussi réformiste et chauvine) et d’un discrédit dans la classe ouvrière. Varoufakis, un ancien dirigeant de Syriza, soutient Macron lors de l’élection présidentielle française de 2017.
Ce qui sépare les partis qui rient et les partis qui pleurent est surtout la conjoncture locale : les partis populaires sont ceux qui n’ont pas gouverné depuis un moment ou n’ont jamais gouverné.
Les sociaux-réformistes jouent à être « radicaux » et « gauches » quand ils sont minoritaires ou dans l’opposition. (Communist League Canada, « Revolutionary Socialism vs Reformism », The Vanguard, novembre 1932)
Ceux en discrédit souffrent d’avoir gouverné.
La désaffection à l’égard des partis socialistes / sociaux-démocrates d’une partie non négligeable du monde ouvrier et des couches défavorisées tend à s’accélérer après un échec gouvernemental… (Moschonas, « Social-démocratie et électorat ouvrier », Actuel Marx, 1er semestre 1998)
Quelle que soit leur histoire et leurs particularités, tous les partis dits réformistes défendent l’ordre bourgeois quand ils parviennent au gouvernement, seuls ou en coalition.
Les naïfs croient que le « réformisme » fait des réformes
L’illusion que le capitalisme doit être seulement réformé, qu’il peut être durablement, progressivement et irréversiblement amélioré, est propagée par la plupart des chefs des organisations constituées pourtant en défi au capitalisme : coopératives ouvrières de production et du commerce, mutuelles de salariés, associations sportives et culturelles ouvrières, syndicats de salariés, partis politiques ouvriers (« travaillistes », « socialistes », « sociaux-démocrates », « communistes »…). Dans ce sens, et c’était l’opinion de Lénine et de Trotsky, le réformisme ou opportunisme est un courant du mouvement ouvrier.
Pour analyser les bureaucraties « ouvrières » ainsi que leurs idéologies diverses et changeantes, les marxistes partent non des proclamations des chefs réformistes, mais des classes sociales, des rapports entre les classes, de la lutte des classes. Le « réformisme » s’esquisse quand le capitalisme est ascendant sous la menace de la répression et sous l’influence idéologique et politique de la petite-bourgeoisie, de la bourgeoisie, voire de l’aristocratie. Il s’affirme quand s’y ajoutent l’intégration et la corruption par l’État bourgeois des appareils des organisations du prolétariat, quand le capitalisme entre en déclin.
La bourgeoisie, toute contraire qu’elle soit aux nécessités de l’évolution historique, reste encore la classe sociale la plus puissante. Bien plus, on peut dire qu’au point de vue politique la bourgeoisie atteint le maximum de sa puissance, de la concentration de ses forces et de ses moyens, moyens politiques et militaires, de mensonge, de violence et de provocation, c’est-à-dire au maximum du développement de sa stratégie de classe, au moment même où elle est le plus menacée de sa perte sociale. (Trotsky, « Une école de stratégie révolutionnaire », juillet 1921, Nouvelle étape, Bibliothèque de L’Humanité)
L’existence du réformisme « ouvrier » (ou social-réformisme, social-patriotisme) oblige les communistes internationalistes à une politique particulière, bien différente de celle menée envers les partis de la bourgeoisie. Par exemple, Lénine conseillait en 1920 au Parti communiste de Grande-Bretagne de demander l’adhésion au Parti travailliste alors que Trotsky préconisait dès 1923 la sortie du Parti communiste de Chine du Guomindang.
Par conséquent, la notion marxiste de réformisme ne peut être étendue à des partis bourgeois. C’est pourtant ce que fait le « Comité de Enlace » (Comité de liaison) du CSR-ETO du Venezuela du PCO d’Argentine.
Feu Chavez a inauguré une série de gouvernements et de mouvements ou fronts politiques qui soutiennent une même matrice idéologique générique que nous appellerons le réformisme du XXIe siècle : le capitalisme andin d’Eva Morales et Garcia Linera en Bolivie, la révolution citoyenne de Correa en Équateur… le capitalisme sérieux « national et populaire » du kirchnérisme argentin. (« El reformismo del siglo XXI », Manifiesto Internacional, août 2016)
Un tel concept, abusivement extensif, du réformisme efface la frontière entre le mouvement ouvrier et le bonapartisme, alors qu’ils sont incompatibles. Même si, dans bien des pays dominés, la prosternation des partis staliniens devant la bourgeoisie nationale à partir de 1923 et la destruction de la 4e Internationale en 1949-1953 sous la pression du stalinisme ont abouti à ce que des mouvements nationalistes bourgeois occupent la place du social-réformisme, les deux ne sont pas identiques.
Selon la définition éclectique du PCO et du CSR-ETO, le « réformisme » du XXe siècle aurait inclus le général Mustafa Kemal (Turquie), le général Jiǎng Jièshí (Chine), le colonel Perón (Argentine), le colonel Nasser (Égypte), l’ayatollah Rouhollah Khomeini (Iran), etc. Celui du XXIe siècle devrait, logiquement, comprendre aussi Viktor Orbán (Hongrie), Rodrigo Duterte (Philippines), le calife Abou Bakr al-Baghdadi (État islamique)…
La confusion conduit, entre autres conséquences désastreuses, à supprimer l’antagonisme entre le front unique ouvrier (l’unité de combat des organisations ouvrières) et le front populaire (l’alliance politique de partis ouvriers avec des partis bourgeois).
La tâche centrale de la 4e Internationale consiste à affranchir le prolétariat de la vieille direction, dont le conservatisme se trouve en contradiction complète avec la situation catastrophique du capitalisme à son déclin et constitue le principal obstacle au progrès historique. L’accusation capitale que la 4e Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, c’est qu’elles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie. (Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la 4e Internationale, 1938, GMI, p. 28)
Par conséquent, le « Comité de liaison » PCO-CSR oublie tout un pan du programme de transition. Il n’avance aucune tactique de front unique ouvrier et il est même muet sur l’indépendance de classe et la rupture avec la bourgeoisie. Or, le programme de 1850 de Marx et Engels pour la Ligue des communistes comprend plus d’une dizaine de fois ces expressions. Le programme de 1938 de la 4e Internationale aussi.
La régression politique est donc flagrante pour la plupart des épigones de feue la 4e Internationale. La confusion entre nationalisme bourgeois et mouvement ouvrier a justifié l’adhésion des posadistes et des morénistes au péronisme en Argentine dans les années 1950, des lambertistes au MNA d’Algérie dans les années 1950, des pablistes et des posadistes au FLN en Algérie dans les années 1960, des healystes à la Jamahiriya en Libye dans les années 1970, des pablistes et des grantistes au PASOK en Grèce, des grantistes à l’ANC en Afrique du Sud dans les années 1980 et 1990, etc. Aujourd’hui, dans ce pays, les cliffistes (KL) soutiennent une scission de 2013 de l’ANC tout aussi nationaliste, l’EFF.
Or, pour ouvrir la voie de la révolution socialiste et construire le parti ouvrier révolutionnaire en Afrique du Sud, l’avant-garde doit s’opposer à l’Alliance tripartite au pouvoir depuis 1994, au front populaire de la confédération syndicale et du parti réformiste d’origine stalinienne avec le parti nationaliste bourgeois. Elle doit appeler les organisations de masse issues de la classe (COSATU, SACP…) à rompre avec la bourgeoisie, toute la bourgeoisie (DA, ANC, EEF, …).
De même, les communistes internationalistes devaient, durant la révolution portugaise de 1974-1975, appeler le PS et le PCP à rompre avec l’armée bourgeoise, en même temps qu’ils devaient opposer aux gouvernements MFA-PCP ou MFA-PS la centralisation de tous les comités ouvriers surgis dans tout le pays malgré les deux partis réformistes.
La revendication adressée systématiquement à la vieille direction : « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir ! » est un instrument extrêmement important pour dévoiler le caractère traître des partis et organisations de la 2e et de la 3e Internationales, ainsi que de l’Internationale d’Amsterdam. (Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la 4e Internationale, 1938, GMI, p. 28)
Au Venezuela, en 2008, face à la création du PSUV, un parti nationaliste bourgeois, par le bonaparte Chavez et à sa volonté d’intégrer les syndicats à l’État bourgeois « bolivarien », les communistes devaient se battre pour préserver l’indépendance du mouvement ouvrier (politique et syndical).
Évidemment, les vieux partis ouvriers bourgeois et les nouveaux mouvements sociaux-chauvins dissimulent leur fonction et leur nature. Ils se présentent comme ceux qui, réalistes, obtiennent des réformes.
Les centristes cautionnent cette mystification. Selon eux, la bureaucratie (syndicale ou politique) ne trahit pas. Elle est seulement inconséquente. Elle ne va pas assez loin parce qu’elle se contente des réformes, du « programme minimum ».
Un parti ouvrier bourgeois est un parti qui a encore dans son programme une perspective officiellement socialiste, défendant les intérêts des travailleurs. (CRI / France, Discussion avec le CCI-T, 2005, le CRI est devenu la CLAIRE)
Les partis bourgeois basent leur programme sur la défense ouverte de la propriété des moyens de production alors que les partis ouvriers exigent leur socialisation. Les partis ouvriers bourgeois réformistes avancent la socialisation des moyens de production comme programme maximum, bien que dans sa politique. (PRS Argentine, Discussion avec le CoReP, 2012, le PRS est devenu le PCO)
Il faudrait donc prendre au sérieux ce que racontent les réformistes sur eux-mêmes. Ainsi, les réformistes seraient ceux qui font des réformes ou ceux qui se réclament du socialisme. Ce bricolage empirique et idéaliste n’a rien à voir avec l’histoire du mouvement ouvrier, ni la théorie marxiste.
On ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination… Non, on part des hommes dans leur activité réelle. (Engels & Marx, L’Idéologie allemande, 1845, partie I, ES, p. 20)
De même que, dans la vie privée, on distingue ce qu’une personne dit ou pense d’elle-même et ce qu’elle est et fait réellement, il faut distinguer entre la phraséologie et les prétentions des partis, leur constitution d’une part et leurs intérêts véritables d’autre part. (Marx, Le 18 Brumaire, ch. 3, 1851, ES, p. 48)
Le social-réformisme est, en réalité, la trahison
Les véritables partis ouvriers (communistes, révolutionnaires, internationalistes) ont une ambition bien plus grande que la collectivisation (nationale) des moyens de production.
Alors la libération de chaque individu en particulier se réalisera exactement dans la mesure où l’histoire se transformera complètement en histoire mondiale. C’est de cette seule manière que chaque individu en particulier sera délivré de ses diverses limites nationales et locales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier, (y compris la production intellectuelle) et mis en état d’acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier dans tous ses domaines (création des hommes). La dépendance universelle, cette forme naturelle de la coopération des individus à l’échelle de l’histoire mondiale, sera transformée par cette révolution communiste en contrôle et domination consciente de ces puissances qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu’ici, comme si elles étaient des puissances foncièrement étrangères, et les ont dominés. (Engels & Marx, L’Idéologie allemande, 1845, partie I, ES, p. 36)
Ils visent un nouveau mode de production (mondial) sans État et sans classe, où les producteurs associés décideront à l’avance de la production et de la répartition.
Dans la société communiste, il faut que la société calcule à l’avance la quantité de travail, des moyens de production et de subsistance qu’elle peut employer à des entreprises. (Marx, Le Capital, livre II, ES poche, ch. 16, p. 276)
La prise du pouvoir par la classe ouvrière à la tête de tous les travailleurs et l’expropriation des capitalistes constituent les conditions de la transition au socialisme (c’est en ce sens la révolution d’Octobre 1917 était socialiste). Elle ne débouche pas immédiatement sur le socialisme-communisme (le socialisme était impossible dans la seule URSS arriérée, dévastée par les interventions étrangères et la guerre civile contre les Blancs, sans extension de la révolution à l’ouest de l’Europe). Le socialisme-communisme requiert un développement des forces productives de manière à libérer le temps des êtres humains pour contrôler l’économie et s’épanouir.
Le temps libre, disponible est la richesse même, d’une part pour jouir des produits, d’autre part pour l’activité libre, activité qui n’est pas déterminée, comme le travail, par la contrainte d’une finalité extérieure qu’il faut satisfaire… (Marx, Théories sur la plus-value, 1861-1863, « Opposition aux économistes », ES, t. 3, p. 301)
Or ce mouvement d’émancipation est entravé non seulement par la bourgeoisie elle-même et son appareil d’État, mais pas ses agents dans la classe ouvrière. Les centristes omettent que le social-réformisme concerne autant les appareils syndicaux que les partis politiques. Lénine parle parfois de « partis ouvriers bourgeois » pour désigner les deux. En tout cas, l’opportunisme des directions syndicales a les mêmes racines que celui des partis travaillistes et sociaux-démocrates (puis celui des partis staliniens, « communistes » chauvins) : la cristallisation de bureaucraties corrompues par la bourgeoisie à l’époque du capitalisme décadent.
Pour les mêmes raisons qui, à de rares exceptions, avaient fait de la sociale-démocratie, au compte de la bourgeoisie, une organisation empêchant le prolétariat d’accomplir la révolution, les syndicats se révélèrent la plupart du temps, pendant la guerre, intégrés à l’appareil militaire de la bourgeoisie. Ils l’aidèrent à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité… Enchaînés par un appareil bureaucratique éloigné des masses, les syndicats ont non seulement trahi la cause de la révolution sociale, mais aussi celle de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. (2e congrès de l’IC, « Le mouvement syndical, les comités d’usine et la 3e Internationale », août 1920, thèse 1, Quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, Librairie du travail, p. 53)
Préparer la révolution exige tout autant le combat contre la face syndicale de l’opportunisme et du social-chauvinisme que sa face politique.
Il faut absolument déshonorer complètement et faire chasser des syndicats tous les incorrigibles chefs de l’opportunisme et du social-chauvinisme. Il est impossible de conquérir le pouvoir politique (et il ne faut pas essayer de prendre le pouvoir) aussi longtemps que cette lutte n’a pas été poussée jusqu’à un certain degré. (Lénine, « La Maladie infantile du communisme », 1920, ch. 6, OEuvres t. 31, p. 46-47)
Même dans les pays dominés, la bureaucratie « réformiste » (le PT du Brésil, le PS du Chili, le PCCh du Chili, la plupart des appareils syndicaux…) pervertit les organisations ouvrières, trahit la cause. Il est d’autant plus nécessaire de distinguer les bonapartes (issus généralement de l’armée, donc du centre de l’État bourgeois) et le mouvement ouvrier qui doit en rester indépendant.
Dans la mesure où le capitalisme impérialiste crée dans les pays coloniaux et semi-coloniaux une couche d’aristocratie et de bureaucratie ouvrière, celle-ci sollicite le soutien de ces gouvernements comme protecteurs et tuteurs et parfois comme arbitres. Cela constitue la base sociale la plus importante du caractère bonapartiste et semi-bonapartiste des gouvernements dans les colonies, et en général dans les pays « arriérés ». (Trotsky, Les Syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, août 1940, OCI, p. 26)
Un programme écrit n’a pas la même fonction pour les communistes internationalistes et pour les agents de la bourgeoisie au sein des travailleurs. Pour l’organisation révolutionnaire, il s’agit de dialoguer avec la classe ouvrière et de préciser ses propres perspectives. Par contre, pour les réformistes, cela n’est qu’un bout de papier destiné à duper les masses, très éloigné de ce qu’ils font et feront. Par conséquent, qu’un parti ou un syndicat « réformiste » se réclame du socialisme ou du marxisme n’est pas déterminant, même si c’est un indice de la place de l’organisation et de l’intensité de la lutte des classes.
Par exemple, la direction bureaucratique de la Fédération américaine du travail (AFL) des États-Unis interdisait l’adhésion aux socialistes. Sa scission de 1938, le Congrès des organisations industrielles (CIO), ne se réclamait pas du socialisme ; avec la guerre froide, il s’est mis à expulser les communistes. L’AFL-CIO unifiée en 1955 faisait allégeance au capitalisme, se prononçait contre tout parti ouvrier, se mettait au service du Parti démocrate, ne réclamait pas l’égalité des droits pour les Noirs, dénonçait le communisme. Elle n’en restait pas moins une organisation ouvrière dans laquelle les communistes devaient militer.
Lénine a voté pour l’admission du Parti travailliste de Grande-Bretagne dans l’Internationale ouvrière en dépit du fait que ce parti ne réclamait pas du socialisme.
L’idéalisme aboutit à des absurdités. Selon la logique de l’ex-CRI et de l’ex-PRS, le SPD d’Allemagne était « ouvrier », puisqu’il se réclamait alors du socialisme et même du marxisme, lors de ses pires crimes, quand il a soutenu la guerre en 1914, quand il a fait écraser la révolution prolétarienne en 1919 et fait assassiner, entre autres, les communistes internationalistes Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Leo Jogiches. Par contre, il serait devenu purement et simplement « bourgeois » en 1959 à son congrès de Bad Godesberg à cause d’un simple texte, parce qu’il y fait son allégeance à la Constitution de la RFA, au christianisme et à « l’économie de marché ».
Il ne faut pas confondre la phraséologie et les prétentions des chefs des syndicats et des partis « réformistes », leurs promesses et leurs justifications mensongères, avec leur pratique, avec ce qu’ils font, avec leur véritable programme.
Le courant social-chauvin ou opportuniste ne peut ni disparaître ni revenir au prolétariat révolutionnaire. Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce « parti ouvrier bourgeois » invoquera avec véhémence le nom de Marx. (Lénine, « L’impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 130)
Ne pas se fier aux mots est d’autant plus nécessaire que des partis bourgeois peuvent aussi promettre des « réformes » (qu’ils ne mèneront jamais) et même employer le terme « révolution » ou « socialisme » (pour berner les masses). Le livre du président français Macron s’appelle Révolution. Le fascisme italien et le fascisme allemand se présentaient comme anticapitalistes et révolutionnaires.
Dissolution des sociétés anonymes… suppression de toute forme de spéculation… paiement des dettes du vieil État par les possédants… interdiction de travailler pour les enfants de moins de 16 ans… réorganisation du système de production par la voie associative… (« Revendications de l’Union italienne du travail », 1919, cité par Paris, Les Origines du fascisme, 1968, Flammarion, p. 83-84)
La suppression de l’esclavage de l’intérêt… la nationalisation de toutes les entreprises appartenant aujourd’hui à des trusts… une participation aux bénéfices des grandes entreprises… la remise immédiate des grands magasins à l’administration communale et leur location, à bas prix, aux petits commerçants… la promulgation d’une loi permettant l’expropriation, sans indemnité, de terrains à des fins d’utilité publique. (« Programme en 25 points du Parti national-socialiste », 1920, cité par Steinert, L’Allemagne nationale-socialiste, 1972, Richelieu, p. 97-98)
Pour les communistes internationalistes, le prétendu réformisme ne défend aucunement « les intérêts des travailleurs » ou « le programme minimum ».
Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même. (Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, 1898, Œuvres, Maspero, t. 1, p. 73)
Les partis « réformistes » sont, par leur programme véritable, par leur action, des partis bourgeois.
Certes, le Parti travailliste est en majeure partie composé d’ouvriers. Mais, est-il véritablement un parti politique ouvrier ? Cela ne dépend pas seulement de la question de savoir s’il est composé d’ouvriers, mais également quels sont ceux qui le dirigent et quel est le caractère de son action et de sa tactique politique. Seuls ces derniers éléments nous permettent de juger si nous sommes en présence d’un véritable parti politique du prolétariat. De ce point de vue, le seul juste, le Parti travailliste est un parti foncièrement bourgeois, car, bien que composé d’ouvriers, il est dirigé par des réactionnaires, par les pires réactionnaires, qui agissent tout à fait dans l’esprit de la bourgeoisie ; c’est une organisation de la bourgeoisie, organisation qui n’existe que pour duper systématiquement les ouvriers. (Lénine, « Discours au 2e congrès de l’Internationale communiste sur l’affiliation au Parti travailliste », 6 août 1920, OEuvres, t. 31, p. 267)
Les révolutionnaires s’opposent au prétendu réformisme parce que les bureaucraties des partis et des syndicats, dans le meilleur des cas, freinent la lutte de classe (donc limitent l’ampleur des « réformes » que les travailleurs peuvent arracher). Plus souvent, ils la sabotent, si bien que la défaite annule tout ou partie des conquêtes et des acquis antérieurs… La seule solution positive est qu’un parti vraiment ouvrier, c’est-à-dire révolutionnaire, les supplante dans la classe ouvrière et renverse la bourgeoisie, comme en Russie en 1917.
Milieu du XIXe siècle : pour l’indépendance de classe
Engels et Marx, quand ils parlent de parti ouvrier, tantôt l’entendent au sens restreint (l’organisation politique), tantôt au sens large (mouvement ouvrier). Puisqu’il n’y a pas encore de réformisme cristallisé quand ils deviennent communistes, ils ne voient pas d’opposition entre les deux aspects. Ils saisissent les oppositions qu’ils rencontrent comme l’expression d’illusions sur la bourgeoisie démocratique, surtout par le biais de la démocratie petite-bourgeoise, soit comme l’expression de sectes qui sont inévitables au début du mouvement.
La révolution européenne de 1848-1849 les amène à préciser l’orientation envers le mouvement démocratique, à rectifier le programme de la Ligue des communistes (Manifeste du parti communiste) rédigé fin 1847. La révolution démocratique est avortée en Allemagne et en Autriche, la plus grande partie de la bourgeoisie choisissant le compromis avec la monarchie plutôt que la révolution, ce qui conduit à sauver la monarchie absolue, et la première velléité de révolution prolétarienne est écrasée en France par la bourgeoisie qui prépare ainsi, à son détriment, le coup d’État et le second empire.
La Ligue des communistes, organisation clandestine par force, n’avait plus de raison d’être pour Marx en mai 1848. La plupart de ses militants construisirent, non sans succès, des « associations ouvrières » publiques. Engels et Marx choisirent de rentrer dans l’Association démocratique de Cologne et du Comité démocratique de Rhénanie qui regroupaient bourgeois libéraux (au sens politique) et petite-bourgeoisie démocratique. Marx quitta les organisations démocratiques en mai 1849.
Après la défaite, la Ligue des communistes reconstituée tira les leçons de la révolution et de la contre-révolution européennes : Les Luttes de classes en France, janvier-octobre 1850 ; Statuts de la Société universelle des communistes révolutionnaires, avril 1850 ; Circulaire du comité central à la Ligue, mars 1850 ; Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1851-1852 ; Le 18 Brumaire, 1851-1852… La stratégie encore vague du Manifeste est précisée : hostilité à tout putsch, prise en charge de la révolution démocratique par le prolétariat allié avec la paysannerie et les travailleurs indépendants des villes, unité pour le combat pratique avec la bourgeoisie et la petite bourgeoisie démocratiques contre la monarchie et la réaction sans bloc politique, indépendance politique du prolétariat vis-à-vis de la bourgeoisie et même de la petite-bourgeoisie démocratique, armement des travailleurs, transformation de la révolution démocratique nationale en révolution sociale internationale
Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot, sitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploiter seul la victoire commune. (Marx, « Adresse du CC à la Ligue », mars 1850, Œuvres choisies, Progrès, t. 1, p. 189)
Tout le reste de leur vie, Engels et Marx défendront l’indépendance de la classe ouvrière, contre Lassalle en Allemagne qui négocie dans le dos de la classe ouvrière avec Bismarck, contre la majorité des blanquistes qui se rallient à un candidat bonaparte, le général Boulanger.
Les ouvriers parisiens, dans leur majorité, se sont comportés d’une façon tout simplement lamentable et on ne peut qu’être attristé pour leur conscience de classe socialiste lorsqu’on observe que 17 000 voix seulement vont à un candidat socialiste, tandis qu’un guignol et un démagogue comme Boulanger obtient 240 000 voix. (Bebel, « Aus Norddeutschland », 29 janvier 1889, cité dans Engels et Marx, Le Mouvement ouvrier français, Maspero, t. 2, p. 133)
Le boulangisme en France et la question irlandaise en Angleterre sont les deux grands obstacles sur notre chemin, les deux questions secondaires qui empêchent la formation d’un parti ouvrier indépendant. (Engels, « Lettre à Laura Lafargue », 8 octobre 1889, Engels et Marx, La IIIe République, ES, p. 231)
Fin du XIXe siècle : la difficile coexistence entre communistes et opportunistes
Les partis ouvriers-bourgeois ont en commun d’avoir pour origine les efforts historiques de la classe ouvrière (ouvriers, employés, techniciens, etc.) pour s’opposer politiquement à la bourgeoisie, à ses partis (y compris à son aile libérale, au sens de démocrate), voire à son État. Mais ils ont connu des chemins différents au « réformisme ». Que l’on entende par-là que le cadre du capitalisme est le meilleur qui soit et qu’il convient d’y améliorer le sort de la classe ouvrière par des « réformes » ou bien que des « réformes » permettront d’atteindre le socialisme progressivement dans le cadre de la nation (plus ou moins destinée à servir alors d’exemple à l’univers), en utilisant l’État qui serait au-dessus des classes.
Certains ont été d’emblée réformistes, car ils sont nés dans l’hostilité au marxisme et à la révolution (le LP d’Australie en 1891, le LP de Grande-Bretagne en 1906…). Ce dernier est apparu quand le capitalisme britannique dominait le monde. Les syndicats obtenaient des concessions pour une partie des salariés. Une « aristocratie ouvrière » de travailleurs anglais syndiqués sur une base de métier estimait avoir plus en commun avec les patrons qu’avec les autres ouvriers, moins qualifiés ou irlandais.
Durant la période du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise avait dans une certaine mesure partagé les bénéfices du monopole. Les bénéfices étaient inégalement répartis entre eux ; la minorité privilégiée empochait le plus gros, mais même la grande masse en touchait au moins un bout temporairement, de temps en temps. (Engels, « England in 1845 and in 1885 », février 1885, Engels & Marx, Articles on Britain, Progress, p. 394)
Au début, les syndicats britanniques se contentaient de faire pression sur le Liberal Party (Parti libéral), le parti de la bourgeoisie démocratique. Par déception, ils constituèrent en 1899 un organisme politique, le Comité de représentation du travail (LRC), qui présente quelques candidats, mais pour mieux négocier avec le Parti libéral. Les trois organisations « socialistes » de l’époque participèrent à la fondation du LRC. La Fédération social-démocrate (SDF) se réclamait du marxisme, mais la Société fabienne (FS) et le Parti du travail indépendant (ILP) étaient réformistes : la FS était étatiste et technocratique, l’ILP était chrétienne et parlementariste.
En fait, l’histoire du LRC se confond largement avec celle des manoeuvres politiques pour parvenir à des accords avec les libéraux. Que cela inclût souvent le choix de candidats « modérés » de préférence aux socialistes était quelque chose que les stratèges du LRC (MacDonald et Keir Hardie) était prêts à accepter facilement… Il est notable que les chefs du LRC trouvaient tous plus facile d’envisager de s’associer aux libéraux qu’aux marxistes de la SDF. (Miliband, Parliamentary socialism, 1961, Merlin, p. 19-20)
En 1901, la SDF quitta à tort le LRC, avant de devenir le BSP qui végéta jusqu’à la guerre. En 1906, le LRC se nomma Labour Party (Parti travailliste). L’ILP, qui avait misé sur le LP, se développa jusqu’à comprendre plusieurs milliers de membres.
Contrairement aux partis travaillistes, d’autres partis politiques ouvriers furent fondés sur la base du marxisme et dans le but affiché de guider la révolution sociale de la classe ouvrière : dans le cadre de l’IO, le SAP de 1875 en Allemagne à l’origine du SPD et de Die Linke ; dans le cadre de l’IC, le SACP de 1921 en Afrique du Sud, le SEKE de Grèce en 1918 à l’origine du KKE actuel (par le biais du PC dit « de l’extérieur » ou « tankiste » qui célèbre à nouveau Staline depuis 1995) et de Syriza (par l’intermédiaire de la Synapsimós et précédemment du parti « communiste » dit « de l’intérieur » ou « eurocommuniste ») ; les deux fractions staliniennes étaient réunies en 1989 pour gouverner avec le parti bourgeois ND.
Tout parti ouvrier révolutionnaire nait des efforts internationalistes de l’aile la plus consciente de la classe ouvrière. De telles organisations ne s’opposaient pas aux conquêtes politiques du peuple ni aux revendications économiques des travailleurs, mais ils soutenaient que ces réformes étaient le résultat de la lutte des classes, fragiles et devaient servir de marchepied à un but plus grand, mondial, le renversement final de la bourgeoisie, le pouvoir des travailleurs, l’association libre des producteurs.
Entre ces deux pôles, d’autres partis, à leur apparition, étaient ambigus quant à leurs références théoriques et programmatiques : le PSOE d’Espagne en 1879 à l’origine du PSOE actuel et du PCE-IU ; POB-BWP de 1885 en Belgique à l’origine du PS et du SPA aujourd’hui totalement séparés ; la SFIO de 1905 à l’origine du PS actuel, du PCF et de LFI de France… Ces partis étaient partagés de manière plus ou moins confuse entre révolutionnaires et réformistes.
En France, dans le mouvement socialiste divisé de la fin du XIXe siècle, les « opportunistes » ou « possibilistes » (Malon, Brousse, Allemane, Jaurès…) s’affrontent aux « collectivistes » ou « marxistes » (Deville, Lafargue, Guesde…).
Le point de litige est purement de principe : faut-il conduire la bataille comme une lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie ou est-il permis de manière tout à fait opportuniste ou possibiliste de laisser tomber le caractère de classe du mouvement et du programme partout où l’on peut obtenir plus de voix ou de partisans ? C’est en faveur de quoi Malon et Brousse se sont prononcés, sacrifiant le caractère de classe prolétarien et rendant la séparation inévitable. Et c’est bien ainsi. Le prolétariat se développe partout au travers de luttes internes. (Engels, « Lettre à Bebel », 28 octobre 1882, Engels & Marx, Le Mouvement ouvrier français, Maspero, t. 2, p. 111)
Le conflit se poursuit en France au sein du Parti socialiste, unifié en 1903 par l’Internationale, mais le courant guesdiste et le blanquisme se sclérosent et sombrent dans le patriotisme.
À l’époque précédant la guerre, le Parti socialiste français se présentait, sur ses sommets directeurs, comme l’expression la plus complète et la plus achevée de tous les côtés négatifs de la 2e Internationale : l’aspiration continuelle vers la collaboration des classes (le nationalisme, la participation à la presse bourgeoise, les votes de crédits et de confiance à des ministères bourgeois, etc.) ; attitude dédaigneuse ou indifférente à l’égard de la théorie socialiste, c’est-à-dire des tâches fondamentales sociales révolutionnaires de la classe ouvrière ; le respect superstitieux à l’égard des idoles de la démocratie bourgeoise (la république, le parlement, le suffrage universel, la responsabilité du ministère, etc., etc.) ; l’internationalisme ostentatoire et purement décoratif, allié à une extrême médiocrité nationale, au patriotisme petit-bourgeois et, souvent, à un grossier chauvinisme. (Trotsky, « Pour le 2e congrès mondial de l’IC », 22 juillet 1920, Le Mouvement communiste en France, Minuit, p. 81)
Fin du XIXe siècle et début du XXe : la bureaucratie ouvrière
Les syndicats et les partis, même coiffés par une internationale, restent étroitement nationaux. La pratique réelle du mouvement ouvrier européen de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (négociations syndicales avec le patronat, campagnes électorales et activité parlementaire…) semble, du moins jusqu’à la révolution russe de 1905, éloignée de la grève générale, de l’armement du peuple, de l’insurrection, en fait de toute révolution sociale.
Dès 1889, les partis ouvriers nationaux se réunirent en congrès à Paris et créèrent la 2e Internationale. Mais le centre de gravité du mouvement ouvrier était placé entièrement, à cette époque, sur le terrain national, dans le cadre des États nationaux, sur la base de l’industrie nationale, dans le domaine du parlementarisme national. Plusieurs décennies de travail, d’organisation et de réformes engendrèrent une génération de cadres dont la majorité acceptait en paroles le programme de la révolution sociale, mais y avaient renoncé en fait et s’étaient enfoncés dans le réformisme, dans une adaptation servile à la domination de la bourgeoisie. (« Manifeste », 6 mars 1919, 1er congrès de l’Internationale communiste, EDI, 1974, p. 213)
S’adaptant à cette période, Eduard Bernstein déclenche à partir de 1896 une polémique au sein du SPD et de l’Internationale.
Le but, quel qu’il soit, n’est rien pour moi, le mouvement est tout. (Bernstein, « La théorie de l’effondrement et la politique coloniale », janvier 1898, cité par Bo Gustafsson, Marxismus und Revisionismus, Europäische Verlagsanstalt, 1972, p. 108).
Il révise ouvertement et systématiquement la doctrine officielle : hostilité à la dialectique, réfutation de la théorie de la valeur, pronostic de la disparition de grandes crises économique, élargissement numérique de la classe capitaliste et développement des classes intermédiaires, socialisme basé sur une simple exigence morale, perspective de transformation graduelle et pacifique du capitalisme, démocratisation de l’État… (Problèmes du socialisme, 1898 ; Les Prémisses du socialisme, 1899).
Jean Jaurès (PSI de France) est indifférent mais Gueorgui Plekhanov (POSDR de Russie) lance une contre-offensive vigoureuse qui oblige August Bebel et Karl Kautsky à condamner au congrès de Paris de l’IO (1900) les positions de Bernstein, tout en refusant de l’exclure du parti. À cette occasion, Luxemburg (SDKP de Pologne et SPD) se distingue par la profondeur de sa critique, malgré son jeune âge (27 ans).
Le LP de Grande-Bretagne demande en 1908 à adhérer à l’Internationale ouvrière. Il ne se réclame pas du socialisme. Au Bureau socialiste international de l’IO, Karl Kautsky (SPD d’Allemagne) le fait accepter. Lénine (POSDR de Russie) vote pour dans la mesure où il amorce une rupture avec la bourgeoisie (en se constituant en parti et présentant ses propres candidats aux élections dans certaines circonscriptions). Mais Lénine refuse de propager des illusions sur ce parti.
La deuxième partie de la résolution de Kautsky est erronée car, en fait, il n’est pas vrai que le Parti travailliste soit réellement indépendant du Parti libéral et qu’il mène une politique de classe vraiment autonome… (Lénine, « La session du Bureau socialiste international », 16 octobre 1908, Œuvres t. 15, Progrès, p. 251-252)
Avec la mutation du capitalisme ascendant en impérialisme de la fin du XIXe siècle en Europe, du début du XXe en Amérique du nord et au Japon, l’opportunisme change de nature. L’État bourgeois, renforcé, se met à entretenir délibérément des relations avec les sommets du mouvement ouvrier. Les partis socialistes hétérogènes comme le PS-SFIO et même les partis se réclamant encore du marxisme comme le SPD sombrent dans le réformisme originel de la plupart des syndicats et des partis travaillistes.
L’Allemagne de Guillaume II offrait aux réformistes des possibilités de sinécures personnelles dans les organismes parlementaires, les municipalités, les syndicats et autres postes. La défense de l’Allemagne impériale était la défense d’une auge bien pleine dans laquelle la bureaucratie ouvrière conservatrice enfouissait le groin. (4e Internationale, Manifeste, 1940, GMI, p. 24)
Cependant, lors des congrès de l’Internationale ouvrière, les révolutionnaires résistent aux opportunistes qui reflètent la pression de la bourgeoisie sur les sections. Il en est ainsi sur la participation à des gouvernements bourgeois, sur le colonialisme, sur la guerre. La résolution adoptée par l’IO à son 7e congrès (Stuttgart, 1907) comprend un amendement soumis par Lénine (POSDR / Russie), Martov (idem) et Luxemburg (SDKP / Pologne).
Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, les socialistes ont de devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. (Encyclopédie de l’Internationale ouvrière, Quillet, 1913, p. 58)
Mais il n’y a aucune fraction organisée, aucune coordination internationale durable.
La part de Lénine au congrès socialiste de Stuttgart est bien connue. On sait qu’à cette occasion, il chercha avec l’aide de Rosa Luxemburg à convoquer en une réunion particulière les délégués marxiste-révolutionnaires résolus à marquer leur opposition avec la tactique réformiste de certains dirigeants. Cette tentative fut, sinon un échec, du moins une réussite discutable, le nombre de délégués ayant répondu à cette initiative était resté très faible. En revanche, Lénine obtenait des succès dans ses interventions à la réunion du Bureau socialiste international ; par exemple, il obtint que soit repoussée la demande d’admission des sionistes socialistes. (Haupt, « Correspondance entre Lénine et Huysmans », Cahiers du monde russe et soviétique, octobre 1962)
Au sein des partis nationaux, sauf ceux qui sont qui scissionnent bien avant la guerre (SDKP en Pologne, POSDR-Bolchevik en Russie, PSDB-Tesnyats en Bulgarie…), les éléments révolutionnaires sont en fait muselés par le « centre » qui couvre l’aile opportuniste qui incarne la « bureaucratie ouvrière », c’est-à-dire les permanents des syndicats et du parti, les élus et les journalistes. Produite de l’époque impérialiste, la bureaucratie ouvrière (au sens qu’elle contrôle des organisations ouvrières de masse) est une couche socialement petite-bourgeoise (intermédiaire entre les classes fondamentales) et politiquement bourgeoise (une agence de la bourgeoisie au sein du prolétariat).
Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère, au Parlement et dans différentes commissions, dans les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et d’obédience bourgeoise, voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des partis ouvriers bourgeois. (Lénine, « L’impérialisme et la scission du socialisme », novembre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 129)
La guerre inter-impérialiste de 1914 à 1918 (puis la révolution et la contre-révolution en Ukraine, en Finlande, en Hongrie, en Allemagne… de 1917 à 1919) rendent impossible la poursuite de la coexistence entre réformistes et révolutionnaires au sein des mêmes partis.
La bureaucratie ouvrière et les compagnons de route petits-bourgeois ne pouvaient soumettre le mouvement ouvrier qu’en reconnaissant en paroles les objectifs révolutionnaires et la tactique révolutionnaire… Cette contradiction était un abcès qui devait percer un jour et qui a été percé… Ceux qui ont voté les crédits de guerre, qui sont entrés dans les gouvernements et ont soutenu l’idée de défense de la patrie en 1914-1915 ont trahi le socialisme… (Lénine, « L’opportunisme et la faillite de la 2e Internationale », janvier 1916, OEuvres, Progrès, t. 22, p. 118-119)
XXe siècle : la scission du mouvement ouvrier par les sociaux-chauvins
Quand la Première guerre mondiale éclata, l’aile opportuniste, sociale-chauvine, après avoir trahi la cause prolétarienne et rallié sa bourgeoisie, n’a pas hésité à s’appuyer sur l’État contre ses opposants restés internationalistes.
Les masses attirées sous les bannières de la sociale-démocratie et des syndicats en vue de livrer combat au capital ont été, par ces organisations précisément, placées sous le joug de la bourgeoisie comme elles ne l’avaient jamais été depuis qu’existe le capitalisme moderne. (Luxemburg, « Scission, unité et démission », janvier 1917, Correspondance, Maspero, t. 2, p. 156)
La guerre a aussi brisé les distinctions antérieures entre travaillisme et sociale-démocratie (et aussi entre « marxistes » affichés et prétendus « syndicalistes-révolutionnaires »). Les internationalistes sont regroupés en 1915 par Lénine, Radek et Zinoviev dans la Gauche de Zimmerwald. Cela prépare la victoire de la révolution russe en 1917, qui permet de lancer en 1919 l’Internationale communiste (IC), délimitée des sociaux-patriotes (qui collaborent avec la bourgeoisie contre la révolution) et les centristes (qui refusent de rompre avec les précédents).
La révolution russe de 1917 contraint les chefs réformistes et les bureaucraties politiques à ruser avec la classe ouvrière qui lui est d’instinct favorable. Ces manœuvres sont d’autant plus efficaces qu’il n’y a pas face à eux un parti ouvrier révolutionnaire comme le Parti bolchevik qui a organisé l’insurrection en octobre 1917, quand il est devenu majoritaire dans les soviets, pour renverser le gouvernement PKD-PM-PSR et remettre le pouvoir aux soviets.
En 1918, quand la révolution éclate en Allemagne, le SPD et l’USPD, majoritaires dans les conseils de soldats et d’ouvriers, constituent un « conseil des commissaires du peuple » dont le nom est calqué sur le pouvoir des soviets en Russie. Le président du « conseil », Ebert est en même temps le chancelier du Reich désigné par l’héritier du trône Max de Bade.
Le 10 novembre, la dualité de pouvoir aboutissait ainsi à un sommet unique, un gouvernement à double face ; soviétique pour les ouvriers, bourgeoise et légale à l’égard de l’appareil d’État, des classes dirigeantes, de l’armée et de l’Entente… Dès le 10 novembre, le maréchal Hindenburg télégraphie aux chefs militaires que l’état-major est décidé à collaborer avec le chancelier pour « éviter l’extension du bolchevisme terroriste en Allemagne ». (Broué, Révolution en Allemagne, 1971, Minuit, p. 173)
Les dirigeants du SPD Ebert et Scheidemann, en lien avec les grands capitalistes et l’état-major, sauvent la propriété privée, la presse bourgeoise et l’appareil d’État, puis ils donnent l’ordre d’écraser en janvier 1919 l’insurrection prématurée de la SB-KPD qui vient juste de se séparer de l’USPD. Avec plusieurs centaines de travailleurs révolutionnaires, Liebknecht, Luxemburg et Jogiches (KPD) sont assassinés.
En 1918, le Parti travailliste de Grande-Bretagne (LP) se réfère vaguement au socialisme tout en remaniant ses statuts pour soumettre plus étroitement la base à la bureaucratie.
Ce remaniement était évidemment particulièrement peu au goût de la gauche travailliste, qui était ainsi condamnée à une tutelle permanente. La gauche du parti tira quelque consolation et un peu d’espoir grâce à l’insertion dans les statuts de la fameuse clause 4 socialiste qui engageait formellement le parti à « assurer pour les travailleurs manuels ou intellectuels les fruits de leur activité et par conséquent la distribution la plus équitable possible, sur la base de la propriété collective des moyens de production ». (Miliband, Parliamentary Socialism, 1961, Merlin, p. 60)
Quand la bourgeoisie britannique envoie des troupes en Russie contre la révolution socialiste, le LP proteste mais refuse d’agir. La direction du LP, qui s’affiche pourtant comme le parti de toute la classe ouvrière et abrite différents groupes réformistes, rejette en 1920 la demande d’adhésion du jeune Parti communiste…
En 1920, en France, lors du congrès où le PS-SFIO décide d’adhérer à l’Internationale communiste, la minorité réformiste n’hésite pas à déclarer : « La dictature du prolétariat, nous en sommes partisans ». (Blum, « Discours au congrès de Tours », décembre 1920, cité par Lefranc, Le Mouvement socialiste, Payot, t. 2, p. 235). La référence à la « dictature du prolétariat » n’est qu’une contrefaçon. En pratique, elle n’empêche pas les scissionnistes de s’allier en 1924 avec le Parti radical (PR), le grand parti bourgeois « de gauche » dans le « Cartel des gauches ».
La bourgeoisie a besoin d’agents au sein de la classe ouvrière, quitte à concéder des libertés démocratiques aux travailleurs et des prébendes aux bureaucraties ouvrières. Sinon, si elle veut faire l’économie des bureaucraties ouvrières, il faut qu’elle abandonne le pouvoir aux mains d’une junte militaire ou au fascisme, ce qui ne va pas sans risque.
La grande bourgeoisie qui ne constitue qu’une fraction infime de la nation ne peut se maintenir au pouvoir sans appui dans la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne, c’est-à-dire parmi les derniers représentants des anciennes couches moyennes, et dans les masses qui constituent aujourd’hui les nouvelles couches moyennes. À l’heure actuelle, cet appui revêt deux formes principales, politiquement antagoniques, mais historiquement complémentaires : la social-démocratie et le fascisme. Divisée, la grande bourgeoisie allemande hésite aujourd’hui. Les désaccords internes ne portent que sur le choix du traitement à appliquer aujourd’hui à la crise sociale. La thérapeutique sociale-démocrate rebute une partie de la grande bourgeoisie, parce que ses résultats ont un caractère incertain et qu’elle risque d’entraîner de trop grands frais généraux (impôts, législation sociale, salaires). L’intervention chirurgicale fasciste apparaît à l’autre partie trop risquée… (Trotsky, « Le tournant de l’Internationale Communiste et la situation en Allemagne », 26 septembre 1930, Contre le fascisme, Syllepse, p. 112-113)
Le coup de tonnerre de la victoire du fascisme en Allemagne en 1933, à cause de la politique criminelle du SPD et du KPD, conduit aussi à un tournant à gauche de la « 2e Internationale » reconstituée. Des courants centristes émergent ou se renforcent au sein de ses partis. Mais, sauf dans les cas où les bolcheviks-léninistes captent les aspirations des ouvriers et des étudiants socialistes pour les orienter vers une nouvelle internationale, les courants centristes régressent dans le réformisme d’origine ou rejoignent le stalinisme tout aussi contre-révolutionnaire que leur maison-mère.
Le PS-SFIO et le PCF-SFIC devenu à son tour patriote en 1935 s’allient avec le Parti radical sur un programme de maintien du capitalisme français et de défense de l’État bourgeois, celui du « Front populaire ». La « dictature du prolétariat » du PS et du PCF n’empêche pas Blum d’exercer le pouvoir en 1936-1937 avec le soutien de Thorez pour sauver la bourgeoisie menacée par la grève générale et son empire colonial ébranlé par les mouvements d’émancipation nationale.
XXe siècle : le stalinisme empoisonne le mouvement ouvrier
Avec la dégénérescence de l’URSS arriérée et isolée, les partis communistes créés dans le cadre de l’IC du temps de Lénine et de Trotsky convergent à partir de 1924 avec le réformisme, au point d’adopter en 1934 leur patriotisme et leur stratégie d’alliance avec la bourgeoisie (rebaptisée « front populaire »).
Par la transformation social-patriotique du stalinisme, toute distinction entre la 2e Internationale et la 3e Internationale a pratiquement disparu. (« L’Évolution de l’Internationale communiste », juillet 1936, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 1, p. 170))
Staline dissout, sans même un congrès, la 3e Internationale en 1943. L’Internationale réformiste constituée en 1920 (IOS) est paralysée à partir de 1935, les partis travaillistes et sociaux-démocrates du nord de l’Europe, étant hégémoniques dans leur classe ouvrière, sont hostiles aux fronts populaires, alors que ceux confrontés à un fort parti stalinien y sont favorables. Certains partis intermédiaires entre l’IOS et l’IC constituent en 1932 une internationale centriste (CMRI, dit Bureau de Londres) qui capitule devant les fronts populaires et s’oppose par conséquent à la 4e Internationale. Elle s’effondre avec la 2e Guerre mondiale.
L’Internationale socialiste est fondée en 1944 sur la base du ralliement aux Alliés dans la guerre inter-impérialiste, puis à l’impérialisme américain lors de la guerre froide. Relancée par les mêmes partis que l’IOS d’avant la deuxième guerre mondiale, elle n’est plus une internationale ouvrière car elle intègre une dizaine de partis bourgeois des pays dominés. Par exemple, le RCD de Ben Ali n’a été exclu qu’après la révolution tunisienne de 2011. Et certains courants socialistes sont intégrés à un parti bourgeois, comme Sanders ou les DSA qui sont membres du Parti démocrate aux EU, parti soutenu de l’extérieur par ce qui reste du parti stalinien CPUSA.
Les partis vautrés depuis longtemps dans la démocratie bourgeoise ou ceux qui étaient soumis au Kremlin, tous nationalistes, n’ont jamais oeuvré au pouvoir des travailleurs et au socialisme mondial. Au mieux, ils ont exproprié le capital en instaurant la domination totalitaire d’une caste bureaucratique privilégiée sur les producteurs. Le plus souvent, ils ont géré loyalement le capitalisme au compte de la bourgeoisie, comme le PCF et le PS en 1944-1946, en 1981-1984, en 1997-2002. Ils ont ainsi préparé, parfois avec des partis centristes (USPD, POUM, MIR…), les conditions politiques de l’écrasement du prolétariat par la classe dominante comme en Allemagne en 1919 et en 1933, en Espagne en 1937, en Indonésie en 1965, au Chili en 1973… Parfois, ils ont participé directement à la répression du mouvement révolutionnaire, comme le PSR et le PM en Russie en 1917, le SPD en Allemagne en 1919, le PCE-PSUC en Espagne en 1937, le PCV au Vietnam en 1945, le SED en Allemagne en 1953, la SFIO en 1956 en Algérie, le PCC en Chine en 1968, le POUP en Pologne en 1971, le PCC en 1989…
Le socialisme dans un seul pays est impossible. Au fil du temps, les bureaucraties étatiques ont cédé de plus en plus à la pression économique, idéologique, politique et militaire de l’impérialisme dans les années 1970 et 1980, en Yougoslavie, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, en Allemagne… Dans les années 1990, la réintroduction du capitalisme dans les deux principaux États ouvriers, la Russie et la Chine, y liquida la propriété collective des moyens de productions et transforma une partie de la caste bureaucratique usurpatrice en capitalistes. La bourgeoisie mondiale exploita au maximum cette défaite de la classe ouvrière mondiale, y compris sur le terrain idéologique, en ajoutant de la confusion dans la conscience des masses assimilant la défaite de la bureaucratie à la défaite du socialisme. Inévitablement, les partis réformistes à la remorque de leur bourgeoisie accentuèrent alors leur intégration idéologique et programmatique au capitalisme. La plupart des partis réformistes ont abandonné toute référence au socialisme : voir, entre autres, le plan de juillet 2017 de Schulz (SPD), le manifeste de mai 2017 de Corbyn (Parti travailliste), le programme de décembre 2016 de Mélenchon (LFI). Le centrisme lui-même, qui s’aligne sur les appareils réformistes, a été déporté sur la droite : des organisations ont disparu de la scène politique, d’autres ont pris leur distance avec la révolution russe et le bolchevisme, l’armement du peuple et la dictature du prolétariat.
La restauration du capitalisme en Russie et en Chine en 1992 par la bureaucratie stalinienne a annulé aussi l’opposition qui datait de la « guerre froide » entre les partis ouvriers-bourgeois qui servaient directement « leur » bourgeoisie et acceptaient l’hégémonie impérialiste américaine (comme le PS-SFIO en France) et les partis « marxistes-léninistes » qui étaient liés à la bourgeoisie mondiale indirectement, par leur dépendance à l’égard des bureaucraties usurpatrices des États ouvriers dégénérés (comme le PCF en France). Elle a aussi estompé le clivage, parmi ces derniers, entre la minorité qui avait choisi les subventions et le soutien de la Chine et la majorité qui était restée fidèle à l’URSS.
La plupart des partis staliniens qui menaient la guérilla dans les campagnes ont désarmé (dont les FARC de Colombie en 2016). Certains ont participé à des gouvernements bourgeois (PCUN-M du Népal en 2008-2009, en 2010-2013, en 2016) ou le font encore (FSLN du Nicaragua, SACP d’Afrique du Sud).
XXIe siècle : le réformisme sans réforme
Tous les partis réformistes contemporains sont, selon le qualificatif de Daniel De Leon repris par Lénine, des « partis ouvriers-bourgeois ».
Le « parti ouvrier bourgeois » est inévitable et typique dans tous les pays impérialistes. (Lénine, « L’Impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 128)
Les partis réformistes sont ouvriers par leur origine et les liens qu’ils conservent avec la classe ouvrière par l’adhésion directe, par les syndicats ou de manière plus distendue par les élections ; bourgeois par leur programme, par leur politique. En effet, cette dernière est décidée par une bureaucratie, un appareil qui contrôle le parti, au lieu d’être au service du parti ouvrier.
L’existence détermine la conscience. La bureaucratie ouvrière est partie intégrante de la société bourgeoise… Les députés jouissent d’importants privilèges. Les bureaucrates syndicaux reçoivent de hauts salaires. Tous sont enchaînés à leur bourgeoisie par des liens permanents, à sa presse, à ses entreprises dans lesquelles nombre de ces messieurs participent directement. (Trotsky, « La 2e Internationale à la veille de la nouvelle guerre », 29 juillet 1939, Contre le fascisme, Syllepse, p. 675)
Les bureaucrates syndicaux et politiques sont les agents de la bourgeoisie. Cela fait du parti une courroie de transmission de la classe dominante dans la classe ouvrière, au lieu qu’il serve les intérêts d’ensemble des travailleuses et travailleurs contre la classe dominante. Autrement dit, les partis dits réformistes ne sont pas des partis qui octroient des réformes favorables aux travailleurs, comme ils le prétendent, mais des partis qui trahissent la classe ouvrière.
Quand des conquêtes politiques et économiques ont été obtenues à l’issue de la 2e Guerre mondiale, ce n’est pas grâce aux partis ouvriers bourgeois et aux directions syndicales, c’est à cause de l’armement du peuple en Grèce, en Italie et en France, à la menace de la révolution prolétarienne. Que les gouvernements soient dirigés par des partis bourgeois ou des partis réformistes est assez secondaire.
Dans la période suivante, celle des « trente glorieuses », la bourgeoise des pays impérialistes a concédé d’autres avantages, grâce à la prospérité économique et à la surexploitation des prolétaires des pays dominés, mais toujours sous la pression de la classe ouvrière, de la jeunesse en formation, des minorités ethniques… Les partis réformistes deviennent « keynésiens », mais il en est de même des grands partis bourgeois à l’époque.
Mais les acquis, s’ils ne sont pas garantis par la prise du pouvoir par les producteurs, restent fragiles. Avec la baisse du taux de profit des années 1960, la dislocation du système monétaire international de Bretton-Woods en 1971-1973, le retour de la crise mondiale de 1973, l’inflation galopante… les bourgeoisies décident une contre-offensive facilitée par le chômage de masse et justifiée par l’idéologie du libéralisme. Les économistes néo-classiques, les journalistes aux ordres et les politiciens bourgeois n’hésitent pas à nommer « reformes », par antiphrase, les contre-réformes, le démantèlement des acquis sociaux.
Alors, les « réformistes », une fois de plus, ont montré qu’ils ne défendent pas les intérêts des travailleurs et n’appliquent pas le programme minimum. Face au chômage de masse et aux menaces de délocalisation, les bureaucraties syndicales se sont mises à négocier les attaques contre les salariés à tous les niveaux, du site au pays entier. Alors, les partis réformistes ont, quand ils allaient au pouvoir, privatisé, rogné les conquêtes sociales, de manière guère différente des gouvernements des partis bourgeois traditionnels.
Les opportunistes sociaux-démocrates ne connaissent qu’une seule politique : celle de l’adaptation passive. Dans les conditions du capitalisme décadent, il ne leur reste qu’à livrer une position après l’autre, à réduire leur programme déjà misérable, diminuer leurs revendications et même y renoncer totalement, battre en retraite toujours plus loin… (4e Internationale, Manifeste, 1940, GMI, p. 25)
Les « réformistes » se divisent, comme leur bourgeoisie, sur les accords régionaux (dont le plus avancé est l’Union européenne), les traités de libre-échange, les migrations, les alliances militaires…
Au lendemain de la guerre, les travaillistes britanniques se soucient peu de l’Europe et s’appuient essentiellement sur leur empire colonial tout en lorgnant vers les États-Unis ; les socialistes allemands dénoncent d’abord à travers un discours foncièrement nationaliste toute perspective européenne. (Michel Dreyfus, « Les socialismes européens de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du socialisme réel », Actuel Marx, 1er semestre 1998)
En outre, les dirigeants des partis politiques ouvriers bourgeois au lieu d’être d’anciens ouvriers ou employés, sont de plus en plus recrutés dans les mêmes établissements qui forment l’élite bourgeoise (par exemple, Blair sortait d’Oxford, Hollande de l’ENA…). Les experts en communication y jouent un rôle grandissant, comme dans les partis bourgeois traditionnels.
Comme les gouvernements des partis réformistes appellent aussi « réformes » les contre-réformes pour redresser le taux de profit, ils se réfugient derrière la modernisation sociétale (discrimination positive, droit à l’avortement, mariage homosexuel, etc.) qui, aussi progressiste soit-elle, n’affecte pas la rentabilité du capital… et peut tout aussi bien être menée par des partis bourgeois.
Par conséquent, les liens avec la classe ouvrière se sont souvent distendus. Certains passent du « socialisme dans un seul pays » au capitalisme dans un seul pays, renchérissant dans le chauvinisme pour tenter de retrouver une audience électorale (KKE de Grèce, LFI de France…) et désignent comme ennemi principal l’Union européenne. Mais ils brouillent les frontières de classe et jouent avec le feu.
Chacune des déclarations patriotiques de Blum, Zyromski, Thorez apporte de l’eau au moulin du nationalisme et, en dernière analyse, aide Hitler… Combattre le fascisme avec les armes du nationalisme n’est rien d’autre que de l’huile jetée sur le feu. (Trotsky, « Qui défend l’URSS ? Qui aide Hitler ? », 29 juillet 1935, Contre le fascisme, Syllepse, p. 487)
L’évolution du réformisme (usure de la plupart des vieux partis ou « populisme » affiché des nouveaux mouvements) estompe la différence entre partis ouvriers et partis bourgeois. Elle facilite, faute d’une alternative révolutionnaire de type bolchevik, la montée des mouvements écologistes, cléricaux, xénophobes…
Sans combat contre le réformisme, pas de révolution possible
Pourtant, bien des formations se réclament aujourd’hui de Marx, Lénine et Trotsky. Mais, au lieu d’affronter les agences de la bourgeoisie et de tracer la voie de partis ouvriers révolutionnaires et internationalistes, les courants intermédiaires, centristes, du mouvement ouvrier refusent, comme les gauchistes, de combattre les bureaucraties opportunistes et chauvines.
Les centristes rampent à plat ventre devant les opportunistes, qui sont étrangers au prolétariat en tant que classe, qui sont les serviteurs, les agents de la bourgeoisie, les véhicules de son influence alors que, s’il ne s’affranchit pas d’eux, le mouvement ouvrier restera un mouvement ouvrier bourgeois. (Lénine, « L’Impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 123)
En pratique, les contrefaçons du trotskysme et les maoïstes défroqués :
•s’intègrent fréquemment aux appareils corrompus des syndicats : un cas remarquable est celui de Jean-Paul Mercier, dirigeant national de LO / France et porte-parole de la CGT automobile, ce qui explique que LO ait participé avec le NPA et les POI au sabotage par les bureaucraties de la CGT et de FO du mouvement contre la loi travail du gouvernement PS-PRG en 2016.
La politique que proposait la direction de la CGT correspondait au mouvement lui-même, au niveau de la mobilisation. (Lutte de classe, juillet 2016)
•cautionnent les tentatives de telle ou telle fraction des vieux partis ouvriers bourgeois de continuer à duper les travailleuses et les travailleurs sous une nouvelle étiquette (ERG au Danemark, IU en Espagne, PRC en Italie, DL en Allemagne, Syriza en Grèce, PSOL au Brésil, Podemos en Espagne, LFI en France…),
Depuis le début des années 80, la révolution ne fait plus partie des plans, c’est la raison pour laquelle notre ami Daniel Bensaïd a reconnu que nous entrions dans une époque d’« éclipse stratégique ». Dans les années 90, avec la chute du mur de Berlin, nous nous concevions essentiellement comme des militants en résistance. D’une certaine manière, nous sommes passés du résistancialisme à l’anticapitalisme à travers le mouvement altermondialiste et plus encore lorsqu’a éclaté la crise de 2008. En ce sens, je ne ressens pas le besoin de me définir comme révolutionnaire. (Pastor, fondateur de l’ex-LCR / Espagne aujourd’hui membre de Podemos, « Entrevue », Le Vent se lève, 21 août 2017)
•essaient de bâtir eux-mêmes de nouveaux partis réformistes (PTB-PVDA en Belgique, PT-POI en France, TUSC en Grande-Bretagne, NPA en France, AAA-PBP en Irlande, LU en Grande-Bretagne, FIT en Argentine, BE au Portugal, AWP au Pakistan, SAlt aux États-Unis…),
•rejoignent le nationalisme petit-bourgeois (SSP en Ecosse, CUP en Catalogne, QS au Québec…) ou bourgeois (UCK au Kosovo, PKK en Turquie, PSUV au Venezuela, FP en Tunisie…).
À la recherche éperdue de substituts à la classe ouvrière et de raccourcis à la construction du parti révolutionnaire, les pseudo-trotskystes contemporains combinent dans des proportions variables :
- la confiance dans l’État bourgeois : capacité des élections et des référendums de bouleverser la situation en faveur des travailleurs, appels à l’ONU pour des interventions militaires « humanitaires », demande de lois et de mesures contre les fascistes, soutien aux policiers (DSM en Afrique du Sud, SPEW et SAp en Grande-Bretagne, LO et GlC en France, etc.),
- la version moderne de « le mouvement est tout, le but n’est rien » (Bernstein) avec l’addition « des luttes », la superposition de « mouvements » de toutes sortes sans révolution, qui laissent intacts l’exploitation capitaliste et l’État bourgeois,
- « l’antilibéralisme » keynésien, étatiste et protectionniste, jusqu’à refuser la liberté de circulation et d’établissement des réfugiés, des travailleurs et des étudiants (SL aux États-Unis, SPEW en Grande-Bretagne, etc.)
- la capitulation devant les bureaucraties syndicales y compris quand elles négocient des attaques contre les salariés, le soutien à leurs diversions comme les « journées d’action »,
- un « anti-impérialisme » mythifié que certains étendent aux nouveaux démagogues latino-américains (Chavez-Maduro, Morales…), aux despotes arabes sanglants vendus à l’impérialisme russe (comme Al-Assad fils) ou aux islamo-fascistes qui écrasent toute organisation ouvrière et qui persécutent les minorités (jusqu’à présenter Al-Qaida/Al-Nosra/Fatah-al-Cham comme menant une « révolution » en Syrie).
Aux classes sociales, au mouvement ouvrier et à ses divisions cristallisées à l’époque du déclin capitaliste sont substituées des catégories journalistiques et superficielles : « la gauche » (qui mélange allègrement la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie et le prolétariat) ; « un parti radical » membre de « la gauche radicale » (une notion élastique qui englobait hier Tsipras et Varoufakis et aujourd’hui s’étend au cacique du Parti démocrate Sanders et au réformiste de Sa Majesté Corbyn) ; un « parti utile » selon la nouvelle terminologie de la « 4e Internationale » pabliste (mais « utile » à quelle classe ?)…
Notre compréhension du rôle et des tâches de la Quatrième Internationale au niveau national est que notre but est de construire des partis utiles pour la lutte de classes. (CEI, « Rôles et tâches de la 4e Internationale », Inprecor, mai 2017)
Des partis utiles ont existé et existent encore bel et bien… Peut-on nier que l’existence du PYD au Kurdistan de Syrie a été un facteur clé dans la capacité de résistance kurde, symbolisée par la bataille de Kobané ? L’expérience révolutionnaire est en effet trop complexe pour n’autoriser qu’une seule synthèse intégrale et ne s’incarner que dans un seul parti. Ce pluralisme révolutionnaire peut s’exprimer de diverses manières (pluralité de partis, coalition permanente, courants au sein d’un parti), mais il n’est pas passager – il est là pour durer. (Rousset, « Réflexions sur la question du parti », Inprecor, mai 2017)
Pour combattre les complices syndicaux des exploiteurs économiques du prolétariat, pour combattre ses exploiteurs politiques comme Hollande, Mélenchon, Bachelet, Tsipras, Corbyn, Sánchez, Iglesias, Di Rupo, Mertens, etc. il ne suffit pas de les dénoncer. Il faut démontrer aux masses, qui apprennent avant tout par l’expérience, que les dirigeants actuels doivent être changés, que des conseils doivent naître et qu’une internationale ouvrière révolutionnaire doit être bâtie. Cela impose :
- exceptionnellement, l’entrée dans un parti centriste ou réformiste,
- parfois, le mot d’ordre de « parti ouvrier » (là où il existe des syndicats de masse mais pas de parti politique ouvrier),
- éventuellement, le vote pour les candidats réformistes quand les communistes ne peuvent avoir de candidat/e (sans jamais faire croire qu’une victoire électorale pourrait améliorer la situation des exploités),
- souvent, le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier » ou des variantes adaptées au pays, mais toujours basés sur la rupture avec la bourgeoisie,
- fréquemment, des tactiques de front unique ouvrier,
- toujours, un combat pied à pied dans les syndicats de masse contre leurs directions.
Reste que la condition de toute politique communiste envers le « réformisme » (syndical et politique) est de l’analyser pour ce qu’il est, une trahison, et de comprendre sa racine sociale, la corruption des appareils des organisations ouvrières de masse par les exploiteurs et leur transformation en bureaucraties qui sont des relais de la classe dominante au sein de la classe ouvrière.
Prêts à collaborer avec toutes les organisations, groupes, fractions qui évoluent réellement du réformisme ou du stalinisme vers la politique du marxisme révolutionnaire, nous déclarons en même temps que la nouvelle internationale ne peut permettre aucune tolérance envers le réformisme et le centrisme. (Opposition de gauche de l’IC, OSP / Pays-Bas, RSP / Pays-Bas, SAP / Allemagne, « Déclaration des quatre pour une nouvelle internationale », 1er septembre 1933, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 1, p. 100)