Marx antisémite ? Une falsification partagée par les sionistes et les antisémites

Périodiquement, toutes sortes de personnages douteux, peu portés à l’étude du Capital ou des textes de la Ligue des communistes et de la 1e Internationale, sortent de l’oubli un écrit de jeunesse de Karl Marx, À propos de la Question juive, pour prouver l’antisémitisme de son auteur.

Un ouvrage d’un journaliste du quotidien bourgeois Le Figaro, en est l’exemple le plus récent :

« L’humanisme réel » déployé dans « La Question juive » est révolutionnaire dans ce sens qu’il fusionne une promesse d’émancipation (de l’humanité) avec un programme d’éradication (du judaïsme – c’est-à-dire du juif dans son identité). Non pas que Marx sous-entende que, par soi, la « suppression » du juif entraînerait la fin du capitalisme. Mais un impensé organiciste anime secrètement ses diatribes : à ses yeux, protéger la communauté, c’est d’abord la protéger du juif, puisque le juif est le premier responsable du capitalisme qui la corrompt. (Alexis Lacroix, Le Socialisme des imbéciles, La Table ronde, 2005)

De cette manière, Lacroix étaye la thèse contemporaine des sionistes et des partis bourgeois démocratiques selon laquelle tout antisionisme est un antisémitisme. Ce n’est pas nouveau : le philosophe américain Dagobert Runes publiait en 1960 le texte de Marx en l’intitulant : A world without Jews (Un monde sans Juifs) de manière à faire croire que Marx était un adepte de la « solution finale » nazie du « problème juif » (voir Hal Draper, Karl Marx’s theory of revolution, v. 1, 1977).

De manière symétrique, les antisémites islamistes et fascistes citent le texte de Marx pour cautionner leur mythe stupide et nauséabond d’un complot juif mondial. Un modèle du genre est le site Radio Islam fondé par l’antisémite Ahmed Rami. Ce site, qui a collaboré plus d’une fois avec des fascistes de différents pays, présente sur le même plan La Question juive du jeune Marx et un faux fabriqué par les services secrets tsaristes (Les Protocoles des sages de Sion), le pamphlet antisémite du capitaliste américain Ford, les délires antisémites du leader noir américain Farrakhan (qui a probablement trempé dans l’assassinat de Malcom X), des discours du raciste français Drumont (qui fut une des inspirateurs des nazis)…

Anachronisme et inculture, amalgames et contresens sont la règle dans ces entreprises malveillantes.

Marx n’est pas né marxiste

Marx écrit ses deux articles, réunis sous le titre À propos de la Question juive», en 1843dans la revue Deutsch-Französische Jarbücher (Annales franco-allemandes). On peut les trouver dans le recueil de textes de Marx intitulé par Rubel, selon sa classification contestable, Philosophie, en collection de poche Folio Esais ou e dans la collection Bibliothèque de la Pleïade (les deux chez Gallimard).

Le jeune Marx y critique l’opinion de Bruno Bauer selon laquelle les Juifs ne peuvent obtenir l’émancipation politique, du fait de leur religion, et défend l’émancipation politique des Juifs. Le livre de Marx est surtout une critique de l’idéalisme de Bauer, un jalon vers la rupture de Marx avec le mouvement des Jeunes Hégéliens et le radicalisme bourgeois. Fin 1843, il reconnaît dans le prolétariat l’acteur social de l’émancipation humaine. En 1844, il commence à collaborer avec Friedrich Engels, déjà lié au chartisme, le mouvement ouvrier britannique. La même année, il fréquente les sociétés secrètes d’ouvriers parisiens. En 1845, il rédige les Thèses sur Feuerbach pour tirer au clair, pour lui-même, sa rupture avec les Jeunes Hegeliens. La même année, il rédige avec Engels L’Idéologie allemande, première élaboration du matérialisme historique.

En 1843, lorsque Marx parle des Juifs, il s’agit en réalité des Juifs croyants, du judaïsme, il ne s’agit pas d’une conception nationale, à fortiori raciale de la question juive, sur laquelle il ne se prononcera jamais, et pour cause : il n’existe à cette époque aucun mouvement nationaliste juif et un israélite qui se convertit au christianisme n’est plus conçu comme Juif.

En 1843, Marx fait des israélites un stéréotype sans sortir d’une image abstraite et caricaturale. C’est qu’il n’est pas totalement dégagé du mouvement des Jeunes Hégéliens qu’il critique encore dans leurs propres termes.

Le judaïsme est considéré par tous les auteurs de l’époque, Hegel, Feuerbach, Bauer et bien d’autres, comme symbole même de l’argent. (Gérard Bloch, note dans Franz Mehring, Vie de Karl Marx, t. 1, PIE, 1984)

Il faut donc se garder d’une lecture anachronique de ces articles, écrits bien avant 1933, et beaucoup plus datés que ses productions intellectuelles ultérieures.

Le jeune Marx contre Bauer, pour l’émancipation des juifs

Marx répond à Bauer dans le cadre de leur lutte commune contre le régime prussien absolutiste et chrétien, qui interdit aux Juifs les droits politiques accordés aux chrétiens. Pour Bauer, l’émancipation politique implique nécessairement l’abandon de la religion, du judaïsme, comme du christianisme. De plus, il accorde au christianisme un signe « plus » par rapport au judaïsme, qu’il décrit comme un judaïsme universalisé, dernière étape avant la disparition de la religion. Bauer fait de la question religieuse une question en soi et reste un idéaliste, au sens philosophique du terme. En pratique, Bauer ne soutient pas les revendications politiques des Juifs, il ne fait que les exhorter à renoncer à leur religion.

Marx commence par combattre cette absence de perspective pratique et les illusions démocratiques bourgeoises de Bauer :

Aussi ne disons-nous pas aux Juifs, avec Bauer : vous ne pouvez être politiquement émancipés, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : c’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et définitivement du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine. Si vous, Juifs, vous désirez votre émancipation politique sans vous émanciper vous-mêmes humainement, c’est que l’imperfection et la contradiction ne sont pas seulement en vous, mais ils sont inhérentes à l’essence et à la catégorie de l’émancipation politique.

Nulle trace d’antisémitisme, au contraire.

Le jeune Marx pour l’émancipation de toute l’humanité du règne de l’argent et de la religion

Le deuxième article de Marx, poursuit la polémique contre Bauer en approfondissant sa réflexion sur la société marchande. Reprenant l’argument de Bauer sur l’universalisation du judaïsme dans le christianisme, Marx étudie les rapports entre les marchands juifs et leur religion. Car la communauté judaïque, à cette époque en Allemagne, est principalement une communauté de marchands, religieux mis à part. Il n’est jamais question dans l’article d’une essence juive atemporelle, éternelle :

Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif. Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme.

Quant à l’assertion sur le « besoin pratique, l’égoïsme », elle n’a rien d’antisémite. Le penseur et poète juif Heine, ne dit pas autre chose :

C’est un spectacle étonnant de voir comment le peuple de l’esprit se libère progressivement de la matière, se spiritualise progressivement. Moïse donna en quelque sorte à l’esprit un rempart contre la pression réelle des peuples voisins ; tout autour du champ où il avait semé l’esprit, il planta la dure loi cérémonielle et une nationalité égoïste en guise de haie protectrice couverte d’épines. (cité par Jacques Aron, Karl Marx, antisémite et criminel ? Devillez, 2005)

Que dit Marx ? La religion des juifs allemands n’est que l’expression fantastique de la vie réelle, historiquement déterminée, des juifs allemands, qu’il réduit aux marchands, banquiers et usuriers juifs. Il faut dire que les Juifs ont été conduits vers les métiers de l’argent et du commerce par le christianisme féodal qui les interdisait aux chrétiens (voir Abraham Leon, La Conception matérialiste de la question juive, 1942, EDI). C’est donc le monde féodal, et non pas une quelconque « essence religieuse juive» qui est responsable de la situation. L’avènement de la société bourgeoise généralise les rapports d’argent, fait même de l’argent, le nouveau dieu de la société, ce qui dans le jargon philosophique du Marx de l’époque lui fait conclure : « L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme. »

Marx ne réduisait pourtant pas la genèse du capitalisme commercial au judaïsme, auquel les juifs ont contribué, certes, mais aussi d’autres communautés, lombarde, hanséatique, vénitienne, etc. C’est pourquoi Marx ne reprendra plus cette problématique après 1845. Marx n’est, en 1843, pas encore devenu « marxiste ». Il pense à partir de catégories philosophiques. Malgré son intention proclamée de chercher le « juif réel » derrière son essence religieuse, il n’atteint pas la réalité concrète, seulement une réduction, une « essence » économique, en lieu et place de l’essence religieuse. Dans L’Idéologie allemande, il fera la critique de l’« essence réelle » de l’homme idéalisée, la conscience de soi, tout aussi atemporelle et illusoire que son « essence religieuse ».

Les articles du jeune Marx, encore empêtrés dans la philosophie, ne disent en fait pas grand-chose à celle ou celui qui veut découvrir le marxisme. Ils ne sont qu’un jalon de son itinéraire intellectuel et politique, qui comprend une seule idées annonciatrice : la libération de l’homme implique d’en finir avec le capitalisme.

Aucun révolutionnaire marxiste n’a dévié de cet axe.

Le racisme antisémite : distillation chimiquement pure de la culture impérialiste

L’antisémitisme moderne, raciste, et non plus religieux, apparaît à la fin du 19e siècle, et deviendra une arme dans les mains de la bourgeoisie décadente, qui va abandonner son programme assimilationniste, héritage des Lumières.

A l’est de l’Europe, en Pologne et en Russie principalement, les communautés juives qui avaient été expulsées et repoussées ne se sont pas assimilées, ont été maintenues à l’écart. Mais le développement du capitalisme a brisé l’unité du peuple juif comme peuple –classe composé de commerçants et usuriers.

Un prolétariat juif s’est développé dans les communautés juives, ainsi que la culture et la langue yiddish. D’une certaine façon, le pronostic du jeune Marx s’est trouvé confirmé : les prolétaires et intellectuels juifs se sont organisés massivement pour le socialisme au sein du parti ouvrier juif, le Bund, ou directement au sein des fractions du parti socialiste russe POSDR fondé par Plekhanov, Lénine et Martov ou du parti socialiste polonais SDKPIL fondé par Luxemburg et Jogiches. Les ouvriers et un grand nombre d’intellectuels juifs comprenaient que la question des nations opprimées et des minorités nationales ne peut être résolue dans le cadre du système des nations créé par la bourgeoisie.

En 1917, Sverdlov, premier président de la République des soviets, était juif, comme le chef de l’Armée rouge, Trotsky. Les bolcheviks appliqueront avec succès le programme d’autonomie nationale juive prônée par le Bund. La révolution en Russie, ne pouvait par elle-même régler toute la question nationale juive, mais elle constituait un pas dans ce sens. La défaite de la révolution allemande et chinoise, la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne vont entraîner la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. La bureaucratie triomphante remettra en cause tant l’intégration que les droits des minorités nationales. Son porte-parole, Staline, encouragera plus d’une fois l’antisémitisme.

La trahison de la révolution européenne par les partis réformistes et staliniens a permis la victoire d’un parti raciste et contre-révolutionnaire dans le pays le plus puissant d’Europe. Cela a signifié, pour les Juifs, leur mise à mort industrielle dans les chambres à gaz nazies, aux côtés des Tziganes, des homosexuels, des militants ouvriers. Les bolcheviks-léninistes, dont un certain nombre d’origine juive, payèrent un lourd tribut aux massacres par les fascistes. Furent fusillés ou exterminés dans les camps, entre autres : Marcel Hic (France), Joseph Jakobovic (Autriche), Franz Kascha (Autriche), Abraham Leon (Pologne), Léon Lesoil (Belgique), Jean Meichler (France), Pantelis Pouliopoulos (Grèce), Henrik Sneevliet (Pays-Bas), Paul Wentley (Allemagne)…

Le combat des héritiers de Marx contre l’oppression nationale et le racisme

Trotsky avait annoncé de façon saisissante comment le sort de juifs s’est trouvé lié au maintien de l’impérialisme :

Le monde du capitalisme décadent est surpeuplé. La question de l’admission d’une centaine de réfugiés supplémentaires devient un problème majeur pour une puissance mondiale comme les États-Unis. A l’ère de l’aviation, du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision, les voyages d’un pays à l’autre sont paralysés par les passeports et les visas. Le gaspillage occasionné par le commerce mondial et le déclin du commerce national coïncident avec une monstrueuse intensification du chauvinisme et particulièrement de l’antisémitisme. A l’époque de son ascension, le capitalisme a sorti le peuple juif du ghetto et en a fait l’instrument de son expansion commerciale. Aujourd’hui, la société capitaliste en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix-sept millions d’individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c’est-à-dire moins de un pour cent, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! Au milieu des vastes étendues de terres habitables et des merveilles de la technique qui a conquis pour l’homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s’est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison. (Léon Trotsky, La Guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, 1940, GB)

Dés 1938, il écrivait ces lignes prémonitoires :

Le nombre de pays qui expulsent les Juifs ne cesse de croître. Le nombre de pays capables de les accueillir diminue (…) Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des Juifs.  (Léon Trotsky, Œuvres t. 19, 1938, ILT)

Et les militants révolutionnaires américains de la 4e Internationale de combattre pour la suppression des quotas d’immigrations pour les Juifs d’Europe, de lancer le mot d’ordre : « Ouvrez les portes ! ». Ce ne fut pas le cas des leaders sionistes, qui se sont toujours opposés à toute immigration des Juifs autre part qu’en Palestine :

Yitzhak Gruenbaum, président du comité mis en place par les sionistes, théoriquement pour enquêter sur la situation des juifs européens, déclarait : « lorsqu’on vient nous voir avec deux plans – sauver la masse de juifs d’Europe ou la rédemption de notre terre – je vote sans hésiter pour la rédemption de notre terre. (Ralph Schoenman, L’Histoire cachée du sionisme, 1988, Selio)

Le sionisme, idéologie nationaliste bourgeoise, n’a pas sauvé les Juifs. Les Juifs installés en Palestine avant la guerre n’ont dû leur salut qu’à une circonstance secondaire, la défaite des armées allemandes face aux troupes des impérialistes anglais.

L’Etat d’Israël, créé en 1948, repose sur la spoliation des Arabes palestiniens et implique leur oppression permanente, ainsi que le soutien militaire et financier direct des principales puissances capitalistes, au premier chef des Etats-Unis, à l’Etat colonisateur et relais de l’impérialisme au Proche-Orient. L’Etat bourgeois israélien n’a pas émancipé les Juifs de l’oppression sociale, ni nationale, dans la mesure où ils sont aussi hiérarchisés selon la partie du monde d’où ils ont migré, et le déni d’égalité aux Arabes répète, sur une plus grande échelle, ce que la monarchie prussienne a fait subir aux Juifs allemands jusqu’à la fin du 19e siècle. Citadelle pro impérialiste, l’Etat d’Israël n’a pas mis les Juifs en sécurité au Proche-Orient, c’est même le pays où ils sont le moins en sécurité aujourd’hui.

L’alternative socialisme ou barbarie, repli national ou fraternisation internationale des opprimés, vaut aujourd’hui comme hier. Les travailleurs juifs doivent rejeter le poison nationaliste et combattre l’Etat bourgeois sioniste, tout comme les travailleurs palestiniens doivent se débarrasser des nationalistes arabes, laïques ou religieux, qui ne peuvent que trahir leurs intérêts.

Sur le fascisme et l’antisémitisme : Révolution Socialiste n° 7-8, mars 2003 ; n° 15, mars 2005

Sur la Palestine et l’Etat sioniste : Révolution Socialiste n° 9-10, juin 2003 ; n°Une falsification partagée par les sionistes et les antisémites

Périodiquement, toutes sortes de personnages douteux, peu portés à l’étude du Capital ou des textes de la Ligue des communistes et de la 1e Internationale, sortent de l’oubli un écrit de jeunesse de Karl Marx, À propos de la Question juive, pour tenter de prouver… l’antisémitisme de son auteur.

Un ouvrage d’un journaliste du quotidien bourgeois Le Figaro, en est l’exemple le plus récent :

« L’humanisme réel » déployé dans « La Question juive » est révolutionnaire dans ce sens qu’il fusionne une promesse d’émancipation (de l’humanité) avec un programme d’éradication (du judaïsme – c’est-à-dire du juif dans son identité). Non pas que Marx sous-entende que, par soi, la « suppression » du juif entraînerait la fin du capitalisme. Mais un impensé organiciste anime secrètement ses diatribes : à ses yeux, protéger la communauté, c’est d’abord la protéger du juif, puisque le juif est le premier responsable du capitalisme qui la corrompt. (Alexis Lacroix, Le Socialisme des imbéciles, La Table ronde, 2005)

De cette manière, Lacroix étaye la thèse contemporaine des sionistes et des partis bourgeois démocratiques selon laquelle tout antisionisme est un antisémitisme. Ce n’est pas nouveau : le philosophe américain Dagobert Runes publiait en 1960 le texte de Marx en l’intitulant : A World without Jews (Un monde sans Juifs) de manière à faire croire que Marx était un adepte de la « solution finale » nazie du « problème juif » (voir Hal Draper, Karl Marx’s theory of revolution, v. 1, MRP, 1977).

De manière symétrique, les antisémites islamistes et fascistes citent le texte de Marx pour cautionner leur mythe stupide et nauséabond d’un complot juif mondial. Un modèle du genre est le site Radio Islam fondé par l’antisémite Ahmed Rami. Ce site, qui a collaboré plus d’une fois avec des fascistes de différents pays, présente sur le même plan La Question juive du jeune Marx et un faux fabriqué par les services secrets tsaristes pour fomenter les pogroms (Les Protocoles des sages de Sion), le pamphlet antisémite du capitaliste américain Ford, les délires antisémites du leader noir américain Farrakhan (qui a probablement trempé dans l’assassinat de Malcom X), des discours du raciste français Drumont (qui fut un des inspirateurs des nazis)…

Anachronisme et inculture, amalgames et contresens sont la règle dans ces entreprises malveillantes.

Marx n’est pas né marxiste

Marx écrit en 1843 les deux articles réunis sous le titre À propos de la Question juive dans les Deutsch-Französische Jarbücher (Annales franco-allemandes).

Le jeune Marx y réfute l’opinion de Bruno Bauer selon laquelle les Juifs ne peuvent obtenir l’émancipation politique, du fait de leur religion, et défend l’émancipation politique des Juifs. Le livre de Marx est surtout une critique de l’idéalisme de Bauer, un jalon vers la rupture de Marx avec le mouvement des Jeunes Hégéliens et le radicalisme bourgeois. Fin 1843, il reconnaît dans le prolétariat l’acteur social de l’émancipation humaine. En 1844, il commence à collaborer avec Friedrich Engels, déjà lié au chartisme, le mouvement ouvrier britannique. La même année, il fréquente les sociétés secrètes d’ouvriers parisiens. En 1845, il rédige les Thèses sur Feuerbach pour tirer au clair, pour lui-même, sa rupture avec les Jeunes Hégéliens. La même année, il rédige avec Engels L’Idéologie allemande, première élaboration du matérialisme historique.

En 1843, lorsque Marx, lui-même juif, parle des Juifs, il s’agit en réalité des Juifs croyants, du judaïsme, il ne s’agit pas d’une conception nationale, à fortiori raciale de la question juive, sur laquelle il ne se prononcera jamais, et pour cause : il n’existe à cette époque aucun mouvement nationaliste juif et un israélite qui se convertit au christianisme n’est plus considéré comme juif.

En 1843, Marx fait des israélites un stéréotype sans sortir d’une image abstraite et caricaturale. C’est qu’il n’est pas totalement dégagé du mouvement des Jeunes Hégéliens qu’il critique encore dans leurs propres termes.

Le judaïsme est considéré par tous les auteurs de l’époque, Hegel, Feuerbach, Bauer et bien d’autres, comme symbole même de l’argent. (Gérard Bloch, note dans Franz Mehring, Vie de Karl Marx, t. 1, PIE, 1984)

Il faut donc se garder d’une lecture anachronique de ces articles, écrits bien avant 1933, et beaucoup plus datés que ses productions intellectuelles ultérieures.

Le jeune Marx contre Bauer, pour
l’émancipation des Juifs

Le jeune Marx répond à Bauer dans le cadre de leur lutte commune contre le régime prussien absolutiste et chrétien, qui interdit aux Juifs les droits politiques accordés aux chrétiens. Pour Bauer, l’émancipation politique implique nécessairement l’abandon de la religion, du judaïsme, comme du christianisme. De plus, il accorde au christianisme un signe « plus » par rapport au judaïsme, qu’il décrit comme un judaïsme universalisé, dernière étape avant la disparition de la religion. Bauer fait de la question religieuse une question en soi et reste un idéaliste, au sens philosophique du terme. En pratique, Bauer ne soutient pas les revendications politiques des Juifs, il ne fait que les exhorter à renoncer à leur religion.

Marx commence par combattre cette absence de perspective pratique et les illusions démocratiques bourgeoises de Bauer :

Aussi ne disons-nous pas aux Juifs, avec Bauer : vous ne pouvez être politiquement émancipés, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : c’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et définitivement du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine. Si vous, Juifs, vous désirez votre émancipation politique sans vous émanciper vous-mêmes humainement, c’est que l’imperfection et la contradiction ne sont pas seulement en vous, mais sont inhérentes à l’essence et à la catégorie de l’émancipation politique.

Nulle trace d’antisémitisme, au contraire.

Le jeune Marx pour l’émancipation de toute l’humanité du règne de l’argent et de la religion

Le deuxième article de Marx, poursuit la polémique contre Bauer en approfondissant sa réflexion sur la société marchande. Reprenant l’argument de Bauer sur l’universalisation du judaïsme dans le christianisme, Marx étudie les rapports entre les marchands juifs et leur religion. Car la communauté judaïque, à cette époque en Allemagne, est principalement une communauté de marchands, religieux mis à part. Il n’est jamais question dans l’article d’une essence juive atemporelle, éternelle :

Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif. Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme.

Quant à l’assertion sur le « besoin pratique, l’égoïsme », elle n’a rien d’antisémite. Le penseur et poète juif Heine, ne dit pas autre chose :

C’est un spectacle étonnant de voir comment le peuple de l’esprit se libère progressivement de la matière, se spiritualise progressivement. Moïse donna en quelque sorte à l’esprit un rempart contre la pression réelle des peuples voisins ; tout autour du champ où il avait semé l’esprit, il planta la dure loi cérémonielle et une nationalité égoïste en guise de haie protectrice couverte d’épines. (cité par Jacques Aron, Karl Marx, antisémite et criminel ? Devillez, 2005)

Qu’affirme le jeune Marx ? La religion des Juifs allemands n’est que l’expression fantastique de la vie réelle, historiquement déterminée, des Juifs allemands, qu’il réduit aux marchands, banquiers et usuriers juifs. Il faut dire que les Juifs ont été conduits vers les métiers de l’argent et du commerce par le christianisme féodal qui les interdisait aux chrétiens (voir Abraham Leon, La Conception matérialiste de la question juive, 1942, EDI). C’est donc le monde féodal, et non pas une quelconque « essence religieuse juive» qui est responsable de la situation. L’avènement de la société bourgeoise généralise les rapports d’argent, fait même de l’argent, le nouveau dieu de la société, ce qui dans le jargon philosophique du Marx de l’époque lui fait conclure : « L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme. »

Marx ne réduisait pourtant pas la genèse du capitalisme commercial au judaïsme, auquel les Juifs ont contribué, certes, mais aussi d’autres communautés, lombarde, hanséatique, vénitienne, etc. C’est pourquoi Marx ne reprendra plus cette problématique après 1845. Marx n’est, en 1843, pas encore devenu « marxiste ». Il pense à partir de catégories philosophiques. Malgré son intention proclamée de chercher le « juif réel » derrière son essence religieuse, il n’atteint pas la réalité concrète, seulement une réduction, une « essence » économique, en lieu et place de l’essence religieuse. Dans L’Idéologie allemande, il fera la critique de l’« essence réelle » de l’homme idéalisée, la conscience de soi, tout aussi atemporelle et illusoire que son « essence religieuse ».

Les articles du jeune Marx, encore empêtrés dans la philosophie, ne disent en fait pas grand-chose à celle ou celui qui veut découvrir le marxisme. Ils ne sont qu’un jalon de son itinéraire intellectuel et politique, qui comprend une seule idée annonciatrice : la libération de l’homme implique d’en finir avec le capitalisme.

Aucun révolutionnaire marxiste n’a dévié de cet axe.

Le racisme antisémite : distillation chimiquement pure de la culture impérialiste

L’antisémitisme moderne, raciste, et non plus religieux, apparaît à la fin du 19e siècle, et deviendra une arme dans les mains de la bourgeoisie décadente, qui va abandonner son programme assimilationniste, héritage des Lumières.

A l’est de l’Europe, en Pologne et en Russie principalement, les communautés juives qui avaient été expulsées et repoussées ne se sont pas assimilées, ont été maintenues à l’écart. Mais le développement du capitalisme a brisé l’unité du peuple juif comme peuple-classe composé de commerçants et usuriers.

Un prolétariat juif s’est développé dans les communautés juives, ainsi que la culture et la langue yiddish. D’une certaine façon, le pronostic du jeune Marx s’est trouvé confirmé : les prolétaires et intellectuels juifs se sont organisés massivement pour le socialisme au sein du parti ouvrier juif, le Bund, ou directement au sein des fractions du parti socialiste russe POSDR fondé par Plekhanov, Lénine et Martov ou du parti socialiste polonais SDKPIL fondé par Luxemburg et Jogiches. Les ouvriers et un grand nombre d’intellectuels juifs comprenaient que la question des nations opprimées et des minorités nationales ne peut être résolue dans le cadre du système des nations créé par la bourgeoisie.

En 1917, Sverdlov, premier président de la République des soviets, était juif, comme le chef de l’Armée rouge, Trotsky. Les bolcheviks appliqueront avec succès le programme d’autonomie nationale juive prônée par le Bund. La révolution en Russie, ne pouvait par elle-même régler toute la question nationale juive, mais elle constituait un pas dans ce sens. La défaite de la révolution allemande et chinoise, la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne vont entraîner la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. La bureaucratie triomphante remettra en cause tant l’intégration que les droits des minorités nationales. Son porte-parole, Staline, encouragera plus d’une fois l’antisémitisme.

La trahison de la révolution européenne par les partis réformistes et staliniens a permis la victoire d’un parti raciste et contre-révolutionnaire dans le pays le plus puissant d’Europe. Cela a signifié, pour les Juifs, leur mise à mort industrielle dans les chambres à gaz nazies, aux côtés des Tziganes, des homosexuels, des militants ouvriers.

Les bolcheviks-léninistes, dont un certain nombre d’origine juive, payèrent un lourd tribut aux massacres par les fascistes. Furent fusillés ou exterminés dans les camps, entre autres : Marcel Hic (France), Joseph Jakobovic (Autriche), Franz Kascha (Autriche), Abraham Leon (Pologne), Léon Lesoil (Belgique), Jean Meichler (France), Pantelis Pouliopoulos (Grèce), Henrik Sneevliet (Pays-Bas), Paul Wentley (Allemagne)…

Le combat des héritiers de Marx contre l’oppression nationale et le racisme

Trotsky avait annoncé de façon saisissante comment le sort de Juifs s’est trouvé lié au maintien de l’impérialisme :

Le monde du capitalisme décadent est surpeuplé. La question de l’admission d’une centaine de réfugiés supplémentaires devient un problème majeur pour une puissance mondiale comme les États-Unis. À l’ère de l’aviation, du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision, les voyages d’un pays à l’autre sont paralysés par les passeports et les visas. Le gaspillage occasionné par le commerce mondial et le déclin du commerce national coïncident avec une monstrueuse intensification du chauvinisme et particulièrement de l’antisémitisme. À l’époque de son ascension, le capitalisme a sorti le peuple juif du ghetto et en a fait l’instrument de son expansion commerciale. Aujourd’hui, la société capitaliste en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix-sept millions d’individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c’est-à-dire moins de un pour cent, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! Au milieu des vastes étendues de terres habitables et des merveilles de la technique qui a conquis pour l’homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s’est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison. (Léon Trotsky, La Guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, 1940, GB)

Dès 1938, il écrivait ces lignes prémonitoires :

Le nombre de pays qui expulsent les Juifs ne cesse de croître. Le nombre de pays capables de les accueillir diminue (…) Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des Juifs.  (Léon Trotsky, Œuvres t. 19, 1938, ILT)

Et les militants révolutionnaires américains de la 4e Internationale de combattre pour la suppression des quotas d’immigrations pour les Juifs d’Europe, de lancer le mot d’ordre : « Ouvrez les portes ! ». Ce ne fut pas le cas des leaders sionistes, qui se sont toujours opposés à toute immigration des Juifs autre part qu’en Palestine :

Yitzhak Gruenbaum, président du comité mis en place par les sionistes, théoriquement pour enquêter sur la situation des Juifs européens, déclarait : « lorsqu’on vient nous voir avec deux plans – sauver la masse de Juifs d’Europe ou la rédemption de notre terre – je vote sans hésiter pour la rédemption de notre terre. (Ralph Schoenman, L’Histoire cachée du sionisme, 1988, Selio)

Le sionisme, idéologie nationaliste bourgeoise, n’a pas sauvé les Juifs. Les installés en Palestine avant la guerre n’ont dû leur salut qu’à une circonstance secondaire, la défaite des armées allemandes face aux troupes des impérialistes anglais.

L’État d’Israël, créé en 1948, repose sur la spoliation des Arabes palestiniens et implique leur oppression permanente, ainsi que le soutien militaire et financier direct des principales puissances capitalistes, au premier chef des États-unis, à l’État colonisateur et relais de l’impérialisme au Proche-Orient.

L’État bourgeois israélien n’a pas émancipé les Juifs de l’oppression sociale, ni nationale, dans la mesure où ils sont aussi hiérarchisés selon la partie du monde d’où ils ont migré, et le déni d’égalité aux Arabes répète, sur une plus grande échelle, ce que la monarchie prussienne a fait subir aux Juifs allemands jusqu’à la fin du 19e siècle. Citadelle pro-impérialiste, l’État d’Israël n’a pas mis les Juifs en sécurité au Proche-Orient, c’est même le pays où ils sont le moins en sécurité aujourd’hui.

L’alternative socialisme ou barbarie, repli national ou fraternisation internationale des opprimés, vaut aujourd’hui comme hier. Les travailleurs juifs doivent rejeter le poison nationaliste et combattre l’État bourgeois sioniste, tout comme les travailleurs palestiniens doivent se débarrasser des nationalistes arabes, laïques ou religieux, qui ne peuvent que trahir leurs intérêts.

décembre 2005, Laruelle et Couthon