Publié quelques semaines avant les élections présidentielles iraniennes du 12 juin 2009, l’ouvrage de Marie Ladier-Fouladi, chercheuse au CNRS et démographe de formation, présente l’Iran en compilant de nombreuses statistiques tout en apportant des informations sur ce pays présenté par les media impérialistes comme un ennemi, une puissance nucléaire menaçante. Alors que les Iraniens ont, comme tous les pays, le droit de se doter de la puissance nucléaire, les gouvernements des Sarkozy, Brown, Obama ou Merkel menacent Téhéran de sanctions, voire de guerre et de bombardements. Pourtant les puissances du Conseil de sécurité de l’ONU sont les premières menaces pour l’humanité, les Etats-Unis ayant tué grâce à la bombe H et ces pays impérialistes occupent aujourd’hui plusieurs pays comme l’Irak ou l’Afghanistan. Iran un monde de paradoxes nous donne l’occasion de mesurer l’évolution de la famille, des femmes et de la jeunesse depuis l’arrivée au pouvoir de Khomeiny, de revenir sur la fondation de la République islamique et sur les cliques et factions qui dominent depuis 30 ans la dictature fasciste religieuse établie sur la défaite de la révolution prolétarienne de 1978-1979. Un livre au but « démocratique » mais qui livre une étude fouillée de l’Iran d’aujourd’hui. Assez rare pour s’y arrêter.
Paradoxes et lutte de classes
Contrairement aux préjugés répandus par les mass media, les classes opprimées et exploités (ouvriers, paysans pauvres) tentent de résister face à l’inégalité et à l’oppression. Les femmes et la jeunesse sont deux fers de lance de cette lutte pour leurs droits les plus élémentaires. Mais faute de droits démocratiques, de droit de réunion et de manifestation, les résistances s’opèrent dans des cercles restreins (famille, quartier, université…) et sont soumises aux polices de mœurs de la dictature qui peut séparer deux jeunes se tenant la main dans la rue, interdire une fête mixte ou un concert et ont le droit de punir en public tout citoyen…
L’auteure montre que l’âge moyen du mariage a augmenté pour les femmes, que la polygamie n’est pas si fréquente (passé de 2,1% des mariages en 1986 à 0,5% en 2006), que le mariage consanguin se réduit. Toutefois, ces résistances sont largement limitées par l’ordre clérical qui a simplifié depuis 1979 le divorce en faveur des maris, réduit le droit à l’avortement et facilité la polygamie. Mais les femmes, dans la famille comme à l’extérieur, ne se sont pas laissées faire par le clergé musulman. Alors que leurs lois réactionnaires donnent aux femmes le rôle de reproduction et de gestion du cercle familiale, les statistiques expliquent le contraire. Le nombre d’enfants que les femmes décident d’avoir est très souvent décidé avec leurs conjoints. Pour preuve ce nombre est passé de 6,4 enfants par femme en 1986 à 1,9 en 2007 ! Selon l’étude de Marie Ladier-Fouladi, 74% des femmes utilisaient en 2000 un moyen de contraception en Iran, pourcentage en constante augmentation.
Les raisons de ces paradoxes tiennent, d’après nous, à la révolution prolétarienne de 1979 et au développement du capitalisme qui est contradictoire à l’idéologie réactionnaire et quasi-féodale du clergé. D’une part, les dirigeants religieux ne pouvaient pas annuler toutes les revendications issues de la révolution comme le droit aux études et l’égalité entre hommes et femmes pour y accéder, si bien que le nombre d’années d’études des femmes est passée de 1,9 an en 1976 à plus de 9 années en 2006. D’autre part, Khomeiny et ses fidèles curés cachent leur pouvoir économique de capitalistes et de rentiers derrière un discours clérical qui prétend unifier la nation et le peuple mais ils permettent et accordent tous les droits à l’exploitation capitaliste, y compris celle des femmes. C’est ainsi qu’en Iran, face à une crise économique quasi permanente (inflation, chômage de masse estimé à 25% de la population active), le salaire du mari ne suffit pas.
Le déclin important de la fécondité nous permet de faire l’hypothèse que la récession économique et la baisse du pouvoir d’achat d’une majorité des familles ont poussé un nombre croissant de femmes à contribuer au revenu familial en occupant une activité dans le marché informel. (page 65)
Moins soumises au patriarcat et intégrant de plus en plus directement le prolétariat, une partie des femmes a soutenu une pétition lancée en 2006 contre les discriminations légales des femmes iraniennes. La lutte pour avoir un million de signatures a eu une grande popularité bien que de nombreux militants et militantes aient été emprisonnées :
Les militants féministes d’origine turque ou kurde, étant de plus accusés d’appartenir aux groupes politiques indépendantistes, furent condamnées à de lourdes peines de prison. (page 80)
Les mollahs face à la jeunesse et la classe ouvrière
La jeunesse fut, dans les années 1970, un vivier pour la révolution iranienne. Affrontant le régime monarchique du Shah et sa police politique de tortionnaires (la Savak), les jeunes, en particulier dans les universités, ont joué un rôle déterminant par leurs grèves et leurs manifestations de 1977 à 1979. Ces luttes de la jeunesse, relayées par le mouvement révolutionnaire du prolétariat, ont fini par mettre à bas le régime soutenu par l’impérialisme américain en février 1979. Aujourd’hui encore, la jeunesse qui constitue « 35% de la population totale (soit 25 millions de personnes) recensée en 2006. » (page 85) est la hantise de la dictature bourgeoise devenue cléricale dont la police surveille et réprime tout mouvement. Soumise aux restrictions de plus en plus sévères du pouvoir, notamment avec le gouvernement Ahmadinejad depuis 2005, la jeunesse subit le chômage qui, sans statistiques officielles est estimé entre 30 et 40%. Les réprimandes les plus basses sont le lot quotidien des jeunes amoureux et de tous ceux qui aspirent à plus de libertés. Depuis plusieurs années, les jeunes se montrent disponibles pour la lutte politique contre le régime des mollahs.
En 1999, alors que les élections présidentielles de 1997 ont vu la victoire étonnante du « réformateur » Khatami massivement élu notamment par les voix de la jeunesse et des femmes, les étudiants se sont opposés aux mesures d’interdiction des journaux dits « réformateurs » religieux. Ceux-ci, plus enclins à réaliser les compromis avec l’impérialisme et laisser un peu plus de libertés individuelles, se sont associés à la répression. Le Guide suprême successeur de Khomeiny, Ali Khamenei, qui est le véritable détenteur du pouvoir d’Etat, a déclenché une terrible durant 5 jours contre les universités grévistes.
Les étudiants parlent de plusieurs morts, de quelques dizaines de blessés graves et d’arrestations. Le gouvernement ne reconnait qu’un seul tué côté étudiant. (page 205)
Mais le livre de Marie Ladier-Fouladi ne mentionne pas que ce mouvement (dont la commémoration est interdite chaque année, particulièrement en 2009) a fait naître des slogans hostiles à Ali Khamenei. La lutte étudiante de 1999 criait « Mort au dictateur ! ». Ce même cri fut lancé par les manifestants, dont beaucoup de jeunes, en juin 2009 contre le président « réélu » Ahmadinejad. A ce jour, plusieurs leaders du mouvement de 1999 sont toujours en prison. Tous ont subi des terribles tortures. L’un d’eux, Abkar Mahummadi est mort en 2006. Il reste difficile de savoir, sans syndicat indépendant du pouvoir ni droit de constituer de tels syndicats ou partis, ce que sont devenus les nombreux militants arrêtés et emprisonnés par le régime des mollahs. La police, les bandes armées par le régime (Bassidji), l’armée du régime (Pasdaran) et l’armée régulière sont plus que jamais les remparts des curés musulmans. Et les manifestations contre le régime, contre le président Ahmadinejad « réélu » et contre le Guide Khamenei qui a entériné les résultats truqués de 2009, ont toujours été une préoccupation de la bourgeoisie cléricale iranienne.
En novembre 2008, les forces de l’ordre ont organisé une « grande manœuvre » de six jours à Téhéran. Selon le commandant des forces de l’ordre, les objectifs de cette manœuvre, qui apparemment avait dé jà commencé depuis l’été 2008, consistaient à réaliser des opérations de secours, mais également à s’organiser pour faire face aux « activités ayant rapport avec la sureté d’Etat » et à d’ « éventuelles crises », ou encore renforcer la sécurité des centres stratégiques. En même temps, les Bassidji, dans le cadre d’un nouveau projet baptisé « sécurité permanente », ont été déployés, aussi à Téhéran, pour assurer la sécurité dans les quartiers. Ce dernier projet doit être progressivement mis en place dans toutes les villes. (page 112)
C’est exactement les mesures répressives prises contre les masses descendues dans les rues pendant sept jours après le trucage manifeste des résultats des dernières élections présidentielles, trucage électoral que le régime utilise depuis sa naissance en 1979.
Un Etat clérical et capitaliste construit contre la révolution prolétarienne
Le paradoxe le plus visible de l’idéologie du régime est la permanence de la référence à la « révolution ». Qualifiée d’ « islamique » par Khomeiny et son Parti de la république islamique, la révolution ne fut pas religieuse en 1978 et 1979 mais authentiquement prolétarienne.
La lutte des masses pour chasser le roi despote, le Shah d’Iran réinstallé par la CIA en 1953 à la suite d’un coup d’Etat, est arrivée à maturation en 1978. Grève générale étudiante puis ouvrière, répression meurtrière de la Savak, constitution de comités de grève (notamment dans l’industrie pétrolière), de comités de quartier et de lutte qui se nomment shoras. Tous les éléments d’une situation révolutionnaire ouvrière sont là. Khomeiny et le clergé, les partis bourgeois laïcs comme le MLI (Mouvement pour la liberté en Iran) n’ont pas initié ni dirigé le profond mouvement des masses, de la jeunesse ni l’insurrection armée de février 1979.
Dès son retour le 1er février 1979, Khomeiny parle d’une nouvelle « République islamique ». Mais pas de révolution en vue. Pour le prouver, il nomme Mehdi Bazargan du MLI premier ministre alors que le Shah est encore en place. Il le charge de « former une assemblée constituante »(page 149). Depuis son exil français, il est convenu qu’une coalition de partis bourgeois prendra le pouvoir et que le shah prendra « des vacances ». C’était sans compter sur les masses ni sur les dissensions au sein de l’armée. Une partie de celle-ci penche en faveur de Bazargan alors que le Shah n’a pas encore abdiqué. Marie Ladier-Fouladi raconte :
Selon toute vraisemblance, la garde impériale aurait donné l’assaut à la base de l’armée de l’air pour punir les unités d’Homafar (un officier de l’armée de l’air) qui avaient participé la veille à la manifestation de soutien à Mehdi Bazargan. Pour se défendre ces derniers auraient quitté leurs casernes et pris position, avec l’aide de la population, dans le quartier situé à l’est de Téhéran. Les Fedayin et Moudjahedine les auraient aussitôt rejoints. Les combats contre la garde impériale duré toute la nuit, la contraignant à se replier. C’est alors qu’une insurrection se déclencha. Durant deux jours, les dépôts d’armes furent pris d’assaut et la population s’empara des centres stratégiques de la ville. Cet épisode conféra une grande légitimité aux Fedayin et aux Moudjahedine auprès de la population, notamment des couches moyennes urbaines. Mais ce cours violent des événements inquiéta le nouveau pouvoir. Khomeiny et ses partisans étaient dépassés, tourmentés par une situation à l’issue incertaine et potentiellement périlleuse pour eux. Ils craignaient que les Fedayin et les Moudjahedine ne se retrouvent à la tête de ce mouvement insurrectionnel. Aussi dépêchèrent-ils Mehdi Bazargan auprès de l’Etat-major de l’armée pour trouver un compromis mettant fin aux combats. Les négociations furent courtes. Le 11 février, l’armée déclara sa neutralité dans la vie politique du pays. Dès lors, Khomeiny reprit la main politique et proclama par un message radiodiffusé la victoire de la « révolution islamique ». Il demanda à la population de cesser les combats, de rendre les armes et de veiller à ce que « les armes ne tombent pas aux mains des ennemis de l’islam ». (page 138)
Tout l’appareil des forces du clergé et de la bourgeoisie laïque se mit à l’œuvre pour contrer la révolution. Le référendum sur une nouvelle constitution fut celui, les 30 et 31 mars 1979, du gouvernement de Khomeiny demandant de se déclarant pour ou contre une « république islamique ». Alors qu’une assemblée constituante avait été promise par tous les partis, ceux de la bourgeoisie trahissaient en quelques jours.
Le 1er avril 1979, Khomeiny proclama l’instauration de la République islamique, avant même que le résultat du référendum ne soit connu publiquement. (page 143)
Preuve de la triche, 99% de la population aurait voté et 98,1 % aurait approuvé la « République islamique ». Quelques jours après le scrutin, le taux de participation fut ramené à 92,5%. Restait le combat pour installer cette république et sa constitution. Là encore, Khomeiny dut mentir et combattre l’aspiration aux droits démocratiques du prolétariat et de la paysannerie pauvre. S’appuyant sur la bourgeoisie et une partie de la petite-bourgeoisie radicalisée en bandes fascisantes (les futurs Pasdaran et Bassidji), le parti clérical iranien et le MLI organisèrent l’élection d’une « assemblée des experts », religieux ou laïc par Khomeinys compétents en la matière.
L’assemblée des experts fut élue le 3 août 1979 et totalement composée de bourgeois, la majorité des organisations révolutionnaires et ouvrières boycottant le vote. Cette fois, le taux de participation ne fut que de 51%. Mais la légitimité du régime était bien en place grâce aux bandes armées cléricales fascistes qui lancèrent la répression de masse contre le mouvement révolutionnaire ouvrier, les comités de grève ou shoras :
Ce fut le début d’une phase répressive au cours de laquelle les khomeinistes réprimèrent et intimidèrent tous les mouvements « non islamiques », saccageant systématiquement leurs locaux. (page 154)
Rien ne fut négligé par la contre-révolution fasciste et cléricale :
Au même moment, les combats dans la province du Kurdistan iranien, entre les militants du Parti démocratique kurde d’Iran et les Pasdaran prirent l’allure une véritable guerre civile ». (page 188)
Au printemps 1980, les universités furent fermées pour en expulser les militants révolutionnaires :
Durant pratiquement une semaine, les étudiants de tout le pays résistèrent à la fermeture de leurs universités. Leurs affrontements avec les khomeinystes furent d’une extrême violence. On dénombra plusieurs centaines de blessés et des dizaines de tués du côté des étudiants. (page 189)
La répression dura trois années jusqu’à ce que la guerre contre l’Irak saigne le pays et nécessite la liquidation de toute opposition. Les partis les plus conciliants avec le régime bourgeois depuis le début de la révolution furent réprimés les derniers. Les Moudjahedine se rangeant du côté de Banisadr (président ayant réprimé les universités), destitué le 21 juin 1981 par Khomeiny, perdirent le combat de guérilla urbaine face aux Pasdaran, sans appui dans la population. Enfin, le parti stalinien, le Toudeh, fut décimé en 1983 après de nombreux compromis « anti-impérialistes » qui l’avaient conduit à trahir les shoras et l’insurrection de février 1979. Des dizaines de milliers de militants sont tombés sous les coups et les balles du régime fasciste de Khomeiny.
Il faut un parti de type bolchevik en Iran
Iran un monde de paradoxes est un livre très documenté montrant le caractère réactionnaire du régime des mollahs. Il permet aussi de revoir la révolution prolétarienne de 1979 comme une tentative sérieuse des masses de prendre le pouvoir sans avoir une direction marxiste. Tous les partis d’obédience stalinienne, maoïste et guérillériste qui luttent encore en Iran sont toujours autant d’obstacles pour la révolution. Pour que le puissant prolétariat iranien s’engage victorieusement vers la dictature du prolétariat, il est urgent de construire une internationale ouvrière révolutionnaire dont les partis au Moyen-Orient aideront à établir une Fédération socialiste dans la région.
3 novembre 2009, Mathieu Fargo