Il arrive aux aigles de descendre plus bas que les poules, mais jamais les poules ne pourront s’élever aussi haut que les aigles. Rosa Luxemburg était un aigle. (Lénine, « Note d’un journaliste », février 1922, Œuvres t. 33, p. 212)
Rosa Luxemburg est née en le 5 mars 1871 en Pologne, alors territoire de l’empire russe, à Zamość (près de la frontière de l’actuelle Ukraine), dans une famille juive relativement aisée. Liée dès le lycée à l’organisation révolutionnaire clandestine Proletariat, elle se rend en Suisse en 1889, à la fois en raison du climat politique et du régime répressif du tsar et parce que c’est un des rares pays permettant aux femmes d’accéder à l’université.
En 1893, elle participe avec Jogiches, Marchlewski et Warshawski à la fondation de la Social-démocratie de Pologne (SDKP, à l’époque, les communistes s’appelaient sociaux-démocrates, sur le modèle du SPD allemand) qui s’affilie à l’Internationale ouvrière (IO). Après l’obtention en 1897 d’un doctorat portant sur le développement industriel de la Pologne et, défendant une lutte commune entre le mouvement ouvrier polonais et le mouvement ouvrier russe, elle part pour Berlin à l’été 1898 militer au plus grand parti ouvrier de l’époque, le SPD, tout en restant dirigeante de la SDKP.
Malgré un handicap physique, grâce à ses qualités d’oratrice, d’écrivaine et de théoricienne, elle développe une activité d’agitation politique dans le SPD, à l’occasion des élections, de la rédaction d’un journal, de la polémique contre la « révision du marxisme » opérée à partir de 1897 par Bernstein, qu’elle qualifiait de révisionniste, de renégat et d’adversaire du socialisme.
Cela lui a permis d’affuter ses armes théoriques et a donné lieu à la publication de Réforme et révolution, sous forme de cinq articles publiés en 1898-1899. Elle jugeait que la révolution socialiste n’était pas à l’ordre du jour en 1905 en Russie, en raison à la fois de l’isolement du pays et des conditions matérielles insuffisamment développées, avant de soutenir la révolution de 1917. Elle fut assassinée le 15 janvier 1919 par l’armée allemande sur ordre de la direction du SPD alors au gouvernement « des conseils » avec l’USPD, peu avant son ancien compagnon Leo Jogiches.
Rosa Luxemburg était à la fois une révolutionnaire et une théoricienne, une militante communiste et une internationaliste, une économiste et une anti-impérialiste. Elle est parfois présentée par des sociaux-démocrates, des anarchistes et des gauchistes comme une alternative à Lénine. Or, s’il est vrai que les controverses entre eux étaient nombreuses (sur la question nationale, sur le rôle du parti), la distance qui les sépare a toujours été infiniment plus courte que celle entre les révolutionnaires et les réformistes, notamment ceux de l’Internationale ouvrière qui a failli tels que Kautsky ou Plekhanov, ou les révisionnistes tels que Bernstein, contre qui elle a participé à la défense du programme communiste.
Une théoricienne marxiste
Rosa Luxemburg joua un rôle majeur dans la formation économique du mouvement ouvrier allemand, elle fut formatrice dans l’école du parti (SPD) créée en 1906 où, sur proposition de Bebel, elle remplaça Hilferding, interdit de séjour. Elle enseigna l’histoire économique et l’économie nationale quatre heures par semaine, ce qui donna lieu à trois ouvrages publiés de son vivant (L’Accumulation du capital, Anticritique, Introduction à l’économie politique) et à un recueil posthume (À l’école du socialisme).
Elle contribua ainsi au débat économique, avec notamment la reprise des schémas de reproduction du Capital, les notions de sous-consommation (plutôt que de surproduction) et de suraccumulation. Sa contribution majeure fut d’établir que la clé de la théorie de Marx est le dévoilement du caractère éphémère du capitalisme, en insistant sur la différence entre Marx et Ricardo. Elle juge néanmoins que Le Capital est resté inachevé, qu’aucun progrès n’a été réalisé depuis la mort d’Engels et que le matérialisme historique est resté insuffisamment élaboré. Elle parle malheureusement bien peu de dialectique, elle reste peu explicative sur sa méthode, semble accorder peu d’importance au fétichisme de la marchandise ou à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit comme tous les marxistes de son époque (en 1929, Henryk Grossmann, un militant du Parti communiste polonais, sortit cette théorie de l’oubli).
Une dirigeante révolutionnaire
Rosa Luxemburg était convaincue que le pouvoir ouvrier était la clé de l’émancipation de l’humanité, toutefois elle était inquiète sur la capacité de se maintenir au pouvoir en constituant une minorité de la population. La majorité paysanne rendait plus probable une monarchie constitutionnelle en alliance avec les propriétaires fonciers, ce qui était loin de satisfaire Luxemburg, tant elle était convaincue que toute question politique et sociale doit être interrogée au regard des intérêts de la classe ouvrière.
Ses premiers textes politiques furent rédigés en 1893. Elle fut la principale dirigeante de la SDKP, une scission du PPS (Parti socialiste polonais, affilié à l’IO) empreint de nationalisme. Même si le PPS était plus large car la force d’un parti ne tient pas à la quantité de ses militants mais à leur qualité, leur compatibilité, leur cohérence. À 23 ans, elle intervint au 3e congrès socialiste international (à Zurich), en présence d’Engels, pour s’opposer au mot d’ordre d’indépendance de la Pologne. En 1896, la SDKP fut admise dans l’IO au congrès de Londres, aux côtés du PPS. Luxemburg ne cessa jamais de participer à la direction de la SDKP. Comme représentante de la SDKP, Luxemburg fut active de 1904 à 1914 au sein du Bureau socialiste international (l’organe de coordination de l’IO).
Rosa Luxemburg contribua à la création du Parti communiste allemand (KPD) à la suite de la révolution qui a provoqué en novembre 1918 le renversement de Guillaume II, la fin de la participation de l’impérialisme allemand à la guerre mondiale, le renversement des officiers par les soldats, l’occupation des entreprises par les ouvriers, la mise en place de conseils de soldats et d’ouvriers. 127 délégués communistes entrèrent à la chambre des députés le 30 décembre 1918 ou le 1er janvier 1919.
Le KPD résulta de la fusion de deux courants ayant quitté le SPD, qui avait voté les crédits de guerre : la ligue Spartakus (avec Liebknecht, Luxemburg, Mehring, Zetkin…) partisane d’une « realpolitik » révolutionnaire, un terme que Luxemburg associe à Marx et qui vise à associer les luttes immédiates à la perspective du dépassement révolutionnaire de ces luttes, et l’IKD (avec Radek, Knief, Frölich…) à penchant gauchiste. Luxemburg rédigea le programme. Les courants s’opposaient notamment sur les élections parlementaires et sur le rapport aux syndicats. Les spartakistes étaient favorables à une participation aux élections et à une action dans les syndicats, alors que l’IKD s’opposait à la participation aux élections par crainte du réformisme et souhaitait créer des organisations ouvrières « rouges » aux côtés des syndicats. Rosa Luxemburg n’a jamais versé dans le gauchisme mais se trouva en minorité dans le KPD, y compris contre Liebknecht, quand le parti déclencha une insurrection prématurée, sans avoir conquis une majorité dans les conseils d’ouvriers et de soldats. La fin de la vague révolutionnaire fut également celle de la ligne révolutionnaire du KPD, rapidement stalinisé.
Surprise comme beaucoup par l’irruption de la révolution en Russie en 1905, tant ce pays est arriéré et répressif, elle s’interrogea sur la voie à tracer, qui n’est pas celle des réformes ni celle des actions putschistes à l’écart des masses. Elle n’était pas convaincue que la Russie puisse accomplir la transition vers socialisme faute de l’existence des conditions préalables (le prolétariat était minoritaire, la Russie étant composée à 85 % de paysans sensibles à la propriété privée de la terre) et elle était partisane d’un renversement préalable du tsar par la classe ouvrière, en vue du développement d’une république démocratique à même de développer les conditions bourgeoises préalables au socialisme, à savoir une longue période d’industrialisation capitaliste. Elle avait beau critiquer le déterminisme des mencheviks, elle se situait plutôt dans une position intermédiaire entre mencheviks et bolcheviks.
Sa position a toutefois évolué avec la dynamique révolutionnaire. En 1904, dans Questions d’organisation de la social-démocratie russe, elle qualifiait de blanquiste la position que défendait Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière en faveur d’un parti d’avant-garde, au sens où elle le jugeait détaché des masses. Pourtant en 1906, dans un texte sur la scission de la social-démocratie russe (« Blanquisme et social-démocratie »), elle était aux côtés des bolcheviks lorsque Plekhanov les qualifiait de blanquistes.
Reste que des divergences persistaient avec le Parti bolchevik, puisqu’elle n’était pas favorable à une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, en raison du caractère dispersé de celle-ci. Elle s’opposait également à la théorie de la révolution permanente de Trotsky, au sens où elle jugeait les obstacles objectifs trop importants pour être surmontés par des forces subjectives, en l’espèce un parti d’avant-garde centralisé et discipliné. Elle insistait sur l’absolue nécessité d’un soutien majoritaire des masses exploitées, d’autant qu’elle jugeait la classe ouvrière spontanément démocratique et socialiste.
Après la révolution d’octobre 1917, elle critiqua également le Parti bolchevik pour transformer la dictature du prolétariat en une dictature sur les masses dans son ouvrage écrit en prison en 1918, La Révolution russe, publié après sa mort. Cette position sera ensuite utilisée par les adversaires de la révolution russe pour faire du stalinisme le fils légitime du bolchévisme. Elle critiqua aussi Lénine et Trotsky pour avoir autorisé les minorités nationales à se séparer, avoir donné la terre aux paysans, avoir dissous l’Assemblée constituante et avoir signé la paix avec l’empire allemand. Mais, au feu de la révolution allemande de 1918-1919, Luxemburg comprit qu’une assemblée constituante pouvait servir à la contrerévolution.
Une internationaliste
Elle s’opposait fermement aux persécutions du tsarisme envers la langue polonaise. Elle était juive mais se préoccupait peu des spécificités de la population juive, elle était critique à l’égard du séparatisme du Bund, plus encore à l’égard du sionisme.
Son internationalisme était intransigeant. Contre Bernstein qui défendait l’égalité des droits des impérialismes (France, Angleterre, Allemagne, Espagne) sur le Maroc, elle était en faveur du droit à l’indépendance. Dans « La question polonaise et le mouvement socialiste » (1905) elle distinguait le droit légitime à l’indépendance et la désirabilité de l’indépendance ; dans ses notes sur la révolution russe « La tragédie russe » (1918), elle qualifiait le droit des nations à l’autodétermination de phraséologie creuse et petite-bourgeoise. Elle rejetait par exemple le soutien du POSDR au droit de la Pologne (qui était alors partagée entre Russie, Autriche et Allemagne) à créer son propre État au sens où il s’agit d’exigences de l’aristocratie ou de certaines couches de la petite-bourgeoisie.
Reste qu’après la déflagration du 4 aout 1914 elle appela à la constitution d’une nouvelle internationale ouvrière, contre Kautsky pour qui l’Internationale ne vaut pas pour des temps de guerre. Elle réunit Mehring, Marchlewski, Meyer, Hermann, Dunker, Pieck, puis Zetkin et Liebknecht à Berlin le soir du 4 aout, ce qui donna lieu à la publication de Die Internationale, qui sans ambigüité évoque un effondrement historique.
Convaincue que seul le socialisme international peut préserver la paix, elle était favorable à une internationale centralisée, et fut pour cette raison critiquée par Liebknecht, dans des termes ironiquement similaires à ceux qu’elle adressait à Lénine dix ans plus tôt (trop de centralisme et de discipline, pas assez de spontanéité).
Elle était farouchement opposée à la guerre des bourgeois, qu’elle concevait comme un trait de l’incapacité pour le capitalisme de fonctionner sans parasiter (et donc détruire) les autres modes de production. Pour elle les guerres servent à transformer les pays non capitalistes produisant leur propre subsistance afin qu’ils puissent constituer des débouchés et donc des profits pour les capitalistes. L’annexion des terres (colonisation) permet ainsi de détruire les formes collectivistes traditionnelles (communisme primitif, économie de subsistance, les peuples indigènes constituant un obstacle à la pénétration du capitalisme) en faveur de la propriété privée et de l’économie de marché afin d’extraire la plus-value. Aussi elle s’opposait au colonialisme dans les Antilles, à Madagascar, en Afrique du sud, à la guerre de l’opium en Chine…
Rosa Luxemburg, qui parlait yidiche, polonais, russe, allemand et français, a toujours combattu l’opportunisme du belge Vandervelde [voir Cahier révolution communiste n° 24] et du français Jaurès à cause de ses concessions à la 3e république et à l’état-major lors de l’affaire Dreyfus de 1894 à 1906, de son soutien à la participation du « socialiste » Millerand à un gouvernement bourgeois de 1899 à 1902, de son patriotisme sur la question de l’armée en 1911 [voir le recueil Le Socialisme en France, Agone & Smolny].
Elle était fidèle aux résolutions de l’IO contre la guerre impérialiste : « Si on nous demande de prendre les armes contre nos frères français ou contre nos frères d’autres pays, nous déclarerons : Non et non nous ne ferons pas cela » (novembre 1913). Accusée par le procureur public d’appel à la désobéissance, elle fut condamnée à un an de prison à la suite d’un procès (février 1914) au cours duquel elle dénonça le militarisme et défendit la nécessité d’appeler à la grève générale.
C’est en prison, en 1915, qu’elle rédigea la Brochure de Junius, dans laquelle elle conçoit la guerre mondiale comme un prolongement de la violence coloniale. C’est dans ce texte que sa position évolue en faveur du socialisme et de l’inévitable effondrement du capitalisme, l’alternative étant « socialisme ou barbarie ». D’où son enthousiasme pour la révolution russe de 1917.
Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. (La Révolution russe, 1918)