Votre réponse du 20 décembre à notre proposition de vous associer à un projet international intitulé Pour en finir avec la politique criminelle des États d’Europe envers les migrants nous a été transmise en français par le GMI. Merci d’avoir relevé des fautes de forme qui, heureusement, ne figurent pas, comme vous avez dû le constater, dans les autres langues du projet. Pour l’essentiel, elle met en avant deux désaccords majeurs avec ce texte.
L’accusation mensongère du refus de la lutte contre son propre impérialisme
D’après vous, ce texte ne dénonce pas l’intervention impérialiste de chacune des bourgeoisies des pays auxquels appartiennent les groupes membres du Collectif révolution permanente et esquiverait ainsi le nécessaire combat contre sa propre bourgeoisie. Vous écrivez :
Combattre l’impérialisme exige de combattre sa propre bourgeoisie. […] De ce point de vue, votre texte manque clairement de mots d’ordre contre les politiques impérialistes, turques, autrichiennes, espagnoles et avant tout française. Avant tout car la France est un pays impérialiste de 1er rang comparativement aux autres. […] Pour le moins, l’exigence de l’arrêt immédiat de toute ingérence impérialiste est nécessaire, à commencer par la France. A bas les interventions impérialistes y compris sous couvert de l’ONU. […] Bref, pour chaque pays dont sont issues les groupes signataires de votre texte des opérations militaires précises sont en cours par leur bourgeoisie. Il faut mettre en avant des mots d’ordre précis qui seront ainsi saisissables par les travailleurs de chacun des pays.
Quand Lénine cherche la preuve d’opportunisme en matière d’immigration, il la trouve dans l’attitude envers l’immigration, sans besoin de circonvolutions héritées du lambertisme qui n’a jamais défendu la position prolétarienne en matière d’immigration, trop occupé à caler ses positions sur cette question sur celles d’anarchistes pro Algérie française comme Alexandre Hébert et des appareils syndicaux, notamment celui de FO.
Dans notre lutte pour le véritable internationalisme et contre le social-chauvinisme, notre presse dénonce constamment les chefs opportunistes du SP d’Amérique qui sont partisans de limiter l’immigration des ouvriers chinois et japonais. (Lénine, 9 novembre 1915, Œuvres t. 21, p. 444).
Il faut appliquer soi-même ce que l’on réclame des autres. Nous connaissons les positions de notre section française quant à la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Quelle est la vôtre ?
Les sections du Collectif révolution permanente n’ont aucune leçon à recevoir en matière de lutte contre leur propre impérialisme et contre ses opérations militaires. Un camarade de PD a d’ailleurs été emprisonné pour ses positions contre l’oppression du peuple kurde. Vos insinuations ne s’appuient d’ailleurs sur rien. Cela vaut, a fortiori, pour le Collectif, qui est plus que la somme de ses parties.
Fin des interventions militaires et fermeture des bases étrangères ! Émancipation des peuples opprimés (Palestiniens, Kurdes, Ouïgours, Rohingyas…) ! Légalisation immédiate de tous les migrants ! Dehors les corps répressifs et l’armée des quartiers ! Contrôle des travailleurs sur l’activité des services et entreprises essentiels et sur la fermeture de ceux qui ne le sont pas ! Socialisation des groupes capitalistes ! Gouvernement ouvrier basé sur les conseils ouvriers, la destruction de l’État bourgeois et la dissolution de l’armée professionnelle, des corps de répression policiers et des bandes fascistes par les travailleurs en armes ! Plan de production décidé par la population pour satisfaire les besoins sociaux tout en préservant l’environnement et l’avenir de l’humanité ! Pour une fédération socialiste mondiale ! Socialisme ou barbarie ! (Adresse du 1er mai, 2021)
Il est vrai que le projet qui vous était soumis s’en tient à une formulation plus générale pour dénoncer l’impérialisme qui, en engendrant la guerre, la misère et la famine et même le réchauffement climatique, est la cause principale de la fuite éperdue des migrants et réfugiés qui tentent de sauver leur peau. Sans viser précisément aucun des impérialismes. Voici ce qui est écrit :
Une minorité tente sa chance en tentant de gagner les centres impérialistes, parfois pour rejoindre de la famille. Chaque mois, des réfugiés, victimes de guerres causées ou entretenus par les grandes puissances ou leurs alliés, et des travailleurs, paupérisés par la destruction de leurs moyens de subsistance traditionnels et le pillage de leurs ressources naturelles causés par le capitalisme mondial, meurent dans le désert au sud des Etats-Unis, dans la forêt d’Europe centrale, dans la mer des Antilles, dans la Manche, dans l’Atlantique au large des Canaries, et surtout en Méditerranée…
Tout simplement parce que ce texte est conçu comme une initiative adressée aux groupes et organisations européennes. Son objectif est de rapprocher et rassembler les bolcheviks-léninistes d’Europe, seuls capables d’ouvrir une perspective de combat de front unique ouvrier sur des mots d’ordre clairs de défense des migrants, c’est-à-dire d’un combat concret contre chaque bourgeoisie qui persécute les migrants dans chacun des États européens, sous l’angle de l’internationalisme prolétarien.
Si l’on devait vous suivre, il faudrait alors compiler dans ce texte les méfaits et exactions de chacune des bourgeoisies européennes, dans leurs interventions impérialistes petites et grandes, ou dans leurs alliances avec des coalitions impérialistes, sans en oublier aucune, au risque sinon d’apparaitre de connivence avec telle ou telle bourgeoisie. Outre que cela n’ajouterait rien et rendrait la chose disproportionnée et illisible, nous craignons que ce radicalisme que vous affichez en vous drapant dans les grands principes ne serve de paravent aux illusions électoralistes et même à la couverture du front populaire. En effet, pour critiquer la conclusion de notre texte,
Ce combat est inséparable de la lutte dans chaque État pour un gouvernement des travailleurs, seul capable de renverser le capitalisme, de confier l’économie aux producteurs, d’édifier les États-Unis socialistes d’Europe comme premier pas vers le socialisme mondial.
Vous écrivez ensuite :
Autrement dit, la situation des migrants doit attendre des jours meilleurs lorsqu’un gouvernement des travailleurs sera en place. Pour notre groupe il est important de mettre en place un pont entre la situation actuelle et le gouvernement ouvrier, en appliquant la tactique du front unique ouvrier. La situation française permet d’avancer aujourd’hui des mots d’ordre appropriables par la classe s’ils sont adressés véritablement aux partis/candidats de gauche qui doivent les reprendre à leur compte. Ce n’est pas ce que vous proposez et du coup les travailleurs ne peuvent se saisir de vos mots d’ordre. Votre texte en l’état ne créera pas de dynamique parmi les travailleurs pour engager le combat contre leur propre bourgeoisie. C’est pourtant, y compris à notre petite échelle, ce que nous devons avoir comme boussole. (souligné par nous)
Nous sommes bien d’accord qu’il ne suffit pas de lancer des mots d’ordre, mais qu’il faut encore, comme vous le dites, mettre en place un pont entre la situation actuelle et le gouvernement ouvrier, en appliquant la tactique du front unique ouvrier.
Votre accusation d’attendre « des jours meilleurs » pour la situation des migrants ne manque pas de sel quand on sait que, pour vous, elle doit attendre des… échéances électorales. Notre démarche est typiquement celle-ci :
Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. (QI, Programme, septembre 1938, p. 7)
C’est bien pourquoi notre texte se conclut sur le combat de front unique contre les gouvernements bourgeois :
Face à la répression étatique grandissante qui n’empêche pas les migrations mais divise et affaiblit dans chaque pays la classe ouvrière, la responsabilité des partis d’origine ouvrière et des syndicats de salariés est de lutter pour l’unité du prolétariat, citoyens ou étrangers, avec ou sans papiers, quelle que soit les croyances.
• Des titres de séjour pour tous les réfugiés, travailleurs étrangers et étudiants séjournant durablement dans un pays !
• Mêmes droits pour tous les travailleurs résidant dans un pays !
• Fermeture immédiate de tous les centres de rétention d’étrangers
• Liberté pour les réfugiés, pour les travailleurs, pour les étudiants de circuler et de s’établir où ils le désirent !
Mais il s’agit du front unique pour imposer aux organisations ouvrières, partis et syndicats, de prendre position, de se ranger, de mobiliser sur les mots d’ordre cités, donc contre, nécessairement contre les gouvernements bourgeois de chacun des États européens et contre l’Union européenne. Mais pour vous, ce front unique-là « ne créera pas de dynamique parmi les travailleurs pour engager le combat contre leur propre bourgeoisie ». Il lui manquerait une perspective électorale.
Votre solution : l’union « de la gauche » lors d’élections bourgeoises ?
En effet, pour vous, ce sont les élections qui peuvent permettre de « créer une dynamique » et vous proposez :
La situation française permet d’avancer aujourd’hui des mots d’ordre appropriables par la classe s’ils sont adressés véritablement aux partis/candidats de gauche qui doivent les reprendre à leur compte.
Donc pour que la classe ouvrière s’approprie ces mots d’ordre, il faudrait forcément en passer par la campagne électorale et s’adresser aux « partis et candidats de gauche ».
Premier problème. La surestimation des élections bourgeoises et leur assimilation au front unique ouvrier est erronées sous tous les angles.
Le front unique ouvrier n’attend pas des élections bourgeoises : s’il n’y a pas dans les autres pays d’Europe d’élections en vue, faut-il attendre pour défendre les migrants ?
Les élections bourgeoisies ne sont pas un cadre de front unique ouvrier.
L’idée de présenter à l’élection présidentielle un candidat du front unique ouvrier est une idée fondamentalement erronée. Le parti [révolutionnaire] n’a pas le droit de renoncer à mobiliser ses partisans et à compter ses forces lors des élections. Une candidature du parti qui s’oppose à toutes les autres candidatures ne peut en aucun cas constituer un obstacle à un accord avec d’autres organisations pour les objectifs immédiats de la lutte. (Trotsky, 27 janvier 1932, Comment vaincre le fascisme, p. 163)
Le programme de 1938 et le manifeste de 1940 n’ont pas tenu compte de vos conceptions : à aucun moment, ils ne subordonnent la moindre revendication à une quelconque élection bourgeoise.
Deuxième problème. Les élections, la présidentielle comme les autres, peuvent être utilisées par les révolutionnaires comme une tribune pour s’adresser aux masses. Mais quand les partis ouvriers bourgeois s’y présentent, c’est pour appliquer une politique intégralement bourgeoise, pas un peu ouvrière et un peu bourgeoise selon la pression qu’exercerait ou pas la classe ouvrière sur eux. Que les révolutionnaires appellent à voter pour eux, quand ils ne peuvent être eux-mêmes candidats, sans aucune condition de programme, c’est pour que la classe ouvrière fasse bloc, se compte, rallie éventuellement une partie de la petite-bourgeoisie dans son camp, pour préparer les combats futurs.
C’est semer une illusion mortelle sur les partis ouvriers bourgeois que de leur demander de s’engager à appliquer telle ou telle mesure ouvrière dans leur promesses ou programmes électoraux, c’est la politique de Lambert qui a perdu l’OCI, c’est la politique de Grant qui a liquidé Militant, etc.
Un gouvernement de partis ouvriers bourgeois reste en général un gouvernement bourgeois. Il reste forcément un gouvernement bourgeois sans effondrement de l’appareil d’État bourgeois. Penser que à la suite d’élections bourgeoises, un gouvernement des PS, le PCF et LFI formé dans le cadre du capitalisme français, de la 5e République et de l’UE, pourrait constituer une transition vers la dictature du prolétariat relève du crétinisme réformiste.
Il vous faudrait abandonner vos œillères françaises : sans parler du gouvernement SPD-USPD de 1918-1919, quelles leçons tirez-vous des gouvernements du POB-PSB de 1946, du SPÖ de 1979 à 1983, du LP de 1997 à 2010, sans parler des gouvernements en place du SAP, du PSP et du PSOE-IU-Podemos ?
Quand le Parti bolchevik adresse au Parti menchevik et au PSR le mot d’ordre « rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir entre vos mains » d’avril à septembre 1917, il y des soviets, ce qui n’a rien à voir avec une élection présidentielle ou des élections législatives à un parlement bourgeois, et ces deux partis y sont majoritaires. Mais même alors, ce mot d’ordre n’a qu’une valeur éducative pour les masses, pour dévoiler le caractère traitre de ces partis. D’ailleurs Trotsky précise immédiatement quand il rappelle cet épisode de la lutte révolutionnaire.
Les bolcheviks se refusaient cependant catégoriquement, tant à entrer dans le gouvernement des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qu’à porter la responsabilité politique de son activité (QI, Programme, septembre 1938, p. 27)
Le projet qui vous était soumis est dans la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire depuis 1850.
De tous les partis et organisations qui s’appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous exigeons qu’ils rompent politiquement avec la bourgeoisie et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications transitoires qui devraient, à notre avis, constituer le programme du gouvernement ouvrier et paysan. (QI, Programme, septembre 1938, p. 29)
Cela signifie clairement que l’agitation que mène les révolutionnaires sur les revendications transitoires, le contenu du programme du gouvernement ouvrier n’est absolument pas dirigée en direction des partis sociaux-impérialistes pour qu’ils la reprennent à leur compte, mais en direction des masses pour qu’elles prennent elles-mêmes le pouvoir.
Troisième problème. Comme vous êtes dans la recherche éperdue d’une « majorité ouvrières » dans le parlement bourgeois, vous vous heurtez à la réalité depuis longtemps. Aujourd’hui, le total des voix attendues pour les partis sociaux-impérialiste se situant aux alentours d’une vingtaine de pourcents, il conviendrait peut-être d’y ajouter EELV pour faire bon poids ? En tout cas, vous mélangez allègrement partis ouvriers bourgeois et partis bourgeois dans la dénomination « partis/candidats de gauche », ce qui vous amène à ranger EELV aux côtés du PS, du PCF, de LFI, LO, etc. Votre « boussole » commence sérieusement à ressembler à un front populaire, aux antipodes du front unique ouvrier.
La politique conciliatrice des fronts populaires voue la classe ouvrière à l’impuissance et fraie la voie au fascisme. (QI, Programme, septembre 1938, p. 7)
La dissolution du lambertisme canadien dans la social-démocratie (NPD-NDP), l’entrée du lambertisme mexicain (comme le pablisme mexicain) dans un parti bourgeois (PRD), la participation du lambertisme algérien à un front avec les islamistes (FIS), le soutien d’une partie du lambertisme français (avec tout le grantisme et une partie du pablisme) à la candidature front populiste de Mélénchon dès le premier tour… montrent que les prétendus « réalistes » sont des révisionnistes du programme et des liquidateurs de militants révolutionnaires, qu’ils ajoutent à la crise de direction du prolétariat mondial.
Donc, non, il ne s’agit pas pour nous d’attendre la prise du pouvoir par la classe ouvrière et la constitution d’un gouvernement ouvrier pour engager une campagne de front unique en défense des migrants, mais de signifier que cette lutte appartient au combat pour le socialisme et ne peut être victorieuse sans un gouvernement ouvrier. C’est très différent.
En réalité, cette discussion sur cette proposition de texte soulève une série de divergences politiques très importantes. Vous devriez saisir cette occasion de rompre votre isolement national qui ne peut que renforcer la recherche de raccourcis opportunistes et d’entreprendre la discussion avec nous pour essayer de lever les obstacles à la construction de l’internationale.
Une tendance révolutionnaire – ou plutôt pseudo-révolutionnaire – qui est nationale et pas internationale prouve par là qu’elle est non-marxiste et antimarxiste. (Trotsky, 16 mai 1930, Writings 1930, p. 228)