La mort de Diego Maradona (1960-2020) a suscité une vague d’émotion en Argentine ainsi que dans le monde entier. De fait, des centaines de millions de travailleurs pratiquent et regardent ce sport et ont aimé ce que Maradona a pu représenter de façon brillante à ses débuts. L’analyse du PCO a le mérite d’intégrer la lutte des classes et de relever le phénomène d’identification des masses avec un enfant des bidonvilles..
L’article du PCO est en deçà de la psychanalyse révolutionnaire de Wilhelm Reich. Il ne condamne pas assez la dimension extraordinairement chauvine du sport-spectacle au temps du capitalisme décadent. Le chauvinisme ne se borne pas dissimuler par la coupe du Monde en 1978 (organisée en Argentine) la répression du régime militaire (1976-1983) qui avait envoyé les conscrits se faire massacrer aux Malouines en 1982 pour faire oublier sa dictature et sa collaboration contre-révolutionnaire avec l’impérialisme hégémonique, l’État américain. D’ailleurs, l’auteur/e y succombe quand elle/il justifie la tricherie de Maradona (utiliser la main pour envoyer le ballon dans le but adverse) lors de la Coupe du monde (organisée au Mexique) en 1986, contre les joueurs anglais comme s’ils étaient coupables de la colonisation des îles Malouines par l’impérialisme britannique.
Le football professionnel, comme tous les autres sports à écho de masse, est totalement subordonné au capitalisme, c’est l’équivalent des jeux du cirque de la Rome antique. Si bien que non seulement les grands clubs sont des sociétés anonymes et les dirigeants des grandes fédérations nationales et de la FIFA sont des capitalistes, mais les joueurs professionnels eux-mêmes deviennent des marchandises sur un marché international. Au sein du capitalisme argentin et mondial, le succès de Maradona l’a intégré au camp des riches et des mafieux, usant avec eux sexuellement des jeunes filles issues du peuple, sombrant dans la dépendance à la cocaïne et dans le péronisme (la pire drogue de la bourgeoisie pour le peuple argentin).
Quant aux effets sur les masses du football capitaliste, outre l’inaction et le sédentarisme des spectateurs des matches transmis sur écran, le nationalisme exaspéré entraîne fréquemment le pugilat entre bandes de supporters et souvent des réactions racistes encadrées par les groupes fascistes dans certains stades.
Il faut dénoncer la mascarade du football comme fait social dominant des millions de travailleurs ; et ainsi renouer avec l’internationalisme prolétarien, si dangereusement relégué aux oubliettes de l’histoire… (Jean-Marie Brohm, Quel corps ?, mai 1978)
Les émotions, dans la lutte quotidienne pour assurer notre survie, pour gagner notre pain, sont sous-évaluées. La sensibilité, les sentiments, semblent occuper une place très exceptionnelle et secondaire, que nous nous permettons de manifester que dans des circonstances particulières et très ponctuelles. Pendant la pandémie, ceux qui étaient confinés dans la solitude ont redécouvert les sentiments et les émotions, ressentant fortement la souffrance du manque d’affection, d’embrassades, du partage d’un repas, ou autre.
C’est peut-être cet aspect impalpable de l’être humain qui est le moins considéré, généralement enfoui et même refoulé. Cependant, dès le début de l’humanité, il y a eu une existence sociale, et non individuelle, pour survivre et se développer. Les rapports sociaux marquent notre existence, dans laquelle la fraternité, la coopération solidaire au sein de la communauté, l’égalité et le respect des femmes étaient des piliers fondamentaux, bien avant l’apparition de la propriété privée des moyens de production et de classes sociales antagonistes. Les sentiments, les émotions, la fraternité et la solidarité de classe qui naissent parfois des malheurs ou des luttes, sont la chose la plus précieuse pour les travailleurs, et pour la population pauvre, qui n’ont rien de vraiment important à part leurs relations affectives.
Le bourgeois achète ses plaisirs avec le fruit de l’exploitation du travail des autres. Alors que nous, les travailleurs et les pauvres, la plupart du temps nous passons nos vacances dans un bassin, une piscine publique ou syndicale, ou une piscine en plastique achetée à crédit ou au bord d’une modeste rivière brunâtre, le bourgeois voyage en avion, parfois dans un jet privé, va à la plage, parfois privée, toujours avec du sable blanc et brillant qui descend et se jette dans une mer d’eau turquoise. Il n’a pas besoin de compter ses sous pour savoir s’il peut s’offrir une cabine de plage, puisqu’il a ses propres résidences à quelques mètres de la mer. Il ne boit pas de bière, il boit des cocktails et des boissons raffinées.
Le bourgeois achète ses sensations et ses plaisirs avec de l’argent, avec l’argent qu’il « vole » à l’ouvrier, mais, dans la société capitaliste, ce vol est légal.
Pour le travailleur ou le pauvre, les émotions sont plus simples et plus banales. Et surtout, il n’est touché que si elles sont compatibles avec ses conditions de pauvreté. Elles sont décuplées dans le cas de quelqu’un qui est sorti du même milieu. Il est « leur » représentant social. C’est celui qui a pu sortir du lot. Il est leur idole. Un espoir et en même temps une sorte de revanche sociale ou de vengeance contre le régime qui nous opprime et nous exploite. C’était Maradona pour ses fans, une grande partie du peuple, qui célébraient les rébellions de Diego contre certains éléments du pouvoir.
C’est pourquoi aux États-Unis, Muhammad Ali, le champion de boxe qui était fier d’être noir, qui a renoncé à son titre en se rebellant contre la guerre du Vietnam, qu’aucun Blanc ne pouvait vaincre sur le ring, reste une grande idole des Noirs.
Il y a 85 ans, les habitants de Buenos-Aires pleurèrent la perte de Carlos Gardel, qui a consacré plusieurs de ses tangos à décrire la situation misérable dans laquelle vivaient les travailleurs. Comment ne pas pleurer et se souvenir de celui qui a caressé avec ses tangos l’âme du peuple de Buenos-Aires ? On oublie que, dans ses dernières années, il se soit laissé éblouir par les lumières de Hollywood. Au contraire, cela a été considéré comme un triomphe. Et après sa mort tragique, il chante mieux chaque jour.
C’est pourquoi le péronisme est toujours aussi fort, 75 ans après. Plus qu’à Perón lui-même, il le doit à sa grande icône Evita, la femme qui est arrivée au pouvoir pauvre et simple, qui était aussi une artiste sans gloire, mais qui est devenue le « porte-drapeau » des humbles. Peu importe qu’elle se soit ensuite habillée de costumes et de bijoux coûteux ou qu’elle ait été photographiée souriant avec le dictateur espagnol Francisco Franco. Elle avait déjà gagné le cœur du peuple.
Et Maradona, le petit garçon pauvre du bidonville Villa Fiorito, est aussi celui qui, pendant des années, a procuré du plaisir à deux générations avec sa science du ballon. Il est ainsi entré dans cette catégorie rare des idoles populaires, une situation qui ne sera pas modifiée par un quelconque jugement sur d’autres aspects de sa vie extra-sportive.
Ce n’est pas pour minimiser l’importance sociale du football. C’est un sport pour la classe ouvrière et les pauvres. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un ballon et d’un but. Depuis plusieurs décennies, vous n’avez besoin de rien d’autre pour « jouer ».
Mais le capitalisme n’accumule pas le capital uniquement en produisant des voitures ou des télévisions, ou des choses concrètes de ce genre. Le capital et les rapports de production capitalistes ont envahi les derniers recoins où se cachent les sentiments et les émotions, à la fois pour les transformer en vulgaires marchandises, mais aussi et de manière décisive, pour les utiliser comme élément de propagande politique, de manipulation de la conscience des travailleurs et des pauvres.
Certains se souviennent peut-être de la Coupe du monde 1978, de la victoire 6-0 sur le Pérou et du championnat organisé sous la dictature militaire, mais peu savent que les cérémonies populaires se sont déroulées alors que les prisonniers et les disparus criaient de douleur dans les cachots des tortionnaires. Comment pouvait-on ressentir de la joie pour avoir gagné un match de football ou un championnat, alors que nos frères et sœurs de classe et de lutte étaient assassinés ? C’est une question de conscience. Comme dirait Trotsky, ni rire ni pleurer, comprendre.
Le capital a fait main basse sur le football. D’abord, il l’a professionnalisé. Le club négocie des contrats avec le footballeur. Le joueur lui appartient pour un temps, il en est l’esclave salarié comme tout autre travailleur, encore que si le joueur a du talent, il sera mieux payé et économisera pour le jour où, après 10 ou 15 ans, son heure sera passée. Le club et peut-être certains joueurs gagneront de l’argent avec les parraineurs. Avec la retransmission des matchs à la télévision. C’est une si bonne affaire, que plusieurs clubs ont déjà été achetés par la bourgeoisie et sont maintenant des sociétés capitalistes à part entière ; en outre, cela permet le blanchiment de l’argent sale. Le joueur ne travaille pas pour promouvoir le football en tant que sport ou d’autres activités sociales de ce type. Il travaille pour ses propriétaires afin de gagner de l’argent. S’il y a un enfant des classes populaires qui « semble bon », pour les directeurs, ce n’est pas tant une occasion de donner du plaisir aux amateurs de football, mais c’est un « investissement » économique pour l’avenir, et avant qu’il ait gagné de nombreux matches, il aura peut-être déjà été vendu en Europe.
Maradona fut très tôt arraché au club du Fiorito et de l’humble terrain de l’équipe junior d’Argentine. Avec lui, les capitalistes se sont remplis les poches. Il a connu le cours d’une marchandise spéciale, de luxe, qui était de plus en plus cotée. Comme génie du football, il a atteint son apogée à Naples, où il a remporté le championnat en dépit de la pression raciste des puissantes équipes du nord de l’Italie, et avec l’équipe nationale argentine lors de la Coupe du monde de 1986 au Mexique, où il a été décisif non seulement pour remporter le championnat, mais aussi pour battre l’équipe anglaise. Quelques années après la guerre des Malouines [1982], la victoire sur l’Angleterre a été vécu par le peuple comme une victoire nationale anti-impérialiste, et le but marqué de la main, dans ce cadre, était totalement justifié. Et ces prouesses font encore battre le cœur des Argentins et des Napolitains.
Jusqu’à ce qu’il ait besoin de stimuler ses propres émotions avec des drogues. Et là, quand il est devenu incontrôlable, il a commencé à décliner. Lors de la Coupe du monde de 1994, ils lui ont « coupé les jambes ». C’est là que le joueur, le fameux dossard 10, est mort. Puis Maradona a poursuivi sa descente aux enfers, chutant parfois de plusieurs marches à la fois. Il se dévalorisait en tant que personne, en tant qu’homme, avilissant au passage les femmes, n’acceptant ses responsabilités parentales que par la contrainte.
À Cuba, où il est allé pour soigner sa dépendance à la drogue, il a été photographié recourant à la prostitution adolescente. Mais l’idole doit briller par-dessus tout, même si cela signifie qu’il faut savoir parfois regarder ailleurs. Tous ceux qui s’accrochent aux mythes du football répètent la phrase de l’écrivain et auteur de BD Roberto Fontanarrosa (1944-2007) : « Que m’importe ce que Diego a fait de sa vie ; ce qui compte, c’est ce qu’il a fait de la mienne ». Avec cette phrase, cet autre artiste célèbre a montré de quoi il s’agissait, tout comme ceux qui la répètent. Parce que le football ne doit pas masquer le reste du comportement d’une personne, s’il doit être placé sur l’autel du peuple. Il ne s’agit pas de la « vie privée » de Maradona, mais de sa relation avec les autres, en particulier les femmes.
Il est clair qu’aucune autre légende du football, ni aucun autre grand sportif n’est tombé si bas, au point de donner une image de dégradation si pathétique qu’elle l’a conduit à sa déchéance finale.
Sur le plan politique aussi, Maradona doit être jugé, dès lors qu’il prenait parti. Pour beaucoup, il a été de gauche, au point d’être comparé au Che. Dans le cas de Maradona, cela pourrait être considérée comme une expression de rébellion. Mais se faire tatouer ou porter un T-shirt à son effigie ne présente aucun risque en soi, et ne correspond pas nécessairement à un véritable engagement social. Politiquement, le castrisme a profité de son rapprochement et avec lui s’est renforcé un courant qui en Amérique latine a été le soutien des gouvernements bourgeois qui apparaissent au mouvement de masse comme populaire, comme la seule alternative actuelle au néolibéralisme sauvage. En Argentine, Maradona avait déjà flirté avec Alfonsín, avec Menem, et même avec De La Rúa, pour ensuite montrer des affinités avec Nestor Kirchner, soutenir Cristina Kirchner et Alberto Fernandez.
Au Venezuela, il est allé jusqu’à faire des discours avec Maduro, qui se réclamait du chavisme, mais qui dans sa phase de décadence, a réprimé et plongé les travailleurs et les pauvres dans la misère.
La même chose s’est produite avec son soutien aux Kirchner.
Il n’a pas eu un mot pour condamner les expulsions du quartier de Guernica d’El Salto [par 4 000 policiers en octobre 2020]. Maradona ne s’est jamais rendu sur une grève des travailleurs pour leur apporter son soutien, ni à un manifestation de chômeurs. Maradona s’est peint comme de gauche, comme un patriote argentin, comme un rebelle contre le Vatican. Mais il n’a jamais dépassé les déclarations et les poses superficielle.
Peu à peu, l’enfant pauvre de Villa Fiorito a fait place à l’homme riche qui achète ses émotions avec de l’argent, qui achète sa drogue, ses femmes, monte dans des avions réservés pour se rendre sur des plages dorées à la mer turquoise. Qui ne boit plus ni vin ni bière, mais boit des cocktails spéciaux et des boissons raffinées.
Maradona avait depuis longtemps cessé d’être humble, mais les gens veulent se souvenir de lui ainsi, ils ne veulent rien retenir d’autre, ils ne s’intéressent pas à sa vie personnelle, seulement aux joies éprouvées lorsque -avec leurs parents- ils applaudissaient les magnifiques buts de Maradona. La mémoire des gens construit des mythes et les mythes sont constitués de mélanges de choses réelles et de fantasmes. Parmi ceux-ci, il y a l’espoir qu’un jour la vie nous touchera, nous ou nos enfants, avec une baguette magique et nous pourrons sortir miraculeusement de notre vie misérable. Et le seul moyen que les travailleurs pour sortir de la pauvreté serait de devenir riches par un coup de chance ou par un don naturel.
Ainsi, en paraphrasant Trotsky, nous pourrions dire que si vous voulez rire et ressentir de la joie avec les buts de Maradona, ou si vous voulez pleurer sa mort, c’est quelque chose que personne ne pourra vous enlever. Ce sont vos émotions, les seules choses dont nous, les travailleurs, disposons encore.
Mais attention. Nous devons également comprendre que ces émotions sont sous le contrôle du pouvoir économique et politique de la bourgeoisie. C’étaient des sentiments purs et simples, mais ils nous ont aussi été volés pour être utilisés comme une arme contre les travailleurs et le peuple, pour émousser leur conscience avec le chauvinisme national, l’unité nationale, la conciliation des classes, le machisme, la dissimulation de la réalité. Comme un cirque, comme une drogue, contre la révolution socialiste qui seule peut sortir de la misère tous les travailleurs et les pauvres, et pas seulement un individu exceptionnel. Avec la révolution socialiste, nous retrouverons aussi la joie, et pas seulement un dimanche de temps en temps. Ce sera la joie d’une vie digne qui nous permettra de nous développer en tant que personnes dans une communauté fraternelle avec nos frères et sœurs de classe, libérés de l’exploitation et de toute oppression.