San Francisco : bas les pattes devant les fresques de Victor Arnautoff !

À l’époque du New Deal de F.D. Roosevelt, la Works Progress Administration créa de nombreux emplois dans des travaux publics pour assurer le consensus social secoué par la crise économique et la vague de grèves de 1934. En particulier, elle confia à des artistes la décoration de bâtiments publics. Ainsi, à San Francisco, des peintres muralistes liés au mouvement ouvrier peignèrent les murs de plusieurs bâtiments avec des fresques évoquant la classe ouvrière et le peuple travailleur, comme la Coit Tower où travaillèrent plusieurs artistes, et la Rincon Annex (à l’époque un bureau de poste) peinte au début des années 1940 par Anton Refregier, un artiste russo-américain. La décoration du lycée George Washington fut confiée à Victor Arnautoff, un autre artiste russo-américain. Ancien collaborateur du célèbre muraliste mexicain Diego Rivera, il avait subi l’influence de son maître non seulement dans son style de peinture, mais aussi dans ses idées politiques favorables à la cause de la classe ouvrière et du communisme.

Arnautoff peignit 13 fresques sur les murs du lycée, montrant divers aspects de la vie et de l’action de George Washington. Il voulait présenter le père de l’indépendance des États-Unis dans sa complexité et ses contradictions, prônant la liberté et l’égalité politique, mais uniquement pour les hommes blancs. Ainsi une fresque le montre dans sa plantation, entouré d’esclaves noirs : des femmes travaillant dans des champs et des hommes portant des ballots. Une autre montre Washington pointant du doigt vers l’ouest, où l’on voit des colons gris fantomatiques passant le long du cadavre d’un Indien, puis une allusion aux traités brisés et, au loin, la silhouette de San Francisco. Il entendait montrer les aspects négatifs de Washington, que taisaient les manuels scolaires de l’époque, à savoir son rôle dans le développement de l’esclavage et dans la « marche vers l’ouest » réalisée par le génocide et la spoliation des nations premières amérindiennes.

De telles œuvres font généralement l’objet de tentatives de censure, voire de destruction. Le cas le plus connu est celui de la fresque « L’homme à la croisée des chemins » réalisée en 1933 par Diego Rivera sur commande de Nelson Rockefeller : comme l’artiste et ses assistants refusaient d’en enlever un portrait de Lénine, le magnat fit détruire la totalité de la fresque (qu’il avait payée). Dans le cas de la Coit Tower, les artistes furent sommés d’effectuer des retouches pour masquer de la « propagande procommuniste ». Par contre, les peintures murales de Refregier dans la Rincon Annex subirent une campagne haineuse. En effet, celles-ci montraient explicitement la lutte de classe, une assemblée d’ouvrier décidant la grève, un patron soudoyant des jaunes, des ouvriers chinois peinant à la construction du chemin de fer, les mêmes victimes de ratonnades racistes, etc. Dès 1948 elles furent accusées d’être de la propagande communiste, « contraire aux idéaux et principes américains », voire même de « promouvoir la haine raciale et la guerre de classe ». Le mouvement ouvrier, en particulier le syndicat des dockers, se mobilisa en défense des œuvres. Malgré des retouches, la vindicte réactionnaire ne s’arrêta pas : en 1953 le House Un-American Activities Committee (HUAC), l’inquisition de McCarthy, tenta vainement de faire voter par le Congrès une résolution ordonnant leur destruction. En 1979, quand le bureau de poste de Rincon Annex ferma, pour éviter la destruction des peintures, le bâtiment fut placé sous la protection du Registre national des monuments publics.

Les fresques d’Arnautoff dans le lycée George Washington firent l’objet de critiques en 1968 : des militants Noirs et Indiens lui reprochèrent de donner une vision « négative » des leurs. Pour apaiser la controverse, la direction chargea au début des années 1970 l’artiste afro-américain Dewey Crumpler de réaliser des peintures murales « de réponse », censées donner une vision « positive » des minorités raciales et mettre en avant leurs « réussites ».

En juin dernier, l’autorité scolaire de San Francisco, qui n’a jamais pris la moindre initiative pour expliquer les fresques aux élèves, pas un seul cours, pas même des panneaux explicatifs à côté des œuvres, affirma qu’elles étaient insultantes pour les élèves des minorités raciales, qu’ils s’en trouvaient « traumatisés ». Elle vota donc le 25 juin qu’il fallait enlever de la vue toutes les 13 fresques, pas seulement les 2 « offensantes » : soit les masquer par des panneaux, soit les détruire en les recouvrant de peinture, cette dernière solution ayant leur préférence ; le coût astronomique de ce vandalisme culturel, plus de 600 000 $, fut présenté comme une « réparation » envers les Noirs et Amérindiens. Pour justifier cette décision aberrante, elle affirma que ces fresques « glorifient l’esclavage, le génocide, la colonisation, la destinée manifeste, la suprématie blanche, …, l’oppression ». Face au tollé sur Internet et dans les médias, elle rétorqua que ceux qui critiquaient cette décision étaient tous blancs (ne pouvant donc pas comprendre les traumatismes des Noirs et des Indiens). Quand il s’agit de censurer un artiste communiste, il n’y a plus aucune limite à la démagogie !

La soi-disant sollicitude de l’autorité scolaire envers les Noirs et les Amérindiens ne doit tromper aucun militant ouvrier. Cette institution officielle de l’État capitaliste a combattu les syndicats enseignants et leurs revendications salariales, défendu les écoles privées (dont sont écartés les enfants pauvres et Noirs), poussé à la privatisation de services comme le transport scolaire, et mis en place un programme intitulé Peer Assisted Review, soi-disant pour aider les enseignants, mais qui a servi à persécuter les enseignants noirs, latinos, ayant de l’ancienneté ou des opinions dissidentes.

En défense des fresques se sont mobilisés le mouvement ouvrier, la communauté russo-américaine de San Francisco, des universitaires et partisans de l’art et de la culture. Dewey Crumpler, l’auteur des peintures « de réponse », affirma qu’en l’absence des fresques d’Arnautoff, les siennes perdraient leur signification. Des universitaires et artistes signèrent une lettre ouverte, une pétition fut lancée contre la destruction des œuvres.

Lors du débat public à la séance de l’autorité scolaire ayant voté la destruction des fresques, les défenseurs d’Arnautoff firent face à une coalition obscurantiste mettant en avant des représentants de tribus indiennes, des élèves, des parents (dont une mère tenant un enfant dans ses bras), qui affirmèrent que ces œuvres étaient affreuses, racistes, qu’elles n’avaient pas leur place dans un lycée, et qu’il ne fallait pas « infliger un tel traumatisme aux enfants ». Par « enfants », ils désignent les lycéens, ce qui montre le peu de cas qu’ils font de l’intelligence et de la maturité de jeunes proches de l’âge adulte.

Dans le cadre du Labor Fest se tenant à San Francisco chaque année pendant le mois de juillet pour célébrer l’histoire et la culture de mouvement ouvrier, une réunion d’information fut organisée sous les auspices du syndicat de dockers ILWU, où prirent la parole des défenseurs des fresques. Pendant l’exposé du Professeur Robert Cherney, biographe d’Arnautoff, des partisans de la destruction des œuvres perturbèrent la réunion durant 20 minutes, hurlant « suprématistes blancs ! » ou « croyez au traumatisme ! ».

Malgré leur mobilisation et leur agressivité, les partisans de la destruction des fresques sont une minorité. La grande majorité des lycéens et anciens lycéens y sont opposés. Le 1er août, l’autorité scolaire permit au public une visite de 2 h du lycée pour voir les 13 fresques. Bien que l’annonce eût été très confidentielle, une fuite dans le San Francisco Chronicle amena des centaines de personnes qui firent la queue pour entrer ; nombre d’entre elles signèrent un poster avec le slogan « éduquez, n’éradiquez pas ».

Le 13 août, l’autorité scolaire proposa un prétendu « compromis » : masquer les œuvres par des panneaux plutôt que de peindre dessus. Cette nouvelle proposition est probablement motivée par le fait que le masquage par panneaux serait plus rapide que la peinture, et que la destruction des fresques risquerait d’enfreindre la législation sur le patrimoine. Mais de toute manière, cela resterait de la censure. Lors de la réunion de l’autorité ayant fait cette nouvelle proposition, des chauffeurs de bus étaient venus protester contre la privatisation du transport scolaire. À nouveau, il y eut un débat public entre défenseurs et ennemis des fresques, et un des membres de l’autorité fit l’amalgame entre l’argument des défenseurs de « préserver l’histoire » et la propagande des suprématistes blancs et néo-nazis (qui défendent la présence dans les lieux publics du drapeau de la Confédération et des statues de ses chefs racistes). Les politiciens bourgeois qui privatisent restent maîtres de la démagogie et de la calomnie contre les militants ouvriers.

Cette affaire montre le caractère réactionnaire de la politique identitaire et victimaire. À l’opposé de la pratique communiste de rassembler tous les opprimés autour du prolétariat sous le drapeau de la révolution socialiste, l’idéologie identitaire petite-bourgeoise invite les femmes et toutes les minorités à se constituer en identités séparées, transcendant la division de la société en classes sociales, et chacune dotée d’une histoire et une oppression uniques. Il s’ensuit que les membres d’une minorité sont seuls habilités à parler de leurs problèmes, et leur subjectivité s’en trouve sacralisée. À cela, s’ajoute un sentiment de perpétuelle victime traînant un traumatisme incurable, exigeant de l’État bourgeois qu’il se comporte comme une super-nounou leur garantissant des « espaces sûrs » où rien ne pourrait les choquer, ce qui implique de censurer impitoyablement toute parole, écrit ou image qui pourrait les « offenser ». Cela conduit finalement à renforcer la censure, diviser les opprimés et à les mettre à la traîne d’une fraction de la bourgeoisie (en l’occurrence, le Parti démocrate).

En opposition à cette vision infantilisante des Noirs et Amérindiens « traumatisés » par les fresques d’Arnautoff, Dewey Crumpler, l’auteur des peintures murales « de réponse », a expliqué qu’à 6 ans il avait trouvé une image horrible, celle du cadavre défiguré d’Emmett Till, un garçon noir de 14 ans lynché dans le Mississipi en 1955. Sa mère, loin de lui enlever cette image « choquante », l’utilisa pour lui expliquer la réalité et la signification du racisme. Cette image « traumatisante » est restée gravée dans sa mémoire et a déterminé sa carrière d’artiste. Il l’a lui-même montrée à ses enfants. D’ailleurs de telles images (comme la photo par Nick Ut d’une fillette brûlée par le napalm au Vietnam en 1972) ont souvent joué un rôle dans la mobilisation contre l’oppression.

Les militants ouvriers, les amis de l’art et de la culture, doivent se mobiliser et s’unir en défense des fresques d’Arnautoff, contre leur destruction, contre toute tentative de censure. En jeu se trouve la liberté de l’art et le droit des artistes d’exprimer à travers leurs œuvres le point de vue du mouvement ouvrier.

Le libre choix de ces thèmes et la non restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. À ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art. (André Breton, Diego Rivera, Lev Trotsky, Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, 25 juillet 1938).