La révolution du 27 février 1917 balaya la monarchie et porta au pouvoir la bourgeoisie libérale. Cette dernière, agissant de concert avec les impérialistes anglo-français, ne voulait qu’une petite révolution de palais. Elle n’entendait dépasser en aucun cas une monarchie constitutionnelle censitaire. Et quand la révolution alla plus loin, jusqu’à l’abolition complète de la monarchie et la création de soviets (des députés ouvriers, soldats et paysans), la bourgeoisie libérale devint franchement contre-révolutionnaire. (Vladimir Lénine, « Changements dans la situation des classes », 27 juin 1917, Oeuvres, Progrès, t. 25, p. 135)
Les dirigeants du POSDR menchevik (PM) et du Parti socialiste-révolutionnaire (PSR) empêchent les soviets, où ils sont majoritaires, de prendre le pouvoir et ce sont eux, les « conciliateurs », qui le remettent à la bourgeoisie représentée par le Parti constitutionnel démocrate (PKD ou « cadet ») et l’Union du 17 octobre (« octobristes ») [voir Révolution communiste n° 23].
L’entente avec la bourgeoisie contre-révolutionnaire fait le fond de la politique de la démocratie petite-bourgeoise, c’est-à-dire les partis socialiste-révolutionnaire et menchevik… Cette démocratie petite-bourgeoise veut le partage du pouvoir avec la bourgeoisie et non le renversement de celle-ci. (Vladimir Lénine, « Une révolution en déliquescence », 27 juin 1917, Oeuvres t. 25, p. 136)
Après un soulèvement à Petrograd (la capitale d’alors, aujourd’hui nommée Saint-Pétersbourg) des ouvriers et des paysans conscrits contre la poursuite de la guerre par le gouvernement du prince Lvov, les partis conciliateurs entrent le 5 mai 1917 au second gouvernement provisoire. Ce front populaire avant la lettre poursuit la guerre impérialiste, refuse la terre aux paysans, veut maintenir par la force la Finlande et l’Ukraine dans l’État russe [voir Révolution communiste n° 24].
Juin : la guerre s’éternise, l’économiese disloque
Les ouvriers et les soldats les plus avancés développent une grande activité et se tournent de plus en plus vers le POSDR bolchevik (PB) qui, sous l’impulsion de Lénine, refuse de soutenir tout gouvernement bourgeois.
Le Parti bolchevik est encore minoritaire au congrès des soviets de juin 1917. Le 18 juin 1917, une manifestation appelée par le Comité exécutif du Soviet rassemble 500 000 ouvriers et soldats à Petrograd qui reprennent pour la plupart les mots d’ordre bolcheviks : « À bas les 10 ministres capitalistes ! », « Tout le pouvoir aux soviets ! ».
Les bolcheviks développaient leur action sur deux axes : d’une part, ils s’efforçaient d’obtenir la majorité dans les soviets en propageant leur programme et en menant une lutte implacable contre le gouvernement provisoire; d’autre part, ils sommaient les conseils socialistes modérés de prendre le pouvoir immédiatement. (Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie, 1958, Gallimard, p. 208)
La guerre, la crise économique, l’inflation et le sabotage orchestré par les capitalistes contre les travailleurs aggravent les tensions entre les deux classes fondamentales, alors que le PSR et le PM, qui sont nettement majoritaires dans les soviets, tentent de s’interposer.
La Russie est gouvernée par deux blocs : le bloc des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks et le bloc de ce bloc avec les cadets, qui font bloc, de leur côté avec tous les partis situés à leur droite. La déliquescence de la révolution en découle inévitablement. (Vladimir Lénine, « Une révolution en déliquescence », 25 juin 1917, Oeuvres, Progrès, t. 25, p. 132)
Le gouvernement laisse le patronat organiser un lock-out qui met plus de 38 000 ouvriers au chômage en juin, 48 000 en juillet. Seules les entreprises qui ont passé commande avec l’armée fonctionnent, écoeurant un peu plus le prolétariat à Petrograd, à Moscou et dans toute la Russie. Les gouvernements français et anglais poussent à la reprise des opérations contre les armées allemandes sur le front est. Leur allié russe obtempère. Mais la masse des soldats s’y refuse et l’offensive tourne à la déroute. L’offensive coûte 56 000 morts supplémentaires.
Le meilleur orateur de la révolution, Trotsky, est considéré par les travailleurs de Petrograd comme un bolchevik. Le 2 juillet, l’Organisation interrayons (une fraction intermédiaire du POSDR auquel appartenait Trotsky, Joffé, Manouilsky, Lounatcharski, Ouritski, Riazanov…) qui collaborait avec le Parti bolchevik depuis mai, décide de rejoindre celui-ci.
Juillet : la réaction tsariste et les « démocrates » à l’oeuvre
Il n’y avait que deux issues possibles : ou bien la bourgeoisie devait être chassée du pouvoir et la révolution devait marcher de l’avant, ou bien on allait par de sévères représailles « museler » les masses populaires. (Léon Trotsky, L’Avènement du bolchevisme, 1918, Maspero, p. 30)
Le 2 juillet, les 4 ministres PKD démissionnent, car les difficultés militaires tendent les rapports avec les partenaires gouvernementaux du PSR et du PM. Milioukov, principal chef des cadets, tente de faire pression sur les partis « socialistes » afin qu’ils assument la défaite sur le front militaire et exigent des soviets de Petrograd qu’ils soutiennent la guerre.
Si le calcul est juste quant à la nature petite-bourgeoise des PM et PSR, incapables de s’en prendre à leur maître et à sa propriété, il n’en est pas de même pour les masses. Le Parti bolchevik met en garde contre tout mouvement prématuré car la province ne va pas à la même vitesse que la capitale. Les bolcheviks n’ont qu’une influence réduite sur les soldats du front et la paysannerie pauvre. Même Moscou n’est pas aussi avancée que Petrograd Il ne faut pas que le prolétariat de la capitale, en déclenchant une insurrection prématurée, subisse le sort de la Commune de Paris en 1871.
Mais les ouvriers de l’industrie et les soldats de la garnison de Petrograd n’en ont cure. Le 4 juillet, ils convergent, souvent en armes, par dizaines de milliers devant le Palais de Tauride où siège le Comité exécutif des soviets de Russie, dont ils exigent qu’il prenne le pouvoir.
Lorsque Lénine disait, en mai, que les ouvriers et les paysans étaient cent fois plus révolutionnaires que notre parti, il généralisait indubitablement l’expérience de février et d’avril. Mais les masses aussi généralisaient cette expérience à leur façon. Elles se disaient dans leur for intérieur : même les bolcheviks trainassent et atermoient. Les manifestants étaient tout disposés dans les « journées de juillet » -si la marche de l’affaire l’avait nécessité– à liquider le pouvoir officiel. En cas de résistance de la bourgeoisie, ils étaient prêts à employer les armes. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, Seuil, t. 2, p. 77)
La manifestation tourne au mouvement insurrectionnel qui balaie quelques bataillons de cosaques réactionnaires qui tirent sur les ouvriers et soldats acquis à leur cause. Dans la nuit du 4 au 5 juillet, le ministre de l’agriculture, Tchernov (PSR) est à deux doigts d’être lynché. Le 5 juillet, 6 000 matelots de la base maritime de Kronstadt, dont les militants du PB, font mouvement pour occuper la forteresse Pierre et Paul.
Le ministre de la Guerre Kerensky (travailliste) dépêche dans la capitale des troupes plus sûres. Le 5 juillet, les manifestants commencent à se disperser. L’armée, sous les ordres de Kerensky, rétablit l’ordre.
Aussitôt, le gouvernement provisoire et des éléments réactionnaires reprirent l’initiative. Il y eut des commencements de pogromes aux cris de : « Les Juifs et les bolcheviks à l’eau ! ». L’imprimerie de la Pravda fut saccagée. Un ministre communiqua à des officiers de régiments fidèles une révélation tout à fait sensationnelle : Lénine et ses complices n’étaient que les agents de l’Allemagne, on venait d’en acquérir la preuve irréfutable. (Victor Serge, Vie et mort de Léon Trotsky, 1946, Maspero, t. 1, p. 49)
Le Parti socialiste-révolutionnaire et le Parti menchevik se font complices de la contre-révolution bourgeoise en mettant en cause « l’extrémisme des bolcheviks ».
La manifestation des 3 et 4 juillet vaut aux bolcheviks un torrent d’injures et d’outrages. On va jusqu’à prétendre que les bolcheviks « ont tenté de s’emparer de la ville », qu’ils voulaient « faire violence » aux soviets… Les faits prouvent, au contraire, que les bolcheviks ne se sont emparés (bien qu’ils en aient eu la possibilité) d’aucune partie de la ville, ni même d’aucun édifice. Les faits prouvent qu’un seul acte politique de violence a eu lieu contre un établissement : il s’est produit dans la nuit du 4 au 5 juillet, lorsque les locaux de la Pravda ont été saccagés par les élèves-officiers et par les cosaques… (Vladimir Lénine, « La médisance et les faits », 6 juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 170)
Le gouvernement provisoire reprend l’accusation « de haute trahison » contre Lénine et la presse réactionnaire multiplie les calomnies qui s’étendent au ministre Tchernov, qui a participé en 1915 à la conférence socialiste internationale de Zimmerwald contre la guerre.
L’appareil d’État se dresse contre la révolution prolétarienne. Les régiments révoltés sont dissous et leurs membres envoyés sur le front, où la peine de mort est rétablie. Les locaux du Parti bolchevik sont saccagés par un détachement d’élèves-officiers. Le gouvernement interdit la Pravda. Kamenev, Trotsky, Kollontaï, Rykov, Lounatcharski et des centaines de militants, d’ouvriers et de soldats sont arrêtés.
Le gouvernement change tous les jours… ce qui agit, c’est la dictature militaire. Il serait ridicule en l’occurrence de parler de « jugement ». Il ne s’agit pas d’un « jugement », mais d’un épisode de guerre civile. (Vladimir Lénine, « Les dirigeants bolcheviks doivent-ils comparaitre devant les tribunaux ? », 7 juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 186)
Le 8 juillet, Lénine et Zinoviev passent à la clandestinité, quand un mandat est lancé contre eux. Ils se cachent à quelques kilomètres de Petrograd. Le 21 juillet, ils sont accusés de « haute trahison » pour une prétendue complicité avec l’Allemagne.
L’officier chargé d’interpeller Lénine demande au général commandant la circonscription militaire de Petrograd dans quel état il veut réceptionner le prisonnier. Le générale lui répond : « les détenus font parfois des tentatives d’évasion ». (Jean-Jacques Marie, Lénine, 2004, Balland, p. 189)
La fin de la possibilité d’un passage pacifique au pouvoir des soviets
La popularité des bolcheviks décrut presque aussi rapidement qu’elle avait crû, leur chef se cachait à présent et les partis socialistes avaient fini par se retourner contre eux. (Leonard Schapiro, Histoire du Parti communiste de l’Union soviétique, 1960, Gallimard, p. 197)
Pour Lénine, les soviets perdent leur caractère révolutionnaire car le désarmement de l’avant-garde ouvrière et les sanctions et exécutions des soldats révolutionnaires en font des couteaux sans lame. Kerensky se pose en Bonaparte. La démission du prince Lvov lui permet de prendre la tête du gouvernement tout en restant ministre de la Guerre.
Les dirigeants des SR et des mencheviks ont déposé respectueusement leur part de pouvoir aux pieds de Kerensky. Les cadets ont accepté ce cadeau de bonne grâce : ils considéraient de toute façon Kerensky non comme un grand arbitre impartial mais comme un simple agent intermédiaire. Prendre tout le pouvoir immédiatement aurait été trop dangereux, à cause de l’inévitable résistance révolutionnaire des masses. (Léon Trotsky, « Éléments de bonapartisme », 15 août 1917, L’Année 1917, Maspero, p. 61)
Avec l’appui des principaux dirigeants SR et mencheviks devenus ministres d’État, le gouvernement Kerensky interdit les manifestations, rétablit la peine de mort au front, désarme toute milice ouvrière, interdit la presse bolchevik. D’un autre côté, il limite tout achat et vente de terre et promet qu’une Assemblée constituante se réunira… à l’automne.
Le 16 juillet, Kerensky nomme Kornilov chef de l’état-major. Ce général avait fait ses preuves contre les soldats, à défaut de les avoir faites contre l’armée allemande.
Pendant les journées d’avril, il essaya d’effectuer une première saignée de la révolution, mais se heurta à la résistance du comité exécutif, démissionna, obtint le commandement d’une armée, et, ensuite, du front Sud-Ouest. Sans attendre l’institution légale de la peine de mort, Kornilov donna l’ordre de fusiller les déserteurs et d’exposer les cadavres avec des écriteaux sur les routes, menaça de peines rigoureuses les paysans qui s’attaqueraient aux droits de la propriété domaniale, forma des bataillons de choc et, en toute occasion propice, menaça du poing Petrograd. Ainsi se dessina autour de son nom une auréole aux yeux du corps des officiers et des classes possédantes. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, Seuil, t. 2, p. 161)
Le 24 juillet, la coalition renaît, avec l’accord du comité exécutif des soviets. Le deuxième gouvernement de coalition, où sont majoritaires les ministres de la « démocratie socialiste », continue à détenir les révolutionnaires et à interdire leurs journaux.
L’état-major général et le commandement supérieur de l’armée, consciemment ou à demi-consciemment secondés par Kerensky… ont déclenché la répression contre les unités révolutionnaires du front. Ils ont commencé à désarmer les troupes et les ouvriers révolutionnaires de Petrograd et de Moscou, à étouffer et mater le mouvement de Nijni Novgorod, à arrêter les bolcheviks et à fermer leurs journaux, non seulement sans décision des tribunaux, mais encore sans décret du gouvernement. En fait, le pouvoir d’État en Russie est essentiellement aujourd’hui une dictature militaire. (Vladimir Lénine, « La situation politique », 10 juillet 1917, Oeuvres, Progrès, t. 25, p. 189)
Pour Lénine, cela clôt une période.
Les soviets étaient formés par les délégués de la masse des ouvriers et des soldats libres, c’est-à-dire ne subissant aucune contrainte extérieure, et armés. Les armes entre les mains du peuple, l’absence de toute contrainte extérieure pesant sur le peuple, tel était le fond des choses. Voilà ce qui permettait et assurait le développement pacifique de toute la révolution. Le mot d’ordre : «Tout le pouvoir aux soviets», était le mot d’ordre de l’étape immédiate, du tout premier pas à réaliser dans cette voie pacifique de développement. C’était le mot d’ordre du développement pacifique de la révolution, possible, et, naturellement, souhaitable, du 27 février au 4 juillet, et qui est devenu maintenant absolument impossible. (Vladimir Lénine, « À propos des mots d’ordre », juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 199)
Selon Lénine, il convient d’abandonner le mot d’ordre de la période précédente (« tout le pouvoir aux soviets ») et de se tourner vers une autre perspective (l’insurrection).
La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l’insurrection armée des ouvriers. Cette victoire n’est possible que si l’insurrection coïncide avec une effervescence profonde des masses contre le gouvernement et la bourgeoisie, par suite de la débâcle économique et de la prolongation de la guerre… L’insurrection armée ne peut avoir d’autre objectif que le passage du pouvoir au prolétariat soutenu par les paysans pauvres, en vue de l’application du programme de notre parti. (Vladimir Lénine, « La situation politique », 10 juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 190)
Pour Lénine, le pouvoir du prolétariat issu de l’insurrection devra reposer sur des soviets renouvelés.
Les soviets pourront et devront faire leur apparition dans cette nouvelle révolution ; pas les soviets d’aujourd’hui, pas ces organes d’entente avec la bourgeoisie, mais des organes de lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Nous resterons, alors aussi, partisans d’un Etat bâti sur le type des soviets, c’est certain. Il ne s’agit pas de disserter sur les soviets en général, mais de combattre la contre-révolution actuelle et la trahison des soviets actuels. (Vladimir Lénine, « À Propos des mots d’ordre », juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 205)
En même temps, Lénine met en garde contre la tentation de ce qu’on appellerait aujourd’hui le gauchisme.
L’erreur la plus grave serait de croire le prolétariat révolutionnaire capable de « refuser » de soutenir les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks face aux contre-révolutionnaires sous prétexte de « se venger » d’eux parce qu’ils ont aidé à la répression contre les bolcheviks et aux fusillades sur le front, et désarmé les ouvriers… Le fond de la question, c’est que ces nouveaux détenteurs du pouvoir ne peuvent être vaincus que par les masses révolutionnaires du peuple. Ces masses, pour s’ébranler, doivent non seulement être conduites par le prolétariat, mais aussi se détourner des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, traîtres à la révolution. (Vladimir Lénine, « À propos des mots d’ordre », juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 201)
Le 26 juillet, le 6e congrès du Parti bolchevik se tient de manière semi-clandestine. Lénine, Zinoviev, Trotsky, Kamenev ne peuvent y participer. Boukharine et Staline présentent les principaux rapports sur la ligne que préconise Lénine.
Les bolcheviks devaient préparer la prise du pouvoir par les classes révolutionnaires. Il n’y avait dans la résolution aucune indication quant aux organes qui remplaceraient les soviets et cette difficulté troublait bien des membres du parti… Pourtant, la résolution fut adoptée à l’unanimité et seulement quatre abstentions. (Leonard Schapiro, Histoire du Parti communiste de l’Union soviétique, 1960, Gallimard, p. 198)
Staline envisage la comparution de Lénine, à condition que sa sécurité personnelle soit garantie et que le procès soit organisé démocratiquement, il propose une résolution dans ce sens. Dzerjinski et d’autres pensent qu’il doit rester dans la clandestinité. Le congrès les suit et adopte à l’unanimité une résolution contre la comparution.
Août : le gouvernement PSR-PM-PKD convoque une « Conférence d’État »
Sur le front, le rétablissement officiel de la peine de mort, la dissolution des comités de soldats, l’interdiction des journaux rencontrent la résistance des conscrits, sous les formes les plus diverses. À l’arrière, la crise économique s’approfondit avec ses corollaires : pénurie de nourriture, inflation, marché noir, chômage.
Refusant tout crédit à un gouvernement impuissant, les industriels préféraient attendre que la tourmente passât : camouflage des stocks, refus d’appliquer les monopoles d’État, arrêts de travail faute de combustibles, généralisation des lock-out dans les entreprises où la lutte politique désorganisait la production – ces pratiques dépossédaient le gouvernement de tout contrôle sur l’économie. Les ouvriers y répondaient par la grève ou l’occupation des usines, et le climat social se détériorait… (François-Xavier Coquin, La Révolution russe, 1962, Les Bons Caractères, p. 93)
Une des questions centrales reste la terre.
Le gouvernement, qui se prétend révolutionnaire et démocratique, continue depuis des mois à berner les paysans, à les tromper par des promesses et des atermoiements… Pour la terre, attends jusqu’à l’Assemblée constituante. Pour l’Assemblée constituante, attends jusqu’à la fin de la guerre. Pour la fin de la guerre, attends jusqu’à la victoire totale. Voilà ce qu’il en est. Les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, qui ont la majorité dans le gouvernement, se moquent tout bonnement des paysans. (Vladimir Lénine, « Les Enseignement de la révolution », juillet 1917, Oeuvres, Progrès, t. 25, p. 249)
Les travailleurs des campagnes n’attendent pas.
Dans les campagnes, lasses de devoir attendre en vain les réformes, pillages et incendie se généralisaient. C’était l’appropriation spontanée des grands domaines que les paysans moissonnent, labourent et ensemencent avec l’approbation des comités agraires locaux. À la fin de l’été, 80 % des districts de Russie d’Europe étaient touchés par la révolte. (François-Xavier Coquin, La Révolution russe, 1962, Les Bons Caractères, p. 93)
Le 3e gouvernement provisoire essaie de reprendre la main en convoquant une « conférence d’État » du 12 au 15 août (ancien calendrier) à Moscou, jugée plus calme que Petrograd.
Furent invités à participer à la conférence d’État, d’après la liste officielle, « les représentants des organisations politiques, sociales, démocratiques, nationales, commerciales et industrielles, coopératives, les dirigeants des organes de la démocratie, les hauts représentants de l’armée, des institutions scientifiques, des universités, les membres de la Douma ». (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, Seuil, t. 2, p. 163)
Le Parti bolchevik boycotte la conférence. Elle tente d’en finir avec le double pouvoir et de déplacer le gouvernement vers les forces les plus réactionnaires qui, par l’intermédiaire de Kerensky et Kornilov, se regroupent pour en finir avec la révolution.
Kornilov utilise l’occasion pour apparaître comme l’homme providentiel, sauveur de la propriété et restaurateur de l’ordre.
Le lendemain, Kornilov arriva du Grand quartier général, il fut reçu par de nombreuses délégations, dont celle du concile ecclésiastique. Sur le quai devant lequel le train s’arrêta sautèrent des cosaques du Tek, en caftans d’un rouge vif, sabres mis au clair, qui firent la haie des deux côtés. Des dames enthousiastes couvrirent de fleurs le héros qui passa en revue la garde et les députations. Le cadet Roditchev termina son discours d’accueil par cette exclamation : « Sauvez la Russie, et le peuple reconnaissant vous couronnera ». De la gare, Kornilov se dirigea, sur le chemin traditionnel des tsars, vers la chapelle de la Vierge Iverskaïa, où il eut un service religieux…Comme investi du pouvoir, Kornilov recevait dans son wagon les politiciens, les industriels, les financiers. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, Seuil, t. 2, p. 167)
Au même moment, le prolétariat montre sa force. Si le soviet de Moscou, qui n’a pas connu d’élection depuis longtemps, s’oppose à toute protestation devant la Conférence d’État, le Parti bolchevik et les syndicats organisent une grève le 12 août.
Ni lumière, ni tramways ; les fabriques, les usines, les ateliers et les dépôts des chemins de fer ne travaillaient pas, et même les garçons de restaurant étaient en grève… (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, t. 2, p. 166)
Le 8 août, le PB envoie par précaution Lénine en Finlande.
Août : le coup d’État militaire échoue
Néanmoins, la méfiance grandit au soviet de Petrograd et ceux des grandes villes à l’égard des camarades « ministres », envers le Parti menchevik et le Parti socialiste-révolutionnaire. Les masses paysannes s’enhardissent.
La grande bourgeoisie veut se débarrasser des socialistes qu’elle ne faisait que tolérer et qui se révèlent impuissants à maintenir l’ordre sur le front, dans les villes et au sein des campagnes. Dans le camp des exploiteurs, la majorité pense qu’il faut reprendre le pouvoir par la force et en finir avec les soviets. L’homme-clé de ce projet s’appelle Kornilov. Général en chef nommé par Kerensky lui-même, Kornilov est détesté de la plupart des soldats mais se présente comme capable de la contre-révolution. Depuis la Conférence de Moscou, Kornilov est célébré comme un héros par la bourgeoisie et ses journaux.
Kerensky, qui croit qu’il lui est soumis, couvre les préparatifs du général factieux. Le complot est commun, les gains espérés sont différents. Mais ni les uns ni les autres n’ont prévu la réaction des travailleurs qui s’appuient sur les soviets et reprennent les armes. Le plan consiste à mobiliser des troupes sûres pour fondre sur Petrograd après la perte de Riga (21 août), la capitale de la Lettonie, dont le soviet est bolchevik, serait livrée à l’armée impérialiste allemande. Le PB serait rendu responsable de la défaite et l’état-major sauverait Petrograd en écrasant les soviets.
Mais rien ne se passe comme prévu. La réaction des masses est immédiate, les cheminots retardent et interdisent le mouvement des troupes de Kornilov pendant que les gardes rouges (les ouvriers en armes) orchestrent la défense de la ville. Au dernier moment, Kerensky abandonne Kornilov (27 août). Dès lors, le général affronte sans caution démocratique la classe ouvrière de Petrograd en armes. Les soviets revivent. Les bolcheviks emprisonnés sont libérés.
Les organisations soviétiques d’en bas, à leur tour, n’attendaient pas les appels d’en haut. Le travail principal était concentré dans les quartiers. Aux heures des plus grandes hésitations du gouvernement et des fastidieux pourparlers du Comité exécutif avec Kerensky, les soviets de quartier se resserrèrent entre eux et décidèrent de déclarer la conférence interdistricts ouverte en permanence ; d’introduire leurs représentants dans l’état-major formé par le Comité exécutif ; de créer une milice ouvrière ; d’établir le contrôle des soviets de quartiers sur les commissaires du gouvernement ; d’organiser des équipes volantes pour l’arrestation des agitateurs contre-révolutionnaires… Par la logique même de la situation, les plus hauts organes soviétiques durent se restreindre fortement pour céder la place à ceux de la base. L’entrée des quartiers de Petrograd dans l’arène de la lutte modifia du coup la direction et l’ampleur de celle-ci. De nouveau se découvrit, par l’expérience, l’inépuisable vitalité de l’organisation soviétique : paralysée d’en haut par la direction des conciliateurs, elle se ranimait, au moment critique, en bas, sous l’impulsion des masses. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930-1932, Seuil, t. 2, p. 244)
Le Parti bolchevik et les groupes anarchistes sont en première ligne, les travailleurs de toutes les tendances font face ensemble aux putschistes. La « division sauvage » (cavalerie) commandée par le général Krymov est bloquée. Les soviets locaux convainquent les soldats dépêchés sur la capitale que leur mission est de tuer la révolution, les cheminots interdisent tout déplacement de troupes ennemies sur Petrograd. Les réactionnaires de Petrograd restent isolés et inertes. Le coup échoue. Le 2 septembre, Kornilov est capturé, Krymov se suicide.
Le Parti bolchevik demande une nouvelle fois au PSR et au PM de rompre avec les partis bourgeois qui ont fait la preuve de leur fourberie. Ils refusent. Lénine achève de rédiger en Finlande L’État et la révolution.
Le PB a montré aux larges masses en quoi il était différent des autres partis « socialistes ». Il regroupe 100 000 militants en août. Il va bientôt remettre le pouvoir aux soviets.