La Révolution russe de février 1917

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Au cours du XIXe siècle, la monarchie absolue des Romanov est le fer de lance de la réaction en Europe. En 1867, Marx et Engels commencent à nouer des liens avec des révolutionnaires russes. En 1871, ils collaborent lors de la Commune de Paris avec Elizaveta Dmitriev. Marx apprend le russe. En 1881, il n’exclut pas que la Russie puisse parvenir au socialisme en s’appuyant sur la révolution à l’ouest de l’Europe sans passer par le mode de production capitaliste. Mais l’histoire en décide autrement et la Russie devient capitaliste, comme l’établit Lénine en 1889 (Le Développement du capitalisme en Russie).

Les différentes conceptions de la révolution russe

En 1914, dans l’empire de Nicolas II, l’Internationale ouvrière reconnait deux partis polonais : PSP et SDKP ainsi que deux russes (dont un divisé en deux fractions) : PSR, POSDR Menchevik, POSDR Bolchevik.

Les populistes du Parti socialiste-révolutionnaire était au début du XXe un courant socialiste petit-bourgeois radical influencé par Herzen, Tchernychevski, Lavrov qui pensaient pouvoir passer directement au socialisme en jetant à bas le tsarisme (l’affaire de l’intelligentsia révolutionnaire) et misaient pour cela sur le « mir » (la communauté paysanne traditionnelle qui gérait collectivement des terres du village). Le PSR, plus soucieux d’action que de théorie (un peu comme les antifas et autonomes contemporains), prétendait que la paysannerie et l’intelligentsia étaient aussi révolutionnaires que le prolétariat. Des attentats courageux contre la dynastie, les ministres et les chefs de la police fragiliseraient le régime et montreraient la voie aux masses amorphes.

Avant tout, le congrès juge indispensable de renforcer la terreur politique centralisée. (1er congrès du PSR, Résolution sur la tactique générale, 1901, Jacques Baynac, Les Socialistes-révolutionnaires, 1979, Laffont, p. 315)

Le groupe social-démocrate Émancipation du travail émergea à la fin du XIXe siècle de la rupture avec le populisme d’anciens « narodniks » gagnés au marxisme (Axelrod, Deutsch, Plekhanov, Zassoulitch…). Il affirmait que la Russie était déjà capitaliste et que la force révolutionnaire déterminante était désormais la classe ouvrière en dépit de sa taille réduite dans la formation sociale.

Le groupe Libération du travail s’assigne pour mission la propagande du socialisme moderne en Russie et la préparation de la classe ouvrière en vue d’un mouvement politique et social conscient. (Groupe Émancipation du travail, Programme, 1884, Gheorghi Plekhanov, Archive internet des marxistes)

Sous cette influence, le Parti ouvrier social-démocrate est constitué en Russie en 1898 mais rapidement démantelé par la répression. Il est reconstitué en 1903 autour du journal national Iskra fondé en 1900 par Lénine, Martov et Plekhanov. Le POSDR scissionne en 1903, se réunifie en 1906, se fracture de nouveau en 1912 entre « bolcheviks » (majoritaires) et « mencheviks » (minoritaires), chaque fraction ayant des débats internes vifs.

À la veille de la révolution de 1917, les mencheviks du POSDR-Comité d’organisation expliquent que, dans l’immédiat, puisque les tâches sont celle d’une révolution bourgeoise, la révolution russe ne peurra être qu’une révolution dirigée par la bourgeoisie, en tout cas ses fractions les plus avancées (« libérale » au sens de démocratique). La bourgeoisie sera la classe dominante durant toute une étape historique qui permettra de préparer la révolution socialiste. Il en découle que l’activité clandestine était secondaire.

Les mencheviks élaborèrent une doctrine de travail de la sociale-démocratie qui subsista de manière quasi-générale parmi leurs partisans… La révolution amorcée en 1905 ne fut jamais accomplie. Elle était dans son essence une révolution démocratique bourgeoise. Elle avait échoué parce qu’un régime démocratique bourgeois ne s’en était pas dégagé. La raison essentielle de cet échec avait été que les partis libéraux bourgeois ne s’étaient pas révélés assez forts pour pousser la révolution jusqu’à son terme logique en prenant le pouvoir. (Leonard Schapiro, Histoire du Parti communiste de l’Union soviétique, 1960, Gallimard, p. 129)

Les bolcheviks du POSDR-Comité central, à l’épreuve de la Révolution de 1905, guidés par la circulaire de 1850 de Marx et Engels à la Ligue des communistes, ont vérifié le pronostic du noyau de l’Iskra : la bourgeoisie russe, faible, inconsistante, dépendant d’ailleurs de la grande propriété foncière, du capital étranger, est incapable de réaliser les tâches historiques qui logiquement lui revenaient.

Nulle part plus que chez nous la bourgeoisie n’a fait preuve au cours de la révolution bourgeoise d’une telle brutalité réactionnaire, agi en alliance aussi étroite avec le vieux régime… Puisse notre prolétariat retirer de la révolution bourgeoise russe un triple regain de haine envers la bourgeoisie et la volonté décuplée de la combattre. (Lénine, Notes d’un publiciste, 22 août 1907, OEuvres, Progrès, t. 13, p. 72)

Pour le Parti bolchevik, le renversement du tsarisme et l’établissement d’une république démocratique, ne pouvent être l’oeuvre que de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Leur perspective est la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, un gouvernement révolutionnaire capable d’accomplir les tâches de la révolution bourgeoise malgré la bourgeoisie, sans pourtant entreprendre prématurément les tâches de la révolution prolétarienne.

Ce dernier aspect est contesté par Trotsky. Après l’expérience de 1905, sous l’appellation de « révolution permanente », l’ancien président du soviet de Petrograd affirme, comme Lénine, que seul le prolétariat et la paysannerie pouvent accomplir les tâches démocratiques. Mais il ajoute que le prolétariat ne pouvait combattre que par ses propres méthodes, sur son propre terrain, en fonction de ses propres intérêts, et qu’il sera par là-même amené à entamer la révolution prolétarienne. Il n’y aura pas d’étape séparée, prolongée, historique, de démocratie bourgeoise en Russie mais, tout au contraire, un mouvement ininterrompu, permanent. Ainsi, la réalisation des tâches démocratiques héritées du passé entraînera nécessairement l’accession au pouvoir du prolétariat. Le prolétariat ne peut prendre le pouvoir qu’à son propre compte, c’est-à-dire en entamant la révolution socialiste, en portant la hache dans la propriété privée des moyens de production, dans les fondements mêmes de la domination de la bourgeoisie. Sous peine de renversement par la réaction européenne, la révolution russe devra s’étendre internationalement.

La faiblesse de Trotsky est de tourner le dos à la construction de l’instrument de la révolution ininterrompue, le parti ouvrier révolutionnaire. En effet, durant toute la période entre 1905 et 1914, même s’il a rompu avec la fraction menchevik, Trotsky prêche, comme Luxemburg et la direction de l’Internationale ouvrière, la réunification du POSDR. Par conséquent, il voit, comme eux, « l’intransigeance » de Lénine comme un obstacle dans la voie de la reconstitution d’un seul parti pour la classe ouvrière. Il réclame en fait l’unité de ceux qui freinent la classe ouvrière pour ne pas effrayer la bourgeoisie démocratique, libérale, et de ceux qui préconisent l’insurrection ouvrière pour liquider le tsarisme. À partir de 1914, il se rapprocha du Parti bolchevik.

Le maillon faible de la chaîne impérialiste

La guerre inter-impérialiste de 1914 est l’expression la plus nette du déclin du capitalisme, qu’il ne peut plus assurer le développement progressiste de l’humanité. La victoire du prolétariat russe dirigé par le Parti bolchevik en octobre 1917 marque le début de la révolution socialiste internationale qui constitue la réponse positive à la barbarie.

L’empire des Romanov est la plus faible des grandes puissances européennes qui ont déclenché la guerre (Russie, Autriche-Hongrie, France, Grande-Bretagne, Allemagne). Néanmoins, elle est un impérialisme abritant des grandes entreprises capitalistes modernes, exerçant son oppression sur toutes les minorités nationales de l’État tsariste russe. La Russie reste, par d’autres traits, un pays semi-colonial dans lequel se multiplient les investissements du capitalisme étranger. Lorsqu’éclate la première guerre mondiale, elle est gouvernée par une monarchie autocratique débile et corrompue. Le problème agraire n’y est pas résolu, les tâches accomplies au XVIIIe siècle par les grandes révolutions bourgeoises, en Grande-Bretagne, aux États-Unis d’Amérique et en France, sont à l’agenda. Mais la bourgeoisie russe apparaît elle-même comme un avorton, incapable de réaliser les tâches historiques qui, du point de vue de leur contenu social, seraient normalement les siennes. Cet ensemble de facteurs, qui a déjà conduit à la révolution de 1905, mène en Russie –dans les conditions de la guerre impérialiste mondiale– à une situation explosive.

La classe ouvrière russe est le produit du développement du capitalisme international. Elle saute certaines étapes de la constitution séculaire de la classe ouvrière des pays capitalistes d’Europe occidentale. Il y aura très vite concentration dans des centres industriels. Qui plus est, ses formes de lutte (grève générale, soviets, insurrection…) sont parmi les plus avancées du monde lors de la Révolution de 1905, dans laquelle se trempent deux organisations communistes (le terme employé à l’époque, malgré l’avis de Marx et d’Engels, était « social-démocrate ») : la SDKP polonaise et la fraction bolchevik du POSDR russe.

Grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques et batailles de rue, combats de barricade, toutes ces formes de lutte se croisent…  (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, 1906, OEuvres, Maspero, t. 1, p. 119)

À partir du moment où les armées russes subissent défaite sur défaite, où les millions de travailleurs, paysans et ouvriers mobilisés font l’expérience de l’incurie de l’administration tsariste et de l’état-major, à partir du moment où le prolétariat recommence à agir, mûrit une crise qui mettra en jeu l’existence du tsarisme et, à travers le développement de la lutte des classes, l’existence même de la domination de la bourgeoisie dans ce pays.

Lénine, peu avant que la révolution, souligne que l’empire est le « maillon le plus faible » de la chaîne impérialiste.

On rencontre très souvent des Occidentaux qui parlent de la Révolution russe comme si les événements, les rapports, les moyens de lutte de ce pays arriéré étaient très peu comparables à ceux de l’Europe occidentale et ne pouvaient guère par conséquent avoir une portée tant soit peu pratique. Rien de plus erroné que cette opinion. Certes les formes et les mobiles des luttes prochaines de la révolution européenne de demain différeront à maints égards des formes de notre révolution ; mais la Révolution russe n’en reste pas moins, précisément de par son caractère prolétarien, le prélude de l’imminente révolution européenne. Nul doute que celle-ci ne puisse être qu’une révolution prolétarienne, et cela dans un sens encore plus profond du mot, une révolution prolétarienne socialiste par son contenu également. Cette révolution qui approche montrera avec encore plus d’ampleur, d’une part que seuls des combats acharnés, à savoir des guerres civiles, peuvent affranchir l’humanité du joug du capital ; et d’autre part que seuls les prolétaires ayant une conscience de classe développée peuvent intervenir et interviendront en qualité de chefs de l’immense majorité des exploités… De même qu’en 1905 le peuple de Russie, conduit par le prolétariat, se souleva contre le gouvernement du tsar afin de conquérir une république démocratique, de même on verra dans les années à venir, par suite de cette guerre de brigandage, les peuples d’Europe se soulever sous la conduite du prolétariat contre le pouvoir du capital financier, contre les grandes banques, contre les capitalistes, et ces bouleversements ne pourront se terminer que par l’expropriation de la bourgeoisie et la victoire du socialisme. (Lénine, Rapport sur la révolution de 1905, janvier 1917, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 276-277)

À partir de 1914, la révolution à venir n’est donc pas comprise par Lénine comme une révolution seulement démocratique d’un pays arriéré placé en dehors de l’histoire générale du monde, elle est au contraire intégrée à la perspective de la révolution socialiste mondiale. En Russie, se concentrent en effet toutes les contradictions du développement de l’impérialisme.

Si la question agraire, héritage de la barbarie de l’histoire ancienne de la Russie, avait reçu sa solution de la bourgeoisie, le prolétariat russe ne serait jamais parvenu à prendre le pouvoir en 1917. Pour que se fonde un État soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuels de deux facteurs de nature historique tout à fait différente : une guerre de paysans, c’est-à-dire un mouvement qui caractérise l’aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c’est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l’année 1917 se dessine là. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930, Seuil, t. 1, p. 89)

Le Parti bolchevik pour la transformation de la guerre en révolution

En 1914, l’Internationale ouvrière (2e Internationale) comporte 3,4 millions de membres. Elle s’oppose aux menaces de guerre mais s’effondre une fois qu’elle éclate en août [voir Révolution communiste n° 8].

Dans les pays belligérants, la plupart des organisations ouvrières capitulent devant « l’union sacrée » [voir Révolution communiste n° 9]. Les députés du parti phare de l’Internationale ouvrière, le SPD allemand, votent les crédits de guerre ; Kaustky, le théoricien incontesté du marxisme (sauf par Luxemburg à partir de 1910) et le principal dirigeant de l’Internationale d’avant 1914, refuse de condamner cette trahison. Les anarchistes Guillaume, Malato, Grave et Kropotkine se rallient à la République française ; le secrétaire de la CGT anarcho-syndicaliste Jouhaux crée, avec le cardinal Amette et le monarchiste Maurras, un « Comité de secours national » le jour des obsèques du socialiste pacifiste Jaurès assassiné par un nationaliste ; les dirigeants du PS-SFIO Sembat, Guesde et Cachin entrent au service du gouvernement bourgeois et belliciste Viviani. Par contre, vu que le tsarisme inflige plus de répression qu’il n’offre de postes et d’honneurs, les directions des trois partis affiliés à l’IO, le PSR (populiste, terroriste, antimarxiste), le POSDR Menchevik (officiellement marxiste, opportuniste) et le POSDR Bolchevik (viscéralement marxiste) s’opposent à la guerre. Néanmoins, le PSR et le Parti menchevik hébergent des sociaux-patriotes.

Plus fermement que la fraction de Luxemburg, Zetkin et Liebknecht fils au sein du SPD allemand (groupe Die Internationale puis Spartakusbund) et que la fraction intermédiaire de Trotsky au sein du POSDR russe (courant Nache Slovo puis organisation Interrayons), le POSDR Bolchevik affirme dès 1914 son opposition à la guerre, la nécessité de la retourner contre la bourgeoisie mondiale (en considérant que la défaite de la propre bourgeoise créerait les meilleures conditions de son renversement).

Les opportunistes avaient préparé de longue date la faillite de la 2e Internationale, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois ; en répudiant la lutte des classes et la nécessité de la transformer, le cas échéant, en guerre civile, et en se faisant les apôtres de la collaboration des classes ; en prêchant le chauvinisme bourgeois sous couleur de patriotisme et de défense de la patrie et en méconnaissant ou en niant cette vérité fondamentale du socialisme, déjà exposée dans le « Manifeste du parti communiste », que les ouvriers n’ont pas de patrie ; en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit-bourgeois, au lieu d’admettre la nécessité de la guerre révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays ; en faisant un fétiche de la légalité et du parlementarisme bourgeois qui doivent nécessairement être mis à profit, en oubliant qu’aux époques de crise, les formes illégales d’organisation et d’agitation deviennent indispensables. (POSDR Bolchevik, Les Tâches de la sociale-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne, 6 septembre 1914, Lénine, Œuvres, Progrès, t. 21, p. 10)

Par conséquent, il en déduit qu’il faut pour cette tâche fonder une nouvelle internationale et des partis délimités des sociaux-impérialistes et des « centristes » qui se proposent de restaurer l’unité avec eux[voir Révolution communiste n°11].

Le rôle décisif du Parti bolchevik et en particulier de Lénine est dû à la délimitation en 1883 de la première équipe marxiste autour de Plekhanov (le groupe Émancipation du travail, en liaison avec Marx et Engels) des « populistes » terroristes (qui combinent l’anarchisme à base paysanne  à une forme de nationalisme russe) ; à la naissance du POSDR dans le creuset de l’Internationale qui lui permet de devenir effectivement le parti ouvrier de l’empire. Le Parti bolchevik émerge du combat fractionnel de 1903 contre la minorité menchevik (de Martov et Dan rejointe par Trotsky et Plekhanov) qui refuse la règle majoritaire du POSDR, puis de sa participation résolue à la révolution de 1905 qui, si elle n’aboutit pas à la victoire, la prépare. Le bilan de 1905 sépare définitivement le Parti menchevik (qui regrette d’avoir participé à l’insurrection qui a effrayé la bourgeoisie libérale) et le Parti bolchevik (qui rejette toute subordination à la bourgeoise même quand elle s’oppose en paroles à la monarchie absolue).

Lénine participe au Bureau socialiste international, la direction de l’Internationale ouvrière de 1908 à 1911. À partir de 1914, il fournit un effort théorique inouï sur la la philosophie (dialectique), les transformations du capitalisme (impérialisme), les causes du « réformisme » (aristocratie ouvrière, bureaucratie ouvrière), la question nationale et l’État. Cet effort théorique porte ses fruits dans l’orientation internationaliste du Parti bolchevik, avec la création de la Gauche de Zimmerwald et au cours de la révolution russe.

Face à l’extension de la guerre (Italie, Turquie, États-Unis, etc.) et sa prolongation inattendue, dans les pays neutres et même les belligérants, une partie du mouvement ouvrier relève la tête. Il se retrouve à l’occasion des conférences de femmes socialistes et de jeunes socialistes [voir Révolution communiste n° 13]. Une première conférence socialiste internationale se tient en 1915 à Zimmerwald [voir Révolution communiste n° 14], une deuxième à Kiental en 1916 [voir Révolution communiste n° 21]. Néanmoins, la majorité du mouvement de Zimmerwald reste pacifiste et conciliatrice à l’égard des traitres. Lénine (PODSR Bolchevik de Russie), Radek (SDKP Roslamowcy de Pologne) et Zinoviev (POSDR Bolchevik) animent la Gauche de Zimmerwald qui veut préparer la révolution socialiste pour mettre fin à la guerre et construire une internationale ouvrière révolutionnaire.

Le renversement du tsarisme par les travailleurs

Le 9 janvier 1917 (calendrier russe de l’époque), anniversaire du déclenchement de la Révolution de 1905, est marqué par des manifestations et par des grèves. Parallèlement, le régime tsariste se décompose de plus en plus. Des fractions de la bourgeoisie, et même des fractions de l’aristocratie, de l’état-major, essaient d’enrayer cette crise politique en tentant de procéder à une révolution de Palais par l’assassinat de Raspoutine. Elles tentent de procéder à des réformes et par là-même tendent encore plus tous les antagonismes sociaux.

D’autre part, face à la combativité ouvrière, la bourgeoisie russe est amenée à réagir. Le 18 février (3 mars calendrier occidental), la direction de l’entreprise d’armements Poutilov prend une décision qui sera lourde de conséquences : elle ferme sans salaire (lock-out) une des plus grandes usines de Petrograd, la capitale de l’époque (aujourd’hui St Petersburg). En riposte, l’agitation se poursuit presque sans interruption.

Le 23 février (8 mars calendrier occidental) est la journée internationale de lutte des femmes contre la guerre décidée par la Conférence socialiste des femmes. Des manifestations sont prévues à cette occasion, mais la direction du Parti bolchevik à Petrograd n’estime pas opportun de lancer un mot d’ordre de grève. Elle pense qu’il faut s’en tenir aux manifestations. Les ouvrières du textile se mettent en grève et envoient des délégations aux sites de la métallurgie pour qu’ils se joignent au mouvement.

La révolution de février fut déclenchée par des éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires, et l’initiative fut prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres, les femmes travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, se trouvaient nombre de femmes de soldat. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930, Seuil, t. 1, p. 144)

Le 25 février (10 mars calendrier occidental), deux jours après, la grève générale paralyse Petrograd et s’étend à Moscou. La police et la troupe tirent sur les manifestants le 26 février (11 mars) mais, alors qu’en 1905 l’armée, essentiellement composée de recrues paysannes, avait obéi aux officiers et ouvert le feu sur les ouvriers, cette fois-ci, les détachements passent un par un du côté de la population.

Sans la révolution de 1905-1907, sans la contre-révolution de 1907-1914, une autodéfinition aussi précise de toutes les classes du peuple russe et des peuples habitant la Russie eût été impossible ; de même, il eût été impossible de définir l’attitude de ces classes les unes envers les autres et envers la monarchie tsariste, attitude qui s’est révélée durant les 8 jours de la révolution de février-mars 1917… Il a fallu des tournants particulièrement brusques pour qu’à l’un de ces tournants le chariot de la monarchie des Romanov éclaboussée de sang et de boue puisse verser du premier coup. Ce régisseur tout-puissant, ce vigoureux accélérateur, ce fut la guerre impérialiste mondiale. (Lénine, Lettres de loin, 8 mars 1917, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 326)

Ainsi, le pays le plus arriéré politiquement de l’Europe, celui dans lequel la police politique semblait régner en maître, devient d’un coup le pays le plus démocratique. Les prisonniers politiques sont libérés par milliers, la presse de toutes les tendances paraît au grand jour, les travailleurs s’organisent dans leurs entreprises et dans les quartiers, la police disparait des rues de la capitale et la troupe y fraternise avec les ouvriers.

Le paradoxe de février

Le 27 février (12 mars calendrier occidental), les représentants politiques des classes exploiteuses du parlement croupion (Douma) tentent de sauver la propriété privée et de reconfigurer l’État bourgeois en proclamant un « Comité provisoire des membres de la Douma ». Or, ce jour-là se constitue une alternative, le soviet de Petrograd.

Tous les partis qui se réclament du socialisme ont constitué le soviet de Petrograd puis le « Comité exécutif provisoire du soviet des députés ouvriers de Petrograd ». La classe ouvrière veut renouer avec les conseils de travailleurs (soviets). Cependant, alors qu’en 1905 les soviets avaient été l’aboutissement de la maturation révolutionnaire du prolétariat, en 1917, le soviet de Petrograd, dans un premier temps, est formé par le haut ; il n’est pas alors composé de délégués des travailleurs en lutte, des délégués de ceux qui ont participé aux journées d’affrontement avec la police entre le 23 et le 27 février (8-12 mars au calendrier occidental), mais plutôt par des dirigeants des syndicats, du POSDR Menchevik et du PSR. Ils jouissent d’ailleurs d’un très grand prestige puisque, fréquemment, ils sortent tout juste de prison pour venir former ce Comité exécutif. Le contrôle des masses est, au départ, réduit par le mode de désignation des membres du soviet.

Alors que le nouveau pouvoir révolutionnaire se constituait avec une vitesse fabuleuse et une force irrésistible, les socialistes qui se trouvaient à la tête du Soviet jetaient autour d’eux des regards inquiets, cherchant un véritable patron. Ils estimaient tout naturel que la pouvoir passât à la bourgeoisie. (Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1930, Seuil, t. 1, p. 203)

Le soir même, les chefs opportunistes du PSR et du Parti menchevik, au nom du Comité exécutif provisoire du soviet, vont trouver les politiciens bourgeois qui ne sont pour rien dans le renversement du tsarisme et les prient de constituer un gouvernement qu’ils assurent de leur soutien. Dès le lendemain, ceux-ci forment un « gouvernement provisoire » dirigé par le prince Lvov et composé de ministres « octobristes » (Union du 17 octobre, un parti bourgeois monarchiste), « cadets » (Parti constitutionnel-démocrate, un parti bourgeois libéral) et « troudoviks » (Parti du travail, une scission de droite du Parti socialiste-révolutionnaire).

Ce gouvernement où Milioukov et les autres cadets siègent plutôt à titre décoratif, pour la façade, pour prononcer de suaves et doctes discours, tandis que le travailliste Kerenski joue le rôle d’un baladin pour duper les ouvriers et les paysans, ce gouvernement-là ne groupe pas des gens pris au hasard. Il est constitué par les représentants d’une nouvelle classe parvenue au pouvoir politique en Russie, la classe des grands propriétaires fonciers capitalistes et de la bourgeoisie, qui dirige depuis longtemps notre pays sur le plan économique et qui, lors de la révolution de 1905-1907 comme au cours de la contre-révolution de 1907-1914, et enfin, avec une rapidité toute particulière, pendant la guerre de 1914-1917, s’est très vite organisée sur le plan politique en s’assurant la haute main sur les organes d’auto-administration locale, sur l’instruction publique, les congrès de tout genre, la Douma, les comités des industries de guerre, etc. Cette classe nouvelle avait presque complètement accédé au pouvoir au début de 1917 ; c’est pourquoi, dès les premiers coups portés au tsarisme, celui-ci s’est effondré, laissant la place à la bourgeoisie. (Lénine, Lettres de loin, 8 mars 1917, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 331-332)

Le double pouvoir

L’insurrection de février est victorieuse grâce à la combinaison du mouvement prolétarien –les grèves, les manifestations– et du mouvement paysan sous la forme du passage des soldats à l’insurrection, au contraire de la révolution de 1905. Avec les soldats, nombre de cadres moyens, sous-officiers, officiers en partie, sont passés à l’insurrection. Il ne s’agit pas des vieux officiers de l’armée tsariste ; c’étaient des étudiants, des fonctionnaires, des petits-bourgeois, qui ont été recrutés au titre du service militaire obligatoire et qui approuvent les revendications démocratiques. Ces gens-là, majoritairement, ont rejoint le Parti socialiste-révolutionnaire correspondant aux aspirations de la paysannerie et, pour une moindre part, le Parti menchevik, mais très peu le Parti bolchevik. Cette couche « réformiste » était plus mince en Russie qu’en Europe occidentale parce que le régime employait plus la répression que la corruption. Mais elle croit son heure venue.

Le POSDR Bolchevik était majoritaire dans la classe ouvrière des grandes villes en 1914, devant le POSDR Menchevik. Durant la guerre, la répression le frappa en priorité. En février 1917, dans les petites villes, la scission entre mencheviks et bolcheviks n’est pas consommée. Les campagnes, où la majorité de la population vivait, connait surtout le PSR. Les couches inexpérimentées (les nouveaux ouvriers, les paysans sous l’uniforme, les ouvriers des petites villes, les paysans) éprouvent du mal à différencier les trois partis « socialistes ».

Le parti ouvrier révolutionnaire n’est pas isolé car il s’agit d’un parti de masse (autant que le permet la semi-clandestinité), construit bien avant le début de la révolution de 1917, détenant une autorité politique sur l’avant-garde ouvrière des grandes villes. D’ailleurs, les militants, les cadres du POSDR Bolchevik jouent un rôle prédominant pendant les journées de février. Mais le parti est alors en minorité dans les larges masses et même dans les soviets qui renaissent.

Lénine, encore en exil, est plutôt en harmonie avec la direction clandestine en Russie (Chliapnikov, Molotov, Zaloutski). Plus que jamais, il défend ce qui faisait déjà partie du programme minimum de 1903 du POSDR, l’armement du peuple.

La seule garantie de la liberté et de la destruction complète du tsarisme réside dans l’armement du prolétariat, dans la consolidation, l’extension, le développement du rôle, de l’importance et de la force du Soviet des députés ouvriers. Tout le reste n’est que phrases et mensonges, aveuglement volontaire des politiciens du camp libéral ou radical, manoeuvre frauduleuse. (Lénine, Lettres de loin, 8 mars 1917, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 334)

Lénine s’oppose à tout soutien au gouvernement provisoire.

Le prolétariat ne peut ni ne doit souvenir un gouvernement de guerre, un gouvernement de restauration… Il faut organiser, élargir et affermir une milice prolétarienne, armer le peuple sous la direction des ouvriers. (Lénine, Lettres de loin, 9 mars 1917, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 344)

Les problèmes de la révolution russe ne peuvent pas être séparés des problèmes internationaux. Les soviets resurgissent dans une situation où la Russie est l’une des composantes de la guerre impérialiste, où la bourgeoisie russe, avec puis sans le tsar, livre cette guerre aux côtés des impérialismes français et anglais. C’est par rapport à ce problème fondamental de la guerre, de l’acceptation de « l’union sacrée », que se noue l’alliance contre-révolutionnaire avec la bourgeoisie, alliance qui aboutit à ce que le premier acte de ces dirigeants soit de déposer aux pieds de la bourgeoisie russe le pouvoir que les masses leur remettent. C’est le paradoxe de février.

Pourtant, sous la pression des ouvriers, le soviet de Petrograd commence à agir comme un gouvernement. Le 1er mars, il prend son premier arrêté (Prikaz n° 1) qui porte sur un élément essentiel de l’appareil d’État, l’armée. Il proclame que désormais les mouvements de troupes, la situation faite aux soldats, relèvent du soviet. La situation fait naître une tension entre les aspirations des masses telles qu’elles se sont exprimées dans le soulèvement de février et le résultat de l’orientation politique de deux partis qui parlent en leur nom, la formation d’un gouvernement bourgeois. Face à face, se dressent deux embryons d’État antagonistes qui correspondent à des classes différentes. Cette dualité de pouvoirs ne peut être que provisoire.

15 mai 2017