La Centrale ouvrière bolivienne (COB), principale confédération syndicale de Bolivie, a appelé à la grève générale à partir du 6 mai pour obtenir une pension de retraite équivalente à 100 % du dernier salaire, 8 000 bolivianos pour les mineurs et 5 000 pour les autres secteurs.
Les « journées de mai » marquent la résurgence comme acteur indépendant de la classe ouvrière. Elles témoignent d’une lente mais importante maturation politique qui est intervenue au sein de la classe ouvrière au cours des dernières années. Pour un nombre important d’ouvriers et de fonctionnaires, il est devenu clair que le gouvernement de Morales n’était pas le leur, ni et que son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), n’était pas le leur.
Une occasion manquée, la révolution de 2003-2005
La Bolivie est un pays enclavé d’Amérique du Sud, dont la population est très majoritairement d’origine amérindienne. Les exportations se limitent à des matières premières et à l’énergie fossile : gaz et pétrole, soja et huiles végétales, zinc et étain… L’extraction et le raffinage local du gaz et du pétrole, formellement sous le contrôle de l’entreprise publique YPFB, restent l’œuvre des grands groupes étrangers (dont le pétrolier français Total). Même l’économie illégale est exportatrice de produits de base (les feuilles de coca), le circuit mondial de production et de distribution de la cocaïne accaparant en aval la valeur d’échange.
Comme dans nombre de pays capitalistes dominés, la domination de la bourgeoisie nationale est relativement fragile. En 2003, l’État bourgeois a été confronté à une série de mobilisations populaires et d’affrontements avec l’armée et la police : résistance à l’éradication de la culture de la coca exigée par l’État américain, émeutes contre la privatisation de la distribution de l’eau, hostilité à la domination impérialiste… allant jusqu’à l’armement de la population et la création d’une assemblée populaire, un véritable soviet, à El Alto (la gigantesque banlieue populaire de La Paz).
La crise révolutionnaire a aggravé les tensions avec les bourgeoisies voisines (la Bolivie étant privée d’accès à la mer, elle doit exporter le gaz et le pétrole par le Chili, le Brésil ou l’Argentine) et les bourgeoisies impérialistes (dont les entreprises d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest qui pillaient les ressources naturelles et bénéficiaient des privatisations des services publics). Les luttes de classe locales ont exacerbé les conflits récurrents au sein de la bourgeoisie nationale elle-même. La fraction orientale, majoritairement créole (descendante des colonisateurs espagnols), détentrice des régions agricoles les plus riches et des gisements de gaz, menaçait de faire sécession.
Le Parti ouvrier révolutionnaire, section bolivienne de la 4e Internationale, qui avait une certaine influence chez les mineurs et les enseignants, a été victime du front uni anti-impérialiste (bloc avec le MNR nationaliste bourgeois) adoptés en 1951 par la direction internationale, puis de son tournant pro-castriste (la guérilla rurale). L’absence de parti communiste internationaliste a laissé le prolétariat sans direction révolutionnaire. La bureaucratie de la COB s’est associée durant la crise révolutionnaire de 2003-2005 au Mouvement vers le socialisme (MAS), un parti appuyé sur les syndicats de paysans pauvres et des mouvements nationalistes andins (amérindiens) dirigé par Evo Morales. Elle s’est rangée à la solution bourgeoise d’une assemblée constituante, ainsi que les courants centristes.
Or, les paysans, qui sont la base du MAS, ne peuvent dégager de perspective pour la société, seules en sont capables la bourgeoisie et le prolétariat. Le MAS est passé sous le contrôle de la fraction occidentale de la bourgeoisie et a sorti, temporairement, le capitalisme bolivien d’un mauvais pas.
Le MAS et Morales, chargés de consolider l’État bourgeois
Une fois élu président, le premier président andin édicte une loi de « nationalisation des hydrocarbures » qui est en fait un réaménagement des contrats avec 26 groupes impérialistes (et non leur expropriation). Il coopte au gouvernement des dirigeants des associations de El Alto et de la COB. Il est conforté par une majorité du MAS aux élections à l’Assemblée constituante en juillet 2005. Par referendum, les électeurs repoussent le projet d’autonomie des provinces. Morales, pour desserrer l’étreinte des impérialismes occidentaux, renforce les liens avec le Venezuela du colonel Chavez, le Pérou d’Alan Garcia, le Brésil de Lula et l’Iran des ayatollahs.
Le gouvernement Morales bénéficie d’une conjoncture économique favorable, malgré la crise capitaliste mondiale de 2009. La bourgeoisie nationale récupère une partie de la rente des minerais et de l’énergie, ce qui est facilité par l’augmentation de la demande mondiale.
En France, il s’attire l’enthousiasme du PCF, du PdG, de la LCR-NPA et du PT-POI… qui sont toujours prêts à lutter contre la concurrence américaine et jamais contre leur propre impérialisme.
Le MAS à l’épreuve du pouvoir
Cependant, les illusions envers le parti nationaliste et le président amérindien sont progressivement ébranlées.
En 2010, les mineurs du département de Potosi font grève. Fin 2012, l’augmentation de 80 % du prix du combustible provoque une explosion populaire et Morales doit annuler cette mesure en catastrophe. Dans la même veine, le gouvernement est confronté aux populations habitant le Territoire indigène Parc national Isiboro Sécure, dans lequel il veut construire une route stratégique. Il réprime leur marche vers La Paz. A la suite, trois députés quittent le MAS et une partie des indigénistes et des écologistes rompent avec le gouvernement. De 2011 à 2013, des grèves sectorielles se déroulent pour des augmentations salariales, notamment dans la santé publique. La COB retire son soutien à Morales.
Deux semaines de grève générale
En mai, répondant à l’appel de la COB, les mines et d’autres entreprises ont cessé de produire, entraînant des pertes considérables pour l’économie capitaliste. De nombreux barrages routiers ont interdit la circulation des marchandises et des personnes sur l’ensemble du territoire bolivien. Dans les rues de La Paz, de nombreuses et puissantes manifestations de mineurs ont rythmé le quotidien des habitants de la capitale. La majorité des 45 000 mineurs de la mine d’étain de Huanuni, dans la région d’Oruro (centre-ouest), ont constitué le fer de lance de la grève générale. La plus importante mine du pays et d’Amérique du Sud n’a pas pu fonctionner durant deux semaines. Les autorités boliviennes avaient averti que Huanuni était « au bord de l’effondrement », avec des pertes quotidiennes de près de 400 000 euros pour le pays, selon le ministère des Mines.
Morales, briseur de grève
Certains posaient Morales comme un modèle en matière de retraites.
Le président Evo Morales vient d’en faire la déclaration officielle : l’État plurinational de Bolivie va réformer le régime des retraites. Et, contrairement à ce qu’on nous nous vend sous le même nom en ce moment en France et dans toute l’Union européenne, c’est d’une vraie « réforme » qu’il s’agit…
Le Parti de Gauche soutient de façon inconditionnelle cette réforme et invite les gouvernements européens à en prendre de la graine ! (PdG, Retraites : la Bolivie donne l’exemple ! 28 novembre 2010)
L’action massive et indépendante de secteurs significatifs de la classe ouvrière a mis en grande difficulté le gouvernement bourgeois d’Evo Morales et de Garcia Linera.
Pour en finir avec la grève générale, Morales a tenté dès le départ de criminaliser l’action de la COB et des grévistes. Ainsi, Morales a souhaité par tous les moyens possibles interdire le droit de grève, ce qu’il a finalement fait par décret présidentiel le vendredi 17 mai 2013, sous le prétexte que la COB voulait fomenter un coup d’État. Il en a profité pour appeler ses partisans à « défendre la démocratie et le processus de changement », affirmant qu’il était vain d’espérer plus de concessions « sur les retraites et les salaires ».
Son gouvernement a aussi procédé à l’arrestation de plus de 400 travailleurs dans les différentes régions du pays, y compris celle de Vladimir Rodriguez, le secrétaire exécutif de la COB d’Oruro. A La Paz, les forces de l’ordre ont tenté de réprimer violemment les manifestations quotidiennes des mineurs, mais sans grands résultats sur la mobilisation. Le gouvernement a aussi mené une importante campagne de diffamation contre l’ensemble des dirigeants ouvriers, les accusant tour à tour de fomenter une tentative de coup d’État, de déstabiliser le pays au profit de l’impérialisme étasunien, de saboter l’économie nationale, de collusion avec les grands propriétaires.
Le gouvernement a mobilisé son parti politique et les organisations paysannes et indigènes qui y sont encore affiliées, pour casser la grève générale en tentant de monter des contre-manifestations. Le 10 mai, Morales déclare : « Si la COB devient un parti politique, il faudra la traiter comme l’opposition ». Une première manifestation contre la grève a lieu à Potosi, le 16 mai. D’autres sont appelés à converger vers La Paz, le 23.
La capitulation de la direction de la COB
La lutte a été contenue par l’appareil réformiste de la COB sur un terrain purement économique. Il a refusé d’appeler à l’auto-organisation et à l’autodéfense. La COB n’a pas appelé l’ensemble des travailleurs des villes et des campagnes à se solidariser avec les mineurs et défaire le gouvernement bourgeois. Elle n’a pas osé dresser une alternative politique en termes d’organes soviétiques, centralisés en assemblée nationale ouvrière et populaire, de gouvernement ouvrier et paysan. Elle a refusé d’appeler à l’armement des grévistes contre la police et les menaces du MAS.
Dès lors, la menace à peine voilée d’un affrontement à La Paz le 23 mai après l’appel du gouvernement Morales à contre-manifester permet au pouvoir de faire fléchir la direction réformiste de la COB qui, dans la nuit du 21 au 22 mai signe un accord. Celui-ci prévoit une augmentation du montant des retraites -calculée sur la base de 70 % du salaire perçu au cours des 24 derniers mois – ainsi qu’une baisse de la durée de cotisation de 35 à 30 ans. À la suite de cette signature et à l’issue d’une assemblée générale mouvementée, le principal dirigeant de l’organisation syndicale, Juan Carlos Trujillo, demande à ses adhérents et à l’ensemble des grévistes de reprendre le travail. Comme toutes les bureaucraties syndicales du monde quand elles arrêtent une grève, la direction déclare que la mobilisation continue… Cette décision est sévèrement critiquée par d’importants secteurs en lutte tels que celui des enseignants ou des fédérations urbaines. D’autres secteurs, tels ceux des mines et de la santé la dénoncent en estimant à juste titre qu’elle trahit leurs revendications.
La nécessité du parti révolutionnaire prolétarien
En l’absence de parti ouvrier révolutionnaire, le prolétariat bolivien s’était subordonné à la petite bourgeoisie rurale qui elle-même s’est fait duper par la grande bourgeoisie citadine. Mais les illusions des masses envers le parti gouvernemental MAS et le gouvernement bourgeois de Morales ont été sérieusement écornées par la grève générale.
Les besoins du prolétariat s’opposent de front aux intérêts du capitalisme, même « andin ». La grève générale évoque irrésistiblement à tous les partis bourgeois et à tous les démagogues nationalistes le spectre de la révolution sociale, du communisme.
Pour débarrasser la COB de sa bureaucratie capitularde, assurer l’indépendance du prolétariat, rallier les autres travailleurs des villes et des campagnes, prendre le pouvoir avec eux, ouvrir la perspective des États-Unis socialistes de l’Amérique latine, il faut bâtir le parti révolutionnaire sur un programme marxiste.