Note de lecture
Jean-Claude Mailly, Les Apprentis Sorciers — L’invraisemblable histoire de la loi travail, Les Liens qui libèrent, novembre 2016, 12,50 euros
Ce petit livre écrit par le secrétaire général de FO n’est ni un chef-d’œuvre de littérature, ni un feuilleton au suspense haletant, ni même un pamphlet à l’ironie mordante ; la banalité de son style et de sa construction reflète la médiocrité intellectuelle et politique des bureaucraties syndicales.
On y voit le petit monde où évolue Mailly : les réunions dans les ministères, les agences de collaboration de classe (comme le Conseil économique social et environnemental), les négociations avec le patronat, mais aussi les rencontres avec les dirigeants des autres syndicats. Par contre Mailly ne parle pas de visites auprès des travailleurs, il ne semble jamais les voir.
Il ne cache pas son appartenance au PS (comme tous ses deux prédécesseurs à la tête de FO), sa proximité avec Martine Aubry et ses liens avec les députés « frondeurs » du PS. Mais ses affinités personnelles ne se limitent pas à la « gauche » :
Mon histoire personnelle explique aussi que, parmi les responsables gouvernementaux et politiques actuels, j’en connais bon nombre depuis longtemps, les tutoyant en privé. Je tutoie évidemment aussi des politiques de droite. J’ai pu créer des relations de confiance et de respect avec des hommes comme Xavier Bertrand ou Christian Jacob, que j’ai connu militant dans le syndicalisme agricole. Voilà qui je suis. (pp. 11-12)
Il considère en effet que Xavier Bertrand a été « bon ministre » du travail. Il conseille le gouvernement sur les nominations, distribue les bons et mauvais points : François Hollande mal entouré contrairement à Jacques Chirac, Manuel Valls autoritaire tandis que « Jean-Marc Ayrault est un vrai social-démocrate. Il cherche toujours à équilibrer les plateaux de l’économique et du social. » Mailly apprécie la façon dont Ayrault a négocié le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi, un cadeau fiscal au patronat), « réussissant, ce faisant, à bâtir un quasi-consensus général. » Il a aussi ses mauvais et bons dirigeants du Medef. Tandis que Pierre Gattaz « ne cherche pas à comprendre le raisonnement de son interlocuteur », « une des conditions pour esquisser un compromis », il n’en va pas de même avec la précédente dirigeante de l’organisation patronale :
Les relations avec Laurence Parisot étaient plus fluides. Elle est deux fois libérale : libérale au sens économique, libérale au sens philosophique et sociétal. Nos relations furent parfois tendues, nous avons eu une explication en tête à tête sur notre manière de fonctionner. Ainsi nous avons pu, ensuite, nouer une relation de confiance et de respect. Aujourd’hui encore nous entretenons des contacts et, ce qui parfois peut surprendre certaines âmes binaires, un lien d’amitié s’est noué. (p. 39)
Mais voilà, au départ de François Rebsamen du ministère du Travail, le favori de Mailly, Jean-Marc Germain (proche de Martine Aubry), ne reçoit pas le poste qui va à Myriam El Khomri, et celle-ci lance son projet de loi dicté par Hollande et Valls, dont la pièce maîtresse est l’inversion de la hiérarchie des normes et l’abandon du principe de faveur.
Les syndicats ont pour base la défense intérêts des salariés, c’est leur raison d’être. Mais la bourgeoisie, pour tenter de rétablir le taux de profit, cherche à liquider tous les acquis. Entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, il y a les bureaucraties réformistes qui dirigent ces syndicats. D’une part les positions des dirigeants s’appuient sur l’existence de ces syndicats et les acquis qui leurs sont liés. D’autre part, ces bureaucraties sont liées de multiples façons à l’État bourgeois ainsi qu’au patronat, et refusent donc une confrontation violente avec ceux-ci, préférant le compromis. Comme la bourgeoisie ne peut actuellement plus faire des concessions en termes de salaires, de conditions de travail ou de protection sociale, cela conduit les bureaucraties syndicales à louvoyer, faire semblant de combattre et en fait négocier les attaques contre la classe ouvrière.
Donc, face à une attaque frontale contre les acquis des travailleurs, Mailly ne peut pas faire autrement que de s’y déclarer opposé, mais en même temps il ne peut pas organiser une riposte efficace, car cela nécessiterait affronter directement la bourgeoisie et son gouvernement, déstabilisant ainsi ses chers interlocuteurs qu’il respecte si profondément. Il va donc d’abord essayer de convaincre le gouvernement que ce projet de loi est mauvais ; mais le gouvernement, conforté par les syndicats d’origine cléricale (CFDT, CFTC) et persuadé de savoir mieux que Mailly ce qui est bon pour « l’économie » (c.-à-d. le capitalisme), persiste. Alors Mailly réclame la « suspension » du projet. Suspendre pourquoi ? Pour mieux le renégocier ! Face au refus du gouvernement, il demande alors le « retrait ». Le retirer pourquoi ? Pour pouvoir présenter un « bon » projet de loi, c.-à-d. résultant d’un accord avec les bureaucraties syndicales. Tel est le sens du « compromis » vanté à multiples reprises dans le livre : la collaboration des syndicats au redressement du capitalisme et du profit, en limitant tant que possible les dégâts chez les travailleurs.
Puis Mailly et son compère Martinez de la CGT se lanceront dans la grande mise en scène des journées d’action à répétition. Dans son livre, il les appelle « manifestations », mentionnant juste leurs dates, éventuellement leur succès, mais elles n’y apparaissent que comme des moyens de pression dans la négociation ; le mot « grève » est d’ailleurs bien rare dans sa prose, et « lutte de classes » ne semble pas faire partie de son vocabulaire.
N’obtenant pas par la négociation, appuyée par les journées d’action, le retrait du projet de loi El Khomri, les dirigeants syndicaux tenteront de l’adoucir par des amendements, en faisant conserver la primauté de la branche sur l’entreprise sur divers points particuliers de l’organisation du travail ; ils ne gagneront pas grand-chose… et la loi passera, démoralisant encore plus le mouvement ouvrier.
Quelle conclusion Mailly tire-t-il de cette affaire ? François Hollande et Manuel Valls « se sont coulés dans le moule de l’orthodoxie économique libérale », ils « ont passé outre aux diverses majorités qui se sont exprimées, en imposant de force un projet multiminoritaire », finalement « ils ont joué les apprentis sorciers » (p. 109). Rien de plus.
Pour le dirigeant de FO, la politique se limiterait à un choix libre entre une bonne politique keynésienne de relance par la consommation et une mauvaise politique néolibérale, entre la bonne pratique de la concertation et la mauvaise de décider unilatéralement. Jamais il ne dira que c’est le capitalisme, le règne du profit, l’exploitation des salariés par la bourgeoisie, que ces deux classes sont irrémédiablement antagonistes, que la bourgeoisie tente par tous les moyens de rétablir le taux de profit, qu’elle a à sa disposition l’appareil d’État, les organisations patronales et plusieurs partis politiques, mais qu’elle est également servie fidèlement par des partis d’origine ouvrière qui ont trahi leur origine et qui ne peuvent que continuer à trahir envers et contre tous les travailleurs qui votent pour eux. Dire tout cela pousserait les militants syndicaux à s’interroger sur la nature des pratiques de leur dirigeants, leurs copinages avec tout ce beau monde, leur recherche constante de compromis y compris dans les pires situations, leur refus persistant de toute confrontation directe avec la bourgeoisie et son État.
Il est temps pour les militants ouvriers de se poser les vraies questions sur la politique menée par les syndicats. Pourquoi la majorité des salariés n’accordent-ils aucun crédit aux syndicats, excepté pour s’occuper de leur situation personnelle ? Pourquoi sont-ils devenus des « machines à perdre », ne gagnant aucun combat, puis négociant les attaques et finalement se résignant à la défaite ? Que signifient ces « journées d’action » décidées par en haut, où les travailleurs sont conviés à venir défiler sous les mots d’ordre des dirigeants avant de retourner tranquillement au travail ? Tout cela pose la question des directions syndicales liées aux partis d’origine ouvrière passés du côté de la défense acharnée du capitalisme, de leurs accointances avec les politiciens, ministres et patrons, de leur participation à divers organismes de cogestion, sans parler des petits cadeaux comme les subsides ou publicités grassement payées.
Cela pose aussi la question d’un véritable syndicalisme de classe, basé sur la reconnaissance de l’exploitation des salariés, de l’antagonisme irréconciliable entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, de la nature de l’État comme bras armé et centre de commandement de la bourgeoisie, de l’obsolescence du capitalisme, de la nécessité d’aller vers une économie sans capital ni salariat, basée sur la satisfaction des besoins sociaux et l’équilibre entre l’humanité et la nature. Une telle conception du syndicalisme conduit donc à envisager d’autres formes d’organisation et d’action : mots d’ordre clairs et sans concession, démocratie ouvrière, élaboration de cahiers de revendication par les assemblées de travailleurs, grève jusqu’à obtention des revendications, comités de grève élus et révocables, etc.