Turquie : le putsch raté du 15 juillet permet à Erdogan d’instaurer sa dictature

Le 15 juillet 2016, une faction d’officiers de second rang de l’armée de l’air et de la gendarmerie turques tente de prendre le pouvoir en bloquant des points névralgiques d’Istanbul et d’Ankara, en bombardant le palais présidentiel et le Parlement, en s’emparant de la principale télévision publique. Très vite, il apparaît que, contrairement aux précédents coups d’État, le coup n’émane pas de l’état-major.

Celui-ci le désavoue à la télévision. La principale organisation patronale, TÜSIAD, le réprouve. Tous les partis politiques condamnent : l’AKP (Parti de la justice et du développement), islamiste ; le CHP (Parti républicain du peuple), héritier du parti unique kémaliste ; le MHP (Parti d’action nationaliste), fascisant ; le HDP (Parti démocratique des peuples), petit-bourgeois. Le président Erdogan (AKP) lance un appel à la population qui est relayé par presque tous les médias et par tous les imams du vaste réseau de mosquées que le régime a densifié dans tout le pays. Bref, les principales institutions bourgeoises désavouent le coup, tout comme l’ensemble des gouvernements impérialistes.

Les troupes loyalistes, les forces spéciales, les milices paramilitaires de l’AKP et les manifestants qui crient « Allahuekber ! », « Recep Tayyip Erdogan ! » se heurtent aux insurgés minoritaires. Les affrontements causent 300 morts et 1 500 blessés. Des bandes fascistes attaquent des quartiers alévis et kurdes à Istanbul, Ankara et Antakya, ainsi que des réfugiés syriens. Quand les habitants ripostent, la police prête main-forte aux agresseurs. Si le coup d’État des officiers échoue, celui du parti islamiste, lui, réussit.

À la racine du pronunciamiento, le divorce du couple AKP-Hizmet

Erdogan accuse immédiatement le prédicateur islamiste Fetullah Gülen et par la suite les États-Unis qui refusent de l’extrader.

Gülen, qui vit aux États-Unis, est pourtant un ancien allié de l’AKP et d’Erdogan. De 1999 à 2012, la confrérie religieuse Hizmet (Service) a travaillé la main dans la main avec le parti islamiste pour préparer les victoires électorales et l’épuration de l’appareil d’État qui était aux mains des kémalistes, les héritiers du nationalisme bourgeois historique.

Il s’agit d’une franc-maçonnerie cléricale. À l’époque de son alliance avec l’AKP, la Confrérie de Gülen compte des centaines de milliers d’adhérents en Turquie et dans la diaspora turque (y compris en France), 4 000 écoles, lycées et universités privés en Turquie et des centaines à l’étranger, l’organisation patronale Tukson (55 000 adhérents), la banque Asya, le quotidien Zaman (Le Temps), la chaîne télévisée Samanyolu (Voie lactée)… Depuis des décennies, Hizmet forme les jeunes puis les infiltre dans la classe capitaliste et dans l’appareil d’État (juges, policiers, militaires, fonctionnaires civils).

Les patrons membres de Hizmet voient leurs affaires facilitées discrètement par leurs confrères, les hauts fonctionnaires et les élus AKP. Entre 2008 et 2013, des procès conduits par les magistrats de Hizmet condamnent plus de 15 % des généraux à la prison lors des affaires de corruption « Balyoz » et « Ergenekon ». En retour, les membres de Hizmet sont promus dans les hiérarchies et ses écoles financées et protégées. Par exemple, Erdogan en personne inaugure des écoles de la confrérie religieuse en Albanie.

Un premier différend surgit quand Erdogan accepte de négocier avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 2013. Il craint la contagion des soulèvements populaires iranien, tunisien, égyptien et syrien. À juste titre, car il est ébranlé en juin 2013, par les manifestations d’opposants qui débutent au parc Gezi avant de s’étendre à tout le pays et d’être brutalement réprimées [voir Révolution communiste n° 4], le mécontentement ouvrier s’exprime aussi après la catastrophe de la mine de Soma en mai 2014 [voir Révolution communiste n° 6].

Erdogan entend limiter la puissance de cet État dans l’État qui a son propre agenda et ses propres intérêts. Le gouvernement AKP sévit pour la première fois contre des hauts fonctionnaires de la confrérie. En retour, les proches et plusieurs ministres d’Erdogan sont visés par des procès pour corruption par des juges bien informés. Finalement, les affaires sont étouffées par le pouvoir AKP.

La rupture est consommée. Le gouvernement Erdogan se lance fin 2013 dans une véritable chasse aux gulénistes. En mars 2014, le parlement ferme des centaines d’écoles Hizmet. En février 2015, la banque Asya est placée sous tutelle de l’État. En mars 2016, le grand quotidien Zaman est repris en main. Conscient que les gradés kémalistes lui seront utiles contre ce nouvel ennemi, Erdogan fait amnistier 275 gradés en avril 2016. L’annonce par le gouvernement d’une purge a manifestement décidé une poignée d’officiers de la Confrérie à déclencher un putsch le 15 juillet. Les putschistes n’ont pas rallié ou neutralisé la masse des officiers, encore moins l’état-major. Sans soutien parmi les masses populaires, ils sont défaits sans peine. Mais pas sans conséquence pour les libertés, les minorités nationales et le mouvement ouvrier.

L’islamisme démocratique est un mythe

Certains « trotskystes » minimisent le fait que l’écrasante majorité de la classe dominante et l’appareil répressif de l’État bourgeois ont fait échouer le coup ou défendent le caractère démocratique d’Erdogan et de l’AKP.

La façon dont les comploteurs ont été battus, par une mobilisation populaire, pourrait ouvrir la voie d’une Turquie plus démocratique. (SWP Grande-Bretagne, Résolution, 16 juillet)

Une tentative de putsch a été empêchée en Turquie par des mobilisations populaires en défense du gouvernement élu. (ISO États-Unis, Comment les putschistes ont été arrêtés en Turquie, 18 juillet)

Qu’est-ce que l’AKP ? Par certains aspects, il ressemble au Fianna Fáil (quoi qu’islamique au lieu de catholique) : nationaliste, socialement conservateur et autoritaire, jouissant d’une énorme base dans la classe ouvrière en accordant aux gens des réformes réelles mais limitées… L’idée que répandent certains qu’Erdogan est un fasciste est aussi fausse que le prendre pour un djihadiste islamiste extrémiste du type EI ou Al Qaida. Les militaires haïssent Erdogan et l’AKP parce qu’ils se voient comme des partenaires de l’impérialisme occidental. (SWP Irlande, Turquie : le peuple a vaincu le coup, 31 juillet)

Toutes ces organisations font partie de la mouvance « cliffiste » (Cliff, Kidron, Callinicos) qui reste pro-islamiste malgré toutes les leçons de l’histoire en Indonésie [voir Révolution communiste n° 16], en Afghanistan, en Iran, en Algérie, au Mali, en Irak et en Syrie [voir Révolution communiste n° 11, 14]. D’où l’idée saugrenue qu’il y aurait des djihadistes qui seraient modérés, qui ne seraient pas « extrémistes ». L’AKP n’est peut-être pas fasciste-djihadiste, mais la comparer au FF d’Irlande sous prétexte que ce dernier est opposé à l’avortement est abusif. Ces opportunistes camouflent que, bien avant le coup, le régime islamiste interdisait la manifestation du 1er mai, emprisonnait des journalistes et massacrait les Kurdes à l’est du pays [voir Révolution communiste n° 13, 15].

Depuis le coup, en guise de « Turquie plus démocratique  », la répression bat son plein.

Ce soulèvement est un don de dieu. Il nous aidera à nettoyer l’armée de ses éléments factieux. (Erdogan, Le Monde, 26 juillet 2016)

Chacun peut dénoncer ses connaissances d’un simple coup de téléphone à un numéro dédié. Les libertés démocratiques sont suspendues au nom de l’état d’urgence instauré le 17 juillet. Celui-ci permet de purger l’armée et, au-delà, tout l’appareil d’État. 149 généraux sont exclus et emprisonnés (40 % du total), plus de 6 000 militaires, presque 3 000 juges et 2 membres de la Cour constitutionnelle sont mis en examen. L’armée est placée sous la tutelle du ministère de la Défense. Un décret autorise les lycées musulmans à présenter leurs candidats aux concours des écoles militaires.

Le 7 août, à l’appel du maintenant « généralissime » Erdogan et du bloc de tous les partis bourgeois (AKP, CHP, MHP), un million de manifestants se rassemble à Istanbul, officiellement « contre les putschistes et pour la démocratie ». Le HDP n’a pas été convié en raison de ses liens avec le PKK. Le Bonaparte et sa coalition de circonstance parlent de « démocratie » par antiphrase. Bien au-delà des militaires putschistes, 80 000 personnes sont licenciées, plus de 42 000 sont interpelées, plus de 85 000 fonctionnaires sont suspendus ou limogés, 160 organes de presse sont fermés, plus de 4 200 associations sont interdites dont 19 syndicats. Les Kurdes sont particulièrement visés : 24 maires de cette région ont été suspendus ainsi que 11 000 enseignants. Pour faire de la place dans les prisons, le gouvernement a décidé de « libérer » 38 000 détenus de droit commun. Et la peine de mort, abolie en 2004 pour complaire à l’Union européenne, pourrait bien être rétablie.

Un retournement d’alliance internationale ?

La bourgeoisie turque essaie, en profitant de l’affaiblissement de la domination américaine et de l’effondrement de l’Irak, de jouer un rôle régional. En 2011, la Turquie soutient l’une des cliques qui déchirent la Libye. Elle est un acteur majeur de la guerre civile qui ravage son voisin syrien. Misant sur la chute d’Assad, Erdogan encourage le soulèvement. Cela conduit l’armée turque à abattre en novembre 2015 deux avions russes qui passent sur son territoire pour attaquer les opposants à Assad dans les zones turkmènes. La frontière s’ouvre en 2012 aux djihadistes, aux armes (fournies par le Qatar, l’Arabie saoudite ou le pouvoir turc lui-même), au trafic de pétrole et d’antiquités…, y compris, au moins jusqu’en 2015, à l’EI.

En juin 2015, les élections législatives privent l’AKP de la majorité absolue. Le gouvernement Erdogan s’en prend aux médias et relance l’offensive contre les Kurdes. Aux élections de novembre 2015, l’AKP retrouve la majorité absolue [voir Révolution communiste n° 15]. Après le coup avorté de juillet 2016, le Bonaparte utilise le nationalisme contre« l’étranger » qui serait derrière les félons. Il reproche aux États-Unis d’héberger son ancien complice Gülen et de refuser de l’extrader, d’avoir attendu 24 h pour apporter son soutien au gouvernement légal. D’ailleurs, l’armée turque bloque la base aérienne d’Incirlik et coupe l’alimentation électrique, obligeant l’armée américaine à s’alimenter en énergie avec son propre générateur. Les médias russes, eux aussi, présentent le coup comme un complot étranger.

En août 2016, malgré leurs différends antérieurs sur Assad et le contentieux des avions russes abattus, Erdogan rencontre Poutine à Moscou. Les deux gouvernements rétablissent leurs relations économiques et leurs armées se concertent pour mener sans s’affronter leurs interventions respectives en Syrie. Poutine rencontre le 10 octobre Erdogan à Istanbul, confirmant le rapprochement entre la puissance régionale et l’impérialisme russe. Le gouvernement turc, officiellement membre de l’OTAN, envisagerait d’acheter à la Russie un système antiaérien à longue portée.

Le régime islamiste a donc les mains libres pour envahir la Syrie et l’Irak, pour y frapper moins l’EI que la PKK et le PYD.

Pour un parti des travailleurs turcs et kurdes, pour la révolution socialiste

Le 16 juillet, Erdogan a profité d’un putsch raté pour établir une tyrannie islamiste. La répression s’abat sur le mouvement ouvrier et les Kurdes en première ligne.

La responsabilité des organisations ouvrières, partis et syndicats, particulièrement dans les pays où une importante communauté turque ou kurde vit, est de mener la lutte contre l’état d’urgence, contre la répression, pour le rétablissement et l’accroissement des libertés démocratiques. Le mouvement ouvrier doit aussi demander la libre entrée dans leur pays de tous les réfugiés politiques de Turquie, de Syrie, d’Irak, etc. Dans les pays qui interviennent au Proche-Orient, le mouvement ouvrier doit exiger le retrait des mercenaires, forces spéciales, des conseillers militaires, navires de guerre ainsi que la fermeture de leurs bases militaires dans la région. Dans les pays qui vendent des armes à la Turquie, à Assad, aux djihadistes, le mouvement ouvrier doit mobiliser pour empêcher leur transport.

Ainsi l’unité des travailleurs des pays impérialistes et des pays dominés pourra affronter le capitalisme décadent qui menace l’humanité.

En Turquie même, la classe ouvrière, aux traditions de luttes exceptionnelles, a besoin d’un programme, d’un parti qui l’incarne. Pour le construire, l’avant-garde doit rompre avec le nationalisme turc et l’islamisme mais aussi le nationalisme kurde et l’héritage du stalinisme (analyse du pays comme féodal, stratégie de révolution par étapes, subordination à une clique bourgeoise ou à une autre, absence de démocratie interne, violence au sein du mouvement ouvrier, culte du chef…). Cette organisation de type bolchevik aura à développer le programme de la révolution permanente.

Un parti ouvrier révolutionnaire aidera la classe ouvrière à arracher ses revendications : droit de grève, liberté syndicale, réduction du temps de travail, augmentation et échelle mobile des salaires, embauche de tous les chômeurs, gratuité des soins et de l’école. Les travailleurs ont besoin d’une centrale syndicale unique et démocratique, de l’organisation des luttes par des comités élus, la centralisation de ces comités dans un soviet national, ce qui a manqué cruellement lors des affrontements de juin 2013.

Un tel parti se battra pour l’égalité des femmes, le respect des homosexuels, la liberté des jeunes. Il séparera la religion de l’État, ce que la bourgeoisie, même au début du siècle, s’est révélée incapable d’accomplir. Il réalisera l’unité du prolétariat contre la bourgeoisie en défendant les droits des Syriens réfugiés, des Kurdes opprimés et des autres minorités (Alévis, etc.), incluant le droit de se séparer et de former avec les autres Kurdes de la région un Kurdistan démocratique au sein de la fédération socialiste du Proche-Orient. Il s’adressera aux exploités des campagnes en organisant les ouvriers agricoles et les petits paysans contre le clergé parasite, les grands propriétaires fonciers, les banques capitalistes et les capitalistes du négoce des produits agricoles.

Le parti ouvrier, section d’une nouvelle internationale communiste, militera pour l’autodéfense et l’armement des masses en lutte face à la réaction capitaliste et à ses chiens de garde (armée, police, bandes fascistes, milices islamistes…).

Le but d’un tel parti est l’établissement d’un gouvernement ouvrier et paysan, basé sur les conseils ouvriers et populaires, expropriateur des capitalistes, élargissant la révolution prolétarienne en Europe, en Asie et en Afrique pour résister à la contre-révolution internationale et pouvoir construire le socialisme.

Front unique des organisations ouvrières, étudiantes, féminines, kurdes pour :

  • levée immédiate de l’état d’urgence,
  • libération de tous les écrivains, journalistes, enseignants, syndicalistes, militants kurdes,
  • réinstallation des maires élus, évacuation par l’armée des villes kurdes,
  • mêmes droits pour les réfugiés, ouverture des frontières de la Turquie et de l’UE aux migrants,
  • autodéfense des locaux ouvriers, des grèves, des manifestations ouvrières, des quartiers et des villes kurdes,
  • arrêt des bombardements des zones kurdes de l’Irak et de la Syrie, retrait des troupes de Syrie et d’Irak
  • fermeture des bases américaines.

15 octobre 2016