Un putsch institutionnel de la bourgeoisie brésilienne contre le PT affaibli par des années de collaboration

Nicaragua 1936 ; Argentine 1943, 1962, 1966, 1976 ; Salvador 1945 ; Guatemala 1954 ; Paraguay 1954, 2012 ; Salvador 1961 ; Équateur 1963 ; Bolivie 1964 ;Brésil 1964 ;Panama 1968 ; Pérou 1968 ;Chili 1973 ; Uruguay 1973 ; Honduras 2009… Le continent latino-américain a souvent été le théâtre de coups d’État, toujours soutenus et parfois organisés par l’impérialisme. Actuellement, alors que plusieurs gouvernements structurés par des partis ouvriers-bourgeois ou nationalistes sont fragilisés, notamment celui de Nicolás Maduro au Venezuela, la présidente brésilienne Dilma Rousseff a été écartée du pouvoir par la bourgeoisie déchaînée qui souhaite mener une violente politique anti-ouvrière.

Le gouvernement de « Front populaire n’est « qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise ». Quand cette « délégation » se tire mal d’affaire, la bourgeoisie la chasse d’un coup de pied. (Trotsky, 90 ans de Manifeste Communiste, 1937)

Les gouvernements de collaboration de classe du PT

Le Parti des travailleurs (PT) a été constitué en 1980 par les syndicats à la suite d’une vague de luttes ouvrières contre la dictature militaire,mais l’Église catholique avait fait en sorte que son programme fut bourgeois. En 2003, le candidat du PT, Lula, est élu président. Il a d’emblée constitué un gouvernement de coalition avec des partis bourgeois, un gouvernement de front populaire.

Par nature, les gouvernements bourgeois successivement mis en place par le PT n’ont jamais cherché à en finir avec le capitalisme, ni même à l’affronter. Comme Lula avant elle, Rousseff a formé une coalition avec des partis de la classe dominante. Parmi leurs partenaires :

  • le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est l’héritier du Mouvement démocratique du Brésil, l’un des deux partis de la dictature militaire, il a fait partie de tous les gouvernements depuis trente ans. Il compte dans ses rangs Michel Temer, qui était le candidat à la vice-présidenceavec Rousseff en 2010 et 2014, avant de devenir en 2016 président par intérim, ainsi que Katia Abreu, présidente de la principale organisation des propriétaires fonciers, opposée à la fois au Mouvement des paysans sans terre et aux droits des Indiens ;
  • le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) est, malgré son nom, le principal parti de la bourgeoisie, avec notamment Joaquim Levy, ministre des finances, un Chicago Boy formé sur le mode ultraréactionnaire de Milton Friedman ;
  • le PP (Parti progressiste) est l’héritier de l’Arena, principal parti de la dictature militaire ;
  • le PRB (Parti républicain brésilien) est une couverture pour une secte religieuse, l’Église universelle du royaume de Dieu…

Ayant, comme d’autres pays exportateurs de matières premières,relativement résisté à la crise capitaliste mondiale de 2008, l’économie brésilienne a connuune forte croissance économique (4 à 5 % par an entre 2005 et 2011), profitant à la fois du prix élevé des produits agricoles et des minerais ainsi que de la forte demande chinoise. L’économie brésilienne a ainsi progressivement privilégié l’exportation de matières premières (de 28 à 41 % pendant cette période) au détriment des biens manufacturés (de 55 à 44 %). Cela a permis aux gouvernements de Lula et, dans une bien moindre mesure, au premier gouvernement de Rousseff de distribuer des ressources en même temps aux travailleurs et aux bourgeois, ce qui lui a permis d’éviter à la fois l’affrontement avec la classe capitaliste – la tranche supérieure d’impôt sur le revenu est restée relativement basse à 27,5 % – et la confrontation avec la classe ouvrière qui les a élus.Le PT a ainsi porté l’illusion d’ unecollaboration de classes dans laquelle tous les intérêts convergent.

Or la croissance a ralenti – elle est de 1,3 % en moyenne depuis 2011 – en raison de la conjoncture internationale en général et en particulier de la baisse du prix des matières premières et du ralentissement de la hausse de la demande chinoise. De 2011 à 2016, le baril de pétrole voyait son prix chuter de 64 %, la tonne de minerai de fer de 69 %, le boisseau de soja de 56 %… En 2014, le PIB stagnait, en 2015 il baissait – pour la première fois depuis les années 1930 – de 3,8 %, il chutera probablement d’autant en 2016. Le chômage explosait, passant en un an d’un taux de 4,5 à 11,3 %, donnant un avantage sensible au patronat.

Faute de pouvoir poursuivre sa politique de redistribution à la fois aux travailleurs et aux capitalistes, le gouvernement Rousseff a vite choisi, sans surprise compte tenu de sa nature politique et du contexte, de s’en prendre à la classe ouvrière. À peine un an après sa première élection, Rousseff laisse monter les taux d’intérêt – aujourd’hui 14,75 %, si bien que 40 % du budget fédéral est englouti dans le remboursement des dettes, et coupe les dépenses sociales qui bénéficient aux travailleurs, dont le salaire minimum n’a augmenté que de 11,9 % en 2016. En 2015, 111 milliards de reals (38 milliards d’euros) de coupes budgétaires ont été opérées, avec une baisse de 31,1 % du budget de l’éducation, de 9,4 % du budget du développement social, qui verse la bolsa familia (bourse familiale) dont bénéficient 14 millions de foyers aux revenus inférieurs à 120 reals (41 euros) ; ils touchent 200 reals (68 euros) à condition que les enfants soient scolarisés et vaccinés. Les allocations chômage, les investissements dans le logement social et dans les infrastructures sont réduits Dans l’État de Rio de Janeiro par exemple, les enseignants et une partie du personnel médical n’ont pas été payés pendant plusieurs mois…

La pauvreté cesse alors de se réduire, les salaires réels diminuent et les inégalités augmentent pour la première fois depuis 25 ans. Alors que le pouvoir d’achat augmentait de 30 % entre 2002 et 2014, il baissait, pour les travailleurs, de 7 % en 2015. La popularité de Rousseff s’effondre et dès 2013 se multiplient des manifestations – les plus importantes depuis 1978 – contre la détérioration des conditions de vie, contre la coupe du monde de football et contre les jeux olympiques qui ont forcé des familles (plus de 20 000 en tout) à se déplacer. 5,8 millions de familles ne sont pas logées dignement, 15 millions n’ont pas accès aux services publics ni aux infrastructures urbaines ; l’immobilier fait l’objet d’une forte spéculation – en sept ans les prix ont triplé dans les grandes villes. Les transports publics sont insuffisants, des millions de jeunes se voient interdire l’accès à l’université faute de moyens.

Une déstabilisation organisée par la bourgeoisie

Même si le PT est soumis aux intérêts de la bourgeoisie, il représente, du fait de ses liens historiques avec la classe ouvrière et des concessions sociales, un ennemi aux yeux de la représentation politique de la classe capitaliste. Les partis bourgeois veulent profiter de la perte de la confiance des masses, en raison de sa politique bourgeoise, pour reprendre les commandes et les prébendes, pour infliger une défaite à la classe ouvrière. Ils organisent alors plusieurs manifestations pour la destitution de Rousseff,en particulier à São Paulo – le cœur capitaliste du pays – où, le 15 mars 2015, près d’un million de personnes défilaient en criant « Dehors Dilma », « Dehors le PT »,avec le soutien de la presse bourgeoise concentrée entre les mains de quatre familles, certains appelant même à l’intervention militaire en écho au coup d’État de 1964. Les manifestations en soutien à la présidente, surtout au Nordeste plus pauvre,étaient moins nombreuses et moins fournies – quelques dizaines de milliers de personnes.En octobre 2015, pour la première fois dans l’histoire du pays, les comptes de campagne de Rousseff, réélue fin 2014, sont rejetés par le Tribunal électoral, ce qui conduit à l’accusation, non pas de corruption mais d’un crime de responsabilité qui rendait possible la mise en œuvre du processus de destitution.

En réponse, Rousseff remanie son gouvernement, capitule davantage, accorde plus de place au PMDB. Début décembre 2015, Cunha, l’évangéliste président de l’assemblée– membre du PMDB –, lançait une procédure de destitution contre Rousseff – sa fonction lui en donne la compétence exclusive ; fin mars, Temer, vice-président, annonçait sa rupture avec Rousseff et quittait le gouvernement avec sept ministres du PMDB.

Les manifestations pour et contre la destitution se succédaient et le 13 mars 2016, trois millions de personnes – surtout issues de la petite-bourgeoisie fortunée – manifestaient aux couleurs nationales, avec le soutien des partis bourgeois, ainsi que des organisations patronales qui distribuaient des repas, pour la destitution de Rousseff, pour l’emprisonnement de Lula, mais aussi pour en finir avec les allocations sociales, avec les hausses de salaire minimum, avec les politiques facilitant l’accès des minorités à l’université, pour défendre le droit au port d’armes, parfois le rétablissement de la peine de mort… Il s’agit bien moins de faire respecter les libertés démocratiques que de revenir sur tous les acquis des travailleurs.

Quelques jours plus tard, le 18 mars, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestaient contre le « coup d’État civil », sans pour autant apporter leur soutien au gouvernement. Le gouvernement Rousseff n’est plus soutenu que par des bureaucraties syndicales (Centrale unique des travailleurs, Centrale des travailleurs et travailleuses brésiliens), par des partis sociaux-démocrates, staliniens ou centristes (Parti démocrate travailliste, Parti communiste du Brésil, Parti socialisme et liberté, Parti de la cause ouvrière)et par des mouvements populaires (Mouvement des travailleurs sans-terre, Mouvement des travailleurs sans toit, Union nationale des étudiants, Ubes…). I la été lâché par tous les partis bourgeois, y compris ceux qui gouvernèrent avec le PT. Comme le Parti radical en France en 1938, ils ont tombé le masque et démontré qu’ils ne se préoccupent de « légalité », de « démocratie » que lorsqu’il s’agit de contrôler les masses asservies.

Unereprésentation politique corrompue

Parallèlement était dévoilé, via l’opération Lava Jato (lavage express), un système généralisé de corruption – pour quatre milliards sur dix ans – autour de l’entreprise d’hydrocarbure Petrobras, qui réalise 10 % du PIB et 15 % des investissements du pays. L’entreprise était présidée entre 2003 et 2010 par Rousseff, mais elle ne fut pas accusée de corruption à titre personnel. Fut dévoilée une liste de plusieurs centaines d’élus de 24 partis, dont le PT, et de chefs d’entreprise, en particulier du BTP. En prétendant vouloir faire la clarté sur cette affaire, Cunha nommait une commission parlementaire de 65 députés (dont 36 font l’objet de procédures judiciaires pour crimes et corruption) qui vota la recommandation de destitution à 38 voix contre 27.Des comptes au nom de Cunha – ou à celui de sa femme – furent découverts en Suisse, à Singapour, en Nouvelle-Zélande pour un montant estimé à 16 millions de dollars (37 fois la fortune qu’il déclare). Il finit par être écarté le 5 mai de la présidence de la chambre pour intimidations, menaces, tentative d’empêcher Lava Jato, pressions sur des membres de la commission parlementaire Petrobras, manœuvres pour des projets de loi empêchant son incrimination, représailles (licenciements par exemple) contre ceux qui contrarient ses intérêts, approbation de mesures en faveur d’une banque de laquelle il a reçu des pots-de-vin, manœuvres pour empêcher la tenue du conseil d’éthique…

Reste que le 17 avril dernier, 367 députés (dont une bonne moitié est poursuivie par la justice) votent en faveur de la destitution. Il en fallait 342 (deux-tiers de la chambre) pour poursuivre la procédure, à savoir le vote du Sénat qui, le 12 mai, approuvait l’ouverture du processus de destitution à 55 voix contre 22, un vote confirmé le 31 août, par 61 voix contre 20 (plus que les deux tiers nécessaires), et Temer a été officiellement nommé chef de l’État jusqu’aux élection présidentielle et législatives fin 2018.D’un côté, la bourgeoisie, avec notamment l’appareil judiciaire – dontItagibaNeto, juge fédéral de Brasilia, et Gilmar Mendes, juge de la cour suprême – s’acharne contre Rousseff et contre le PT. De l’autre, des organisations d’intellectuels et de travailleurs, même s’ils ne se font aucune illusion sur le gouvernement Rousseff, dénoncent ce qu’ils jugent comme une tentative de coup d’État, une destitution sans base légale, puisqu’elle n’est pas accusée de corruption.

Un gouvernement revanchard

Le gouvernement de front populaire a été renversé par les héritiers de la bourgeoisie coloniale et de la dictature militaire. Son vice-président, Michel Temer, devenait président par interim le 12 mai et formait un gouvernement. Il est bourgeois, réactionnaire, uniquement composé d’hommes (une première depuis 1979), tous blancs, avec au ministère des finances Henrique Meirelles ancien patron de la banque de Boston, au ministère de la justice Alexandre de Moraes déjà condamné pour usage excessif de la répression policière, au ministère de l’agriculture Blairo Maggi, un milliardaire qui s’est enrichi dans l’agrobusiness… Sont supprimés le ministère de la culture, le ministère du développement agraire, le ministère des femmes, de l’égalité sociale et des droits de l’homme, le ministère des sciences et technologies.

16 des 23 ministres sont cités ou mis en examen dans l’affaire Petrobras. Trois ont déjà dû démissionner. Le 23 mai, le ministre de la planification Romero Juca, doit se démettre pour avoir voulu mettre fin à l’enquête Petrobras ; le 30 mai, c’est au tour du ministre de la transparence Fabiano Silveira démissionne, sous la pression des employés de son ministère, pour avoir voulu empêcher l’enquête Petrobras ; le 16 juin, le ministre du tourisme Henrique Alves doit démissionner pour avoir reçu 1,55 million de reals (320 000 euros) de pots-de-vin par une filiale de Petrobras.

Reste que des mesures anti-ouvrières sont à l’ordre du jour. Sont annoncés un transfert de 200 milliards de reals (41 milliards d’euros) de la santé et l’éducation vers les marchés de capitaux, des attaques contre le droit du travail et les retraites, la réduction de quatre millions du nombre de bénéficiaires de la bolsa familia, la privatisation « de tout ce qui est privatisable » (Temer), l’augmentation de l’âge de départ à la retraite à 70 ans…

Les travailleurs du pétrole manifestaient contre la privatisation (14 juin), le MTST (Mouvement des travailleurs sans toit) et le MST (Mouvement des sans-terre) bloquent des axes de circulation, occupent des propriétés foncières. Plusieurs antennes régionales du ministère de la culture, du ministère de la santé ont été occupées. Des manifestations exigent le départ de Temer qui a été contraint de rétablir le ministère de la culture ; nombreux spectateurs brésiliens se présentent sur les lieux des épreuves avec une pancarte « Dehors Temer ! ».

Il est plus que temps que l’avant-garde, dispersée géographiquement et politiquement, se regroupe pour former un parti ouvrier révolutionnaire sur la base des enseignements des quatre premières internationales ouvrières et des leçons des trahisons du PT.

À bas le coup d’État de la bourgeoisie ! Tribunal ouvrier pour tous les députés et ministres corrompus ! Autodéfense des paysans pauvres, des grèves, des manifestations ouvrières, des organisations ouvrières contre les nervis des propriétaires fonciers et des patrons, la police et les fascistes !

Rupture des organisations ouvrières, paysannes et de la jeunesse avec tous les partis bourgeois ! Contre tout bloc avec la bourgeoisie ! Pour un gouvernement ouvrier et paysan ! Pour une fédération socialiste de l’Amérique du sud !

4 septembre 2016