Présentation
« Inessa Armand, au nom du journal bolchevik pour les femmes « Rabotnitsa » proposa en novembre 1914 une rencontre des femmes représentant la gauche révolutionnaire. » (Craig Nation, War on War, 1989, Haymarket, p. 68)
Armand et Alexandra Kollontaï ─une menchevik qui a rejoint au début 1915 le Parti bolchevik pour sa position sur la guerre─ s’adressent à Clara Zetkin, secrétaire du bureau international de l’Internationale des femmes socialistes. Celle-ci est aussi fondatrice du Groupe l’Internationale du SPD allemand (GI), avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui s’oppose à la guerre mais ne rompt pas avec le SPD. Elle répond favorablement et organise une conférence à Berne (Suisse) en mars 1915 qui permet, pour la première fois depuis la déclaration de la guerre, à des socialistes d’États qui s’affrontent de se rencontrer.
Le BSI condamne l’initiative et la direction du SPD interdit d’y participer. Les Autrichiennes et les Belges ne peuvent s’y rendre. Néanmoins, elle regroupe une trentaine de déléguées venues d’Allemagne (dont Käte Duncker), de France (dont Louise Saumoneau), de Grande-Bretagne, d’Italie (dont Angelica Balabanova), de Hollande, de Pologne et de Russie.
« À Berne, la discussion fut vive. Si toutes les déléguées étaient d’accord pour tenter de mobiliser davantage les femmes des pays belligérants contre la guerre, bolcheviks et Polonais voulaient aller plus loin… Fut adoptée, contre les voix des déléguées bolcheviques et polonaises, une résolution rédigée par Käte Duncker et Angelica Balabanova qui condamnait la guerre sans condamner explicitement les partis socialistes qui la soutenaient. » (Gilbert Badia, Clara Zetkin, 1993, Éditions ouvrières, p. 154, 155)
La résolution du Parti bolchevik est repoussée. La résolution soutenue par Zetkin est adoptée par 26 voix (GI allemand, ILP britannique, PS-SFIO, POSDR-menchevik russe, PSI italien, SDAP néerlandais, SPS de Suisse) contre 6 (SDKP-roslamowcy polonaise : Anna Kemenska ; POSDR-bolchevik russe : Inessa Armand, Nadejda Kroupskaïa, Zina Zinovieva, Olga Ravich, Elena Rozmirovich).
« Deux conceptions du monde, deux opinions sur la guerre et les tâches de l’Internationale, deux tactiques des partis prolétariens, se sont heurtées à la conférence.
Première position : il n’y a pas eu faillite de l’Internationale, il n’y a pas d’obstacles profonds et sérieux à un retour du chauvinisme au socialisme, l’opportunisme n’est pas un puissant « ennemi intérieur », il n’y a pas de trahison délibérée, indubitable, évidente, du socialisme par l’opportunisme. D’où cette conclusion : ne condamnons personne, accordons l’« amnistie » à ceux qui ont violé les résolutions de Stuttgart et de Bâle, bornons‑nous à recommander une orientation plus à gauche, à appeler les masses à manifester.
Le second point de vue sur toutes les questions que nous venons d’énumérer est absolument opposé. Rien ne saurait être plus préjudiciable et plus funeste à la cause prolétarienne que de continuer d’agir d’une manière diplomatique au sein du parti à l’égard des opportunistes et des social‑chauvins. Si les femmes opportunistes et adeptes des partis officiels d’aujourd’hui ont pu accepter la résolution de la majorité, c’est parce que cette résolution est inspirée d’un bout à l’autre par l’esprit de diplomatie. C’est ainsi qu’on aveugle les masses ouvrières, dirigées aujourd’hui précisément par les social‑patriotes officiels. » (Vladimir Lénine, La Lutte contre le social-chauvinisme, juin 1915, Œuvres, Progrès, t. 21, p. 203)
Projet
La guerre mondiale que nous subissons actuellement et qui a causé tant de malheurs dans tous les pays où elle se déchaîne, dévasté et ruiné la Belgique et la Galicie, brisé l’existence de centaines de milliers d’ouvriers, cette guerre donc est une guerre impérialiste. Elle résulte de la rivalité des classes dirigeantes des différents pays qui se disputent les colonies et la domination du marché mondial, ainsi que de l’affrontement d’intérêts dynastiques. Elle est la suite naturelle de la politique de classe des capitalistes et des gouvernements de tous les pays. Pour les socialistes, la question de savoir qui a tiré le premier n’a donc aucune espèce d’intérêt.
Non seulement cette guerre ne sert pas les intérêts des ouvriers, mais elle est une arme dont usent les classes dirigeantes pour briser la solidarité prolétarienne internationale, et pour affaiblir le mouvement ouvrier et la lutte de classe à l’intérieur de chaque pays. De même, le mot d’ordre de « défense de la patrie », avancé par la bourgeoisie et soutenu par les opportunistes, n’est qu’un leurre à l’aide duquel la bourgeoisie s’efforce de convaincre les prolétaires de donner leur vie et leur sang pour la défense de ses intérêts.
Considérant tous ces faits, considérant également la résolution de Stuttgart qui recommande de profiter de la crise politique et économique ouverte par la guerre pour soulever le peuple en vue d’accélérer la chute du capitalisme, la résolution de Copenhague qui proclame que les députés ont le devoir de voter contre les crédits militaires, et la résolution de Bâle où il est dit que les ouvriers considèrent comme un crime de prendre les armes les uns contre les autres, la Conférence internationale extraordinaire des femmes socialistes déclare que l’action des représentants de la majorité des partis socialistes des pays belligérants est absolument contraire à l’esprit de ces résolutions et constitue une véritable trahison du socialisme que ces partis, sous la pression des événements, ont abandonné pour le nationalisme. La conférence proclame que les prolétaires de tous les pays n’ont pas d’autre ennemi que leur ennemi de classe : la classe des capitalistes.
Les souffrances atroces engendrées par cette guerre éveillent chez toutes les femmes, et particulièrement chez les femmes-prolétaires, un désir de paix toujours grandissant. La conférence déclare la guerre à toutes les guerres impérialistes quelles qu’elles soient. Mais elle estime que pour que ce désir de paix puisse se transformer en une force politique consciente, les ouvrières doivent comprendre clairement que les classes possédantes ne rêvent que d’annexions, de conquêtes et de domination, qu’à l’époque de l’impérialisme, les guerres sont inévitables, et que si le prolétariat ne trouve pas en lui la force suffisante pour mettre fin au régime capitaliste en renversant définitivement le capitalisme, l’impérialisme continuera à faire peser sur le monde la menace de toute une série de guerres. Si les ouvrières veulent abréger les souffrances que leur apporte l’époque des guerres impérialistes, il faut que leur désir de paix débouche sur la révolte et sur la lutte pour le socialisme. Pour atteindre leur but, en effet, elles n’ont qu’un seul moyen : le mouvement révolutionnaire des masses et le renforcement de la lutte socialiste. Leur premier devoir est donc de soutenir les organisations professionnelles et socialistes et de rompre la paix civile en luttant contre les crédits militaires et la participation aux ministères bourgeois, en soutenant les soldats qui fraternisent dans les tranchées sur les champs de bataille, en faisant de la propagande en faveur de la fraternisation, en mettant sur pied des organisations illégales partout où le gouvernement a supprimé les libertés institutionnelles et, enfin, en entraînant les masses à participer aux manifestations et aux mouvements révolutionnaires.
La Conférence internationale des femmes socialistes appelle les ouvrières de tous les pays à mener ce combat sans tarder, à l’organiser sur le plan international et à lier étroitement leur travail à celui des socialistes de tous les pays qui, comme Liebknecht, se battent contre le nationalisme et mènent la lutte socialiste révolutionnaire.
La conférence rappelle également aux ouvrières que, dans les pays les plus avancés d’Europe, les conditions objectives de la production socialiste sont d’ores et déjà à maturité, que l’ensemble du mouvement entre dans une phase nouvelle, que la guerre mondiale actuelle leur donne de nouvelles et lourdes responsabilités, que leur mouvement peut être le précurseur d’une action générale des masses, susceptible de donner à tout le mouvement socialiste une nouvelle ampleur et de rapprocher l’heure de la libération définitive. En prenant l’initiative d’organiser des manifestations révolutionnaires, en marchant la main dans la main avec le prolétariat, les ouvrières ont la possibilité d’ouvrir une nouvelle ère dans la lutte prolétarienne, au cours de laquelle le prolétariat des pays avancés parviendra à la conquête du socialisme, et celui des pays arriérés à la conquête de la république démocratique.
Traduction française : Lénine, Œuvres t. 41, p. 353-355
Numérisation : Groupe marxiste internationaliste, octobre 2015