La guerre qui s’ouvre en août 1914 voit la faillite de l’Internationale ouvrière. Ses principales sections : le Parti social-démocrate allemand (SPD), le Parti travailliste britannique (LP), le Parti socialiste français (PS-SFIO), le Parti social-démocrate ouvrier autrichien (SDAP) et le Part ouvrier belge (POB) piétinent les résolutions des congrès internationaux en votant les crédits de guerre. Dans les pays belligérants de régime parlementaire, les partis ouvriers et les dirigeants syndicaux entrent dans les gouvernements bourgeois : la CGT et le PS-SFIO en 1914, le POB en 1914, le LP en 1915, ce qui est aussi contraire aux décisions internationales. Font exception quelques organisations de l’Internationale : les deux fractions du POSDR de Russie, une fraction du POSDB de Bulgarie, les deux fractions de la SDKP de Pologne… [voir Révolution communiste n° 8, n° 11].
Lénine arme le Parti bolchevik d’une orientation claire (rupture avec le social-impérialisme, nouvelle internationale, transformation de la guerre inter-impérialiste en révolution), il s’efforce de former une fraction internationale sur cette base, il organise l’intervention dans les conférences internationales de 1915 et 1916. Par contre, le Bureau socialiste international (BSI) met en sommeil l’Internationale sous prétexte qu’il faut l’accord de tous les partis avant de prendre une initiative.
L’effondrement de 1914 entraîna le déclin de l’institution la plus vivace créée par la 2e Internationale et l’inaction historique de son bouillant et entreprenant secrétaire Camille Huysmans. On le vit déployer de grands efforts pour refuser d’agir… (Madeleine Rébérioux, « Le socialisme et la première guerre mondiale », Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, 1982, PUF, t. 2, p. 606, 607)
L’effondrement de l’Internationale et la trahison de ses principaux partis laissent les travailleurs sans liens internationaux.
Les conférences de partis des pays neutres
Certains partis ouvriers de pays neutres, prennent des initiatives. L’offre du Parti socialiste d’Amérique (SPA), en septembre 1914, de prendre en charge une conférence internationale échoue.
Le Parti socialiste suisse (SPS/PSS) et le Parti socialiste italien (PSI) se rencontrent à Lugano en septembre 1914 pour souhaiter une réconciliation de tous les partis et au sein de tous les partis.
Des partis du Danemark (SD), de Norvège (DNA), des Pays-Bas (SDAP) et de Suède (SAP) organisent une conférence commune à Stockholm et à Copenhague, en janvier 1915. La conférence de Copenhague s’adresse aux gouvernements des pays neutres, pour leur proposer d’agir comme médiateurs entre les puissances belligérantes en faveur de la cessation de la guerre.
Les conférences « socialistes » d’appui à la guerre inter-impérialiste
D’un côté, la conférence de Vienne, en avril 1915, regroupe les émissaires des partis « socialistes » de la Triple alliance (Allemagne, Autriche).
De l’autre, la conférence de Londres, en février 1915, rassemble les socialistes des pays de l’Entente : Belgique, France, Grande-Bretagne, Russie… Dès son annonce, le POSDR-bolchevik, propose en vain d’y agir en commun à Notre parole (NS), un regroupement intermédiaire du POSDR animé par Trotsky.
Nous vous proposons le projet de déclaration suivant : les représentants des organisations sociales-démocrates de Russie, d’Angleterre, etc. ont la conviction que la guerre actuelle est une guerre impérialiste… une guerre de l’époque du dernier stade du capitalisme où les États bourgeois dans le cadre des frontières nationales ont fait leur temps… C’est pourquoi il est du devoir absolu des socialistes de toutes les puissances belligérantes d’appliquer la résolution du congrès de Bâle, à savoir : rompre les blocs nationaux et l’Union sacrée dans tous les pays ; appeler les ouvriers de tous les États belligérants à une lutte de classe énergique contre la bourgeoisie de leur propre pays… ; condamner résolument tout vote de crédits militaires ; se retirer des gouvernements bourgeois de Belgique et de France… ; tendre immédiatement la main aux éléments internationalistes de la sociale-démocratie allemande… ; soutenir toutes les tentatives de rapprochement et de fraternisation dans l’armée… (Vladimir Lénine, Lettre à NS, novembre 1914, Œuvres t. 21, p. 123)
Le Parti bolchevik n’est pas invité à la conférence mais Maximovitch (Litvinov) s’y présente malgré tout. Comme il réclame à la tribune le retrait des socialistes des gouvernements bourgeois, la rupture avec les impérialistes, le refus de collaborer avec eux, une lutte énergique de chacun contre son propre gouvernement impérialiste et la condamnation du vote des crédits militaires, il est interrompu par la présidence qui lui retire la parole. Le représentant du parti letton (LSDSP) se solidarise avec le porte-parole bolchevik.
Dans la même veine que la conférence de Londres, un an plus tard, en février 1916, des anarchistes font connaître un Manifeste des 16 qui soutient l’Entente (il est signé par Christiaan Cornelissen, Jean Grave, Pierre Kropotkine, Charles-Ange Laisant, François Le Levé, Charles Malato…).
La conférence internationale des femmes
Les bolcheviks tentent de rompre leur isolement initial et de défendre l’internationalisme à toute occasion.
Inessa Armand, au nom du journal bolchevik pour les femmes « Rabotnitsa » proposa en novembre 1914 une rencontre des femmes représentant la gauche révolutionnaire. (Craig Nation, War on War, 1989, Haymarket, p. 68)
Armand et Alexandra Kollontaï ─une menchevik qui a rejoint au début 1915 le Parti bolchevik pour sa position sur la guerre─ s’adressent à Clara Zetkin, secrétaire du bureau international de l’Internationale des femmes socialistes. Celle-ci est aussi fondatrice du Groupe l’Internationale du SPD allemand (GI), avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui s’oppose à la guerre mais ne rompt pas avec le SPD. Elle répond favorablement et organise une conférence à Berne (Suisse) en mars 1915 qui permet, pour la première fois depuis la déclaration de la guerre, à des socialistes d’États qui s’affrontent de se rencontrer.
Le BSI condamne l’initiative et la direction du SPD interdit d’y participer. Les Autrichiennes et les Belges ne peuvent s’y rendre. Néanmoins, elle regroupe une trentaine de déléguées venues d’Allemagne (dont Käte Duncker), de France (dont Louise Saumoneau), de Grande-Bretagne, d’Italie (dont Angelica Balabanova), de Hollande, de Pologne et de Russie.
À Berne, la discussion fut vive. Si toutes les déléguées étaient d’accord pour tenter de mobiliser davantage les femmes des pays belligérants contre la guerre, bolcheviks et Polonais voulaient aller plus loin… Fut adoptée, contre les voix des déléguées bolcheviques et polonaises, une résolution rédigée par Käte Duncker et Angelica Balabanova qui condamnait la guerre sans condamner explicitement les partis socialistes qui la soutenaient. (Gilbert Badia, Clara Zetkin, 1993, Éditions ouvrières, p. 154, 155)
La résolution du Parti bolchevik est repoussée. La résolution soutenue par Zetkin est adoptée par 26 voix (GI allemand, ILP britannique, PS-SFIO, POSDR-menchevik russe, PSI italien, SDAP néerlandais, SPS de Suisse) contre 6 (SDKP-roslamowcy polonaise : Anna Kemenska ; POSDR-bolchevik russe : Inessa Armand, Nadejda Kroupskaïa, Zina Zinovieva, Olga Ravich, Elena Rozmirovich).
Deux conceptions du monde, deux opinions sur la guerre et les tâches de l’Internationale, deux tactiques des partis prolétariens, se sont heurtées à la conférence.
Première position : il n’y a pas eu faillite de l’Internationale, il n’y a pas d’obstacles profonds et sérieux à un retour du chauvinisme au socialisme, l’opportunisme n’est pas un puissant « ennemi intérieur », il n’y a pas de trahison délibérée, indubitable, évidente, du socialisme par l’opportunisme. D’où cette conclusion : ne condamnons personne, accordons l’« amnistie » à ceux qui ont violé les résolutions de Stuttgart et de Bâle, bornons‑nous à recommander une orientation plus à gauche, à appeler les masses à manifester.
Le second point de vue sur toutes les questions que nous venons d’énumérer est absolument opposé. Rien ne saurait être plus préjudiciable et plus funeste à la cause prolétarienne que de continuer d’agir d’une manière diplomatique au sein du parti à l’égard des opportunistes et des social‑chauvins. Si les femmes opportunistes et adeptes des partis officiels d’aujourd’hui ont pu accepter la résolution de la majorité, c’est parce que cette résolution est inspirée d’un bout à l’autre par l’esprit de diplomatie. C’est ainsi qu’on aveugle les masses ouvrières, dirigées aujourd’hui précisément par les social‑patriotes officiels. (Vladimir Lénine, La Lutte contre le social-chauvinisme, juin 1915, Œuvres, Progrès, t. 21, p. 203)
La conférence internationale des jeunes
La Fédération internationale des jeunes socialistes avait mené une campagne antimilitariste jusqu’en 1914. Ils continuent à s’opposer majoritairement à la guerre malgré leur dispersion organisée par les sociaux-patriotes (le secrétaire international,
Robert Danneberg, cadre du SDAP autrichien, refuse de convoquer toute rencontre). Les jeunesses socialistes de Suisse et d’Italie passent outre et organisent une conférence qui se tient en avril 1915 à Berne.
La conférence des jeunes socialistes réunit une quinzaine de délégués de dix pays : Allemagne, Bulgarie, Danemark, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Russie, Suède, Suisse. La résolution bolchevik est écartée et la résolution pacifiste, rédigée par Robert Grimm (SPS) et Angelica Balabanova (PSI), est adoptée par 19 voix contre 3 (POSDR-bolchevik et SDKP-roslamowcy).
La conférence élit un nouveau secrétariat dont le secrétaire est Willi Müzenberg (SPS depuis 1910, d’origine allemande). Son organe Jugend Internationale publie des articles de Lénine et de Liebknecht. La nouvelle organisation internationale de fait attirera progressivement des jeunes de tous les pays.
Divers groupes des Jeunesses de France envoyèrent assez tôt leur adhésion, immédiatement après Zimmerwald. (Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la 1re Guerre mondiale, 1936, Les Bons caractères, t. 1, p. 311)
Un premier pas vers la rupture avec les sociaux-impérialistes est opéré, à leur corps défendant, par les centristes du SPS/PSS et du PSI. Mais on est encore loin de la nouvelle internationale pour laquelle seul le Parti bolchevik se bat fermement.
Nous avons été témoins, depuis un an que dure la guerre, de bien des tentatives visant à renouer des liens internationaux. Nous ne parlerons pas des conférences de Londres et de Vienne où des chauvins avérés s’étaient réunis pour aider les états-majors généraux et la bourgeoisie de leur « patrie ». Nous pensons aux conférences de Lugano et de Copenhague, à la Conférence internationale des femmes et à la Conférence des jeunes. Ces assemblées étaient animées des meilleures intentions. Mais elles… n’ont pas arrêté une ligne de combat internationaliste. (Lénine & Zinoviev, Le Socialisme et la guerre, août 1915, GMI, p. 31).