
L’ouvrage se présente comme un résumé de la pensée de Lénine, à la fois théoricien marxiste et acteur de la première révolution ouvrière victorieuse de l’humanité. L’ouvrage démarre par une courte introduction et une biographie très résumée. L’autrice propose une reconstitution, dans un ordre plutôt chronologique, du parcours de Lénine. A chaque chapitre, un court extrait de l’œuvre de Lénine sur un sujet décisif suivi d’un mince commentaire historique, de quelques questions puis de réponses plus développées. Les onze chapitres sont courts (moins de vingt pages) et omettent nécessairement des éléments et des précisions. Certains d’entre eux sont pourtant décisifs pour découvrir et poursuivre le combat de Lénine.
Une des spécialités du PTS, avec le pacifisme de fait et l’Assemblé constituante affichée, est d’édulcorer le programme et la pratique de Trotsky avec de confuses élucubrations intellectuelles sur Gramsci, comme les idéologues staliniens d’Europe le faisaient à la fin du XXe siècle pour estomper l’héritage révolutionnaire de Lénine.
Pourquoi avoir oublié Trotsky dans le dernier combat de Lénine ?
À juste titre, Garrisi défend Lénine contre les historiens bourgeois qui l’associent au stalinisme. L’introduction indique que, « dès 1924 » , Zinoviev et Staline œuvrent à la « simplification… des idées de Lénine » et qu’ « on détourne ses citations, tronquées et sorties de leur contexte, pour trancher les luttes qui déchirent leparti communiste bolchévique de Russie » (p. 10). Malheureusement le lecteur ne saura pas qui est « on » ni quelles sont les fractions qui « se déchirent ». Le livre s’en tient à « Lénine multiplie les initiatives pour lutter contre la bureaucratie » (p. 25). Un Lénine seul contre tous ou théoricien incompris de ses disciples ? Il n’en est rien. L’autrice, militante de la section, le sait très bien. Mais sa courte biographie omet de dire que Lénine se rapproche de Trotsky en 1922 contre la clique complotiste de Zinoviev-Kamenev-Staline.
Cette même année, par tâtonnement et prises de conscience progressive, cette « troïka » s’organise et veut consolider son influence. Contre elle, Lénine fait bloc avec Trotsky à plusieurs reprises malgré la maladie qui l’affaiblit. Entre mars et décembre 1922, Lénine et Trotsky s’opposent à ces opportunistes et font annuler leur projet d’affaiblissement du monopole du commerce extérieur (Lewin, Le Dernier combat de Lénine, 1967 ; Lénine, Œuvres, t. 45, p. 613, 623-624 et 627). Dès octobre 1922, Lénine s’oppose aux mesures brutales de Staline contre les dirigeants communistes géorgiens (Broué, Trotsky, 1988 ; Lénine, Œuvres, t. 45, p. 628-629). En décembre, Lénine s’oppose aux amendements de Staline à la Constitution de l’URSS car elles ont un « esprit grand-russe ».
En mars 1923, Lénine demande à Trotsky de défendre les communistes géorgiens.
Cher camarade Trotsky, je serai très désireux que vous vous chargiez de la défense de l’affaire géorgienne devant le comité central du parti. Cette affaire est actuellement l’objet de « poursuites » de Staline et de Dzerjinski et je ne peux pas compter sur leur impartialité. C’est même tout le contraire. Si vous consentiez à vous charger de la défense, je pourrais être tranquille. (« Lettre à Trotsky », 5 mars 1923, Œuvres complètes, t. 45, p. 628)
Le 6 mars, une nouvelle attaque aggrave son état. Le 10 mars, il ne peut plus parler ni écrire. Pourquoi ne pas dire que dans son dernier combat, Lénine scelle avec Trotsky une alliance contre Staline ?
Contre la couche petite-bourgeoise qui s’approprie le pouvoir, la tendance prolétarienne est représentée par Lénine et Trotsky. Ils veulent limiter la croissance bureaucratique et reprendre le contrôle du parti. Lénine sur la touche, son combat continue avec l’Opposition des 46 qui se déclare en octobre 1923 à l’initiative de Trotsky. À la mort de Lénine le 21 janvier 1924, en cachant son « Testament » qui propose d’écarter Staline du poste de secrétaire général, la fraction opportuniste engage ouvertement la lutte pour le pouvoir. Elle mise sur la nouvelle économique politique (NEP) qui est une réintroduction partielle du capitalisme, nécessaire pour la survie de la révolution, pour contrer la déliquescence sociale, mais qui a favorisé une résurgence de la bourgeoisie. Pour consolider ses privilèges, son but n’est plus la révolution mondiale mais « le socialisme dans un seul pays ». Au nom de cette théorie anti-léniniste, la bureaucratie stalinienne dirige de manière de plus en plus tyrannique l’IC et le PCR. Elle empêche toute extension de la révolution dans le monde et trahit le jeune parti communiste chinois dans une situation révolutionnaire entre 1925 et 1927. Quand l’Opposition unifiée est expulsée et muselée à partir de 1927, un régime sanglant se déploie en URSS. L’Opposition de gauche internationale fondée en 1930 choisit alors de se qualifier de bolchevik-léniniste et sera à l’origine en 1933 de la 4e Internationale.
Nous allons constater dans cet recension que, outre cette absence majeure, la présentation de Lénine par Garrisi non seulement comporte quelques omissions, mais surtout fait apparaitre que son organisation, RP, à travers sa pratique et son programme, est bien loin de répondre aux positions de Lénine, qu’il s’agisse de l’absence d’un journal-papier, d’un soutien plus ou moins direct aux appareils réformistes, de l’absence de perspective de construction d’un parti révolutionnaire, de soutien à l’assemblée constituante, d’alliance avec des députés bourgeois, de soutien à la bourgeoisie (front uni anti-impérialiste), d’absence de soutien à un pays agressé (l’Ukraine), du manque d’une analyse de l’État, ou d’absence de mention de la violence révolutionnaire .
Le journal comme organisateur collectif
Le premier chapitre porte sur l’importance du journal chez Lénine avec un extrait du texte « Par où commencer ? » (1901). L’organe du parti donne l’orientation de l’organisation révolutionnaire. Il permet à la fois de se délimiter face aux autres courants (populisme et économisme dans la Russie de l’époque), de lutter contre la dispersion locale des luttes, d’éduquer et organiser l’avant-garde et de débattre entre les membres du parti. L’organe central est « un propagandiste et un agitateur collectif, mais aussi un organisateur collectif » (« Que faire ? », 1902, Œuvres complètes, t. 5, p. 516).
Le but du chapitre serait atteint si l’organisation de l’autrice en faisait de même. Or RP se garde bien de publier un journal. Depuis 2015, RP suit les consignes venues. Le PTS se limite à un site internet au titre sans référence révolutionnaire : izquierdadiario.com (Le quotidien de gauche). Évidemment, il ne peut pas être vendu dans les lieux de travail et de formation, dans les manifestations, les réunions, les meetings, les AG. De plus, cela limite le travail semi-légal du parti : comment faire si l’Etat coupe internet comme en Iran, en Birmanie, au Soudan et encore récemment au Bangladesh lors de révoltes de masse ? Avoir un journal et une imprimerie clandestine est le minimum pour organiser, centraliser et diffuser le programme du parti, accompagné d’un site et de réseaux sur internet évidemment.
Le lecteur qui veut connaitre le journaliste Lénine peut lire Lénine et la presse révolutionnaire (Cahier révolution communiste n° 40, 2025) qui réédite l’étude de Worontzoff (LCR, 1973) que Garrisi conseille dans sa bibliographie.
La lutte contre l’économisme est riche de leçons toujours actuelles
Le deuxième chapitre s’attarde sur la lutte de Lénine contre l’économisme avec un extrait de sa brochure Que faire ? Lénine qualifie ses partisans d’opportunistes car ils proclament « absurde l’idée de la révolution sociale et de la dictature du prolétariat, en ramenant le mouvement ouvrier et la lutte de classes à un trade-unionisme étroit et à la lutte pour de menues réformes graduelles » (« Que faire ? », p. 369). Tel est le rôle joué par les réformistes, hier comme aujourd’hui. Lénine soutient la construction d’un parti dont les militants défendent la « portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat » (p. 44). Plus d’un siècle après, les réformistes ont une tradition contrerévolutionnaire bien établie. La collaboration de classe permanente assure des postes bien rémunérés aux PCF, PS, LFI et à toutes les directions syndicales. Pour mystifier l’avant-garde ouvrière, ces bureaucraties disposent d’auxiliaires économistes. LO et le NPA-R en sont les représentants les plus aboutis.
En voici une illustration. Alors que l’usine de production automobile Stellantis Poissy est menacée de fermeture d’ici 2027, les directions syndicales majoritaires (CFDT, CGT, CGC, FO…) du groupe participent aux instances de dialogue social, ce qui isole les travailleurs de l’usine visée. RP publie un article complaisant pour Jean-Pierre Mercier, porte-parole de LO et élu SUD industrie à Stellantis Poissy. Lors d’une AG de grévistes, il défend une pétition et un comité de mobilisation pour obtenir des « garanties » dont « un congé sénior plus long que 3 ans et mieux indemnisé que 70 %… un CDI à Poissy ou ailleurs… une prime… de licenciement et un congé de reclassement suffisamment long » (https://data.over-blog-kiwi.com/1/37/15/66/20250415/ob_cb060d_poissy-stellantis-sud-14-avril-2025.pdf), mais pas d’adresse aux directions syndicales pour rompre toute concertation avec l’ennemi, ni de grève de tout le groupe Stellantis pour maintenir les emplois et usine, ni de grève générale de branche qui poserait la question de l’interdiction des licenciements et du contrôle des embauches par les travailleurs. Voici comment LO procède à la tête d’un syndicat : son porte-parole négocie les conditions d’une défaite ! L’hebdomadaire de Mercier et Arthaud confirme cette absence : « la seule voie possible contre la fermeture de l’usine : la mobilisation collective » (Lutte ouvrière, 16 avril), se réjouissant de la constitution d’un comité de mobilisation sans avancer de mot d’ordre de rupture. De son côté le NPA-R, qui intervient aussi à Poissy, dit la même chose : « Stellantis Poissy : les grévistes unis pour exiger des garanties ! » (npa-revolutionnaires.org, 17 avril), tout en ajoutant un ton gauchiste qui désarme les travailleurs ( « indépendamment de tous les syndicats » ).
Non seulement RP ne les critique pas mais sa direction joue sur les mots pour éviter de dire « grève générale du groupe jusqu’à interdire tout licenciement ». Le titre de l’article est teinté d’économisme : « Stellantis, grève contre la fermeture programmée de l’usine de Poissy : c’est le début de la bagarre ! » (revolutionpermanente.com, 16 avril). Et c’est à ces organisations que RP s’adresse pour former des fronts électoraux (congrès 2025, revolutionpermanente.fr) mais jamais pour unifier une tendance révolutionnaire dans les syndicats ! Derrière une radicalité apparente, l’économisme transparait chez RP.
Contre la collaboration de classes permanente, il faut impulser une politique de rupture systématique avec les concertations des capitalistes qui font passer leurs attaques pour des « réformes ». Le récent congrès de RP (février 2025) parle longuement des bureaucraties mais ne dit pas comment les révolutionnaires doivent les remplacer. (https ://www.revolutionpermanente.fr/La-crise-du-capitalisme-francais-la-menace-bonapartiste-et-les-potentialites-hegemoniques-du).
Un parti pour diriger la révolution
Le troisième chapitre porte sur le rôle décisif du parti d’avant-garde et de son attitude devant la spontanéité des masses. L’extrait choisi par Garrisi est tiré d’Un pas en avant, deux pas en arrière (Œuvres complètes, t. 7, 1904). Il revient sur la scission entre bolcheviks et menchéviks en 1903. Nous allons voir que les commentaires de notre éditrice noient la question pour le lecteur. S’il est vrai que Lénine reproche à certains de ses camarades de sous-estimer l’apparition des soviets en 1905 et « la force créatrice des masses » (p. 63), il ne déroge jamais sur le rôle décisif du parti.
Garrisi fait pourtant dire à Lénine que le parti serait un « opérateur stratégique grâce auquel les masses peuvent, dans certaines configurations, lutter pour conquérir le pouvoir » (p. 64). L’« opérateur stratégique » est une expression floue qui veut évincer le terme de « parti » et l’adjectif « communiste » chers à Marx. Ce verbiage « opérationnel » est repris de Bensaïd, fondateur du NPA en 2008.
C’est incompréhensible aujourd’hui cette idée de dictature du prolétariat. Je ne l’utilise plus, et nous l’avons évacuée. (Bensaïd, npa-lanticapitaliste.org, 5 juin 2010)
La militante « léniniste » Garrisi écrit que « les masses peuvent lutter » pour le pouvoir. Ce n’est pas une possibilité mais une nécessité. Nous préférons à ce bavardage la conclusion de Lénine : « Le prolétariat n’a d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation » (« Un pas en avant, deux pas en arrière », t. 7, p. 434).
La fin du chapitre indique que le débat, avec le droit de tendances, est la forme démocratique du parti léniniste. En 2022, RP lançait un appel pour construire un tel parti en France. Le Groupe marxiste internationaliste a demandé son adhésion à RP en tant que courant. Il n’a reçu aucune réponse.
Soviets et assemblée constituante
Le quatrième chapitre porte sur les alliances de classe pouvant être menées contre la bourgeoisie, en particulier avec la paysannerie qui est majoritaire en Russie. L’autrice fixe l’attention du lecteur sur l’hégémonie nécessaire du prolétariat après un extrait de Deux tactiques de la social-démocratie russe dans la révolution, publié en juillet 1905. Garrisi esquive la question du pouvoir, des grèves générales et la naissance des premiers soviets dans la révolution de 1905.
À cette date, la révolution connait déjà des grèves de masse et constitue pendant l’été les premiers soviets. Lénine constate que « le peuple entier a inscrit à l’ordre du jour le renversement de l’autocratie et la convocation de l’Assemblée constituante » (Deux tactiques, t. 9, p. 19). Il faut chasser le Tsar, établir une république démocratique qui « sera le résultat d’une insurrection populaire victorieuse, dont le gouvernement révolutionnaire provisoire sera l’organe » (Lénine, Deux tactiques, t. 9, p. 17) Dans ce texte, Lénine n’a pas encore saisi la perspective d’une révolution permanente, il la compose de deux étapes : démocratique puis socialiste. Il le traduit par la perspective du pouvoir d’une « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » (p. 72). Comme le signale Garrisi, Lénine conçoit pour le futur la révolution comme « ininterrompue » (p. 80) quand il faut anticiper la victoire d’une insurrection paysanne.
De toutes nos forces nous aiderons la paysannerie à faire la révolution démocratique, afin qu’il nous soit d’autant plus facile à nous, parti du prolétariat, de passer aussi vite que possible à une tâche nouvelle et supérieure, – à la révolution socialiste. (« L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan », Œuvres complètes, t. 9, p. 244).
Mais Lénine ne généralise pas, comme Trotsky, la révolution permanente qui attribue un caractère prolétarien à la révolution parce que sa « principale force motrice… est constituée par le prolétariat et… par sa méthode, la révolution est prolétarienne » (Trotsky, 1905). En 1905, Lénine considère que l’aboutissement de la révolution démocratique est une assemblée constituante. Toutefois sa pensée évolue. Quelques mois plus tard, Lénine analyse que « le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l’occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. »
Un mot d’ordre démocratique jalonne le texte : l’assemblée constituante. Parce que le congrès des soviets prend le pouvoir en octobre 1917 grâce à l’insurrection votée par le Parti bolchevik et menée par Trotsky, celle-ci est dissoute par le premier État ouvrier. Toutefois, le mot d’ordre d’assemblée constituante reste un mot d’ordre démocratique pour un pays n’ayant pas conquis les libertés démocratiques. Mais c’est un mot d’ordre qui devient réactionnaire s’il s’oppose à une situation révolutionnaire dans un pays comme la France ou l’Autriche où sont déjà obtenus les élections et le pluripartisme.
En 2001, le PTS réclamait en Argentine des organes de masse… et une assemblée constituante. Il ne peut pas y avoir deux pouvoirs en même temps. L’assemblée constituante russe sera dissoute par le gouvernement des soviets. De la même manière, Luxemburg opposera en décembre 1918 les conseils ouvriers à l’assemblée constituante que les sociaux-impérialistes du SPD et leurs adjoints centristes de l’USPD « indépendant » dresseront pour sauver l’État bourgeois en Allemagne. Le premier congrès de l’IC tire les leçons
La propagande des dirigeants de droite des Indépendants (Hilferding, Kautsky et autres) qui essaye de prouver que le système des Soviets peut être compatible avec l’Assemblée Constituante bourgeoise est ou une incompréhension complète des lois de développement de la révolution prolétarienne, ou une duperie consciente de la classe ouvrière. L’Assemblée Constituante est la dictature de la bourgeoisie. (1er congrès de l’IC, « Thèses sur les conditions sous lesquelles il est possible de constituer des soviets ouvriers », archivesautonomies.org, aout 1919)
En 2001-2002 en Argentine, alors que le PTS argentin choisit comme le Parti ouvrier (PO) de défendre une « assemblée constituante souveraine » , les masses chassent le président élu lors de journées révolutionnaires de décembre 2001. C’était une tactique opportuniste qui tournait le dos aux assemblées générales de quartiers, d’universités et aux comités d’usines. Unifiées dans un congrès ouvrier et paysan, ces organes pouvaient postuler au pouvoir. La direction du PTS s’est rangée du côté de la constituante qui n’a qu’un sens de replâtrage de l’Etat bourgeois.

L’organisation de l’autrice ne dit pas autre chose quand la question du pouvoir apparait en France. Face au mouvement radical mais interclassiste des gilets jaunes, RP titrait : « Grève générale pour dégager Macron et instaurer une Assemblée unique ! » (revolutionpermanente.org, 5 décembre 2018). La grève générale politique était bel et bien le moyen de donner un caractère prolétarien au mouvement et de poser la question du pouvoir. Mais ce dernier n’a qu’un nom : gouvernement des travailleurs, et en ce sens la formule « assemblée unique » de décembre 2018 est opportuniste. La direction de RP n’a pas changé de point de vue en 2025. En octobre, l’assemblée unique est réapparue devant la démission de Bayrou mais sans parler d’un pouvoir des travailleurs. Les révolutionnaires n’ont qu’un mot d’ordre central pour le pouvoir : gouvernement ouvrier.

Un programme électoral sans armement du peuple ?
Le cinquième chapitre porte sur la question de la participation aux élections, avec la distinction entre stratégie et tactique. Le POSDR dispose au début du 20e siècle de plusieurs députés au sein de la Douma tsariste. Lénine considère que la participation aux élections est nécessaire et les députés doivent l’utiliser comme d’une tribune révolutionnaire.
Il se trouve que le PTS dispose de députés nationaux et régionaux en Argentine depuis 2011. Au sein du Front de gauche et des travailleurs-unité (FIT-U), une alliance électorale avec trois autres organisations « trotskystes » (PO, IS et MST), les députés devraient tous suivre les conseils de Lénine. Il n’en est rien. En plus de soutenir les journées d’action de 24 heures qui s’opposent à la grève générale (comme récemment dans le puissant mouvement universitaire de mars 2025), les députés PTS s’associent, rencontrent et marchandent avec des députés bourgeois.
L’hommage des députés PO et PTS à l’ancienne présidente Kirchner, victime d’une tentative d’attentat n’est pas passé inaperçu, d’autant qu’ils s’en remettent à l’appareil d’État
(https://groupemarxiste.info/2022/11/02/argentine-lattentat-contre-kirchner-les-organisations-trotskystes-et-la-question-de-la-violence/). Le 18 décembre 2024, deux députés PTS rencontrent des députés bourgeois pour s’allier en vue d’une abrogation législative (https://octubrerojoorg.wordpress.com/2024/12/21/ante-el-asesinato-del-companero-fernando-gomez-presente/).

Une tactique réformiste aux antipodes de la plateforme électorale des bolcheviks.
Maintenant encore notre parti ne va pas à la Douma pour y jouer « aux réformes », pour « défendre la constitution », pour « convaincre » les octobristes ou pour en « chasser la réaction », comme prétendent les libéraux pour tromper le peuple, mais pour monter à la tribune et appeler les masses à la lutte, pour enseigner les conceptions socialistes, pour dénoncer chaque tromperie du gouvernement et des libéraux, pour dissiper les préjugés monarchistes des couches arriérées du peuple et les racines de classe des partis bourgeois, en un mot, pour préparer l’armée et des combattants conscients de la nouvelle révolution russe. (Lénine, « La plateforme électorale du POSDR », mars 1912)
Il ne fait aucun doute que Lénine luttait pour que la fraction bolchévique à la Douma soit clairement dissociée des menchéviks. Mieux, pour les élections de 1912, il défendait la plateforme bolchevique en critiquant, de fond en comble celle des menchéviks, désignés « liquidateurs » du POSDR.
Les liquidateurs, par contre, ont besoin d’une plateforme « pour » les élections, afin d’écarter poliment l’idée de révolution présentée par eux comme une des vagues éventualités possibles et de déclarer que la « véritable » campagne électorale consiste à énumérer un certain nombre de réformes constitutionnelles. (« La plateforme des réformistes », t. 18, p. 393-394)
On ne voit pas aucune raison stratégique, programmatique, à la création en France d’une « organisation d’extrême-gauche » supplémentaire.
Le congrès a discuté de l’importance d’une adresse aux organisations se réclamant de la révolution, notamment Lutte ouvrière et le NPA-R pour poser la question de davantage d’échanges politiques, de campagnes communes mais aussi de fronts électoraux qui permettent aux communistes révolutionnaires de faire entendre leurs voix, notamment lors des prochaines échéances électorales. (revolutionpermanente.org, 4 février 2025)
Alors que RP, LO, NPA-R, le NPA-AC, le POI, le PT, le PCR…
Pourquoi réduire la question nationale aux thèses du 2e congrès de l’IC ?
Le sixième chapitre est consacré à l’internationalisme et à la question nationale. Il est introduit par le texte La Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (1916), dans lequel Lénine défend le droit à l’indépendance des peuples et des pays opprimés par des grandes puissances, en s’appuyant sur le cas irlandais traité par Marx et Engels. Garrisi, commente en affirmant que ceux-ci n’ont « ni théorie systématique ni stratégie clairement établie » (p. 101). L’essor du capitalisme ne leur donnait pas le paysage de l’époque impérialiste. Soit. Mais là où l’oppression nationale était évidente, la conclusion est sans appel pour « toutes les nationalités opprimées ».
Les Irlandais, tout comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association ouvrière internationale qu’à égalité avec les membres de la nation conquérante et en protestant contre cette oppression. En conséquence, les sections irlandaises n’ont pas seulement le droit mais encore le devoir de déclarer dans les préambules à leurs statuts que leur première et plus urgente tâche, en tant qu’Irlandais, est de conquérir leur propre indépendance nationale. (Engels, « Sur les relations entre les sections irlandaises et le conseil de l’AIT », 14 mai 1872, Le Parti de classe, Maspero, t. 2, p. 180)
En rappelant le désaccord de Lénine avec Luxemburg, Garrisi conclut le chapitre sur les thèses de Lénine au 2e congrès de l’Internationale communiste en 1920. L’autrice qualifie de stratégique la thèse de « l’union la plus étroite des mouvements de libération nationale et coloniale avec la Russie des soviets » (p. 107). Cela ne pose en rien la question nationale en Russie et ailleurs. L’épisode « grand-russe » de la brutalité de Staline contre les Géorgiens en 1921 et 1922 montre comment une bureaucratie naissante scelle cette « union » par la force. La question est donc d’une importance capitale.
Au 4e congrès de l’IC, en novembre 1922, la formule correcte de Lénine est couronnée par un front commun des communistes et des mouvements nationalistes sous l’égide de Zinoviev et de Radek : « la revendication d’une alliance étroite avec la République prolétarienne des Soviets est la bannière du front uni anti-impérialiste » (4e congrès de l’IC, « Thèses sur la question d’Orient », novembre 1922). Une bannière pour défendre l’URSS et sa bureaucratie naissante ou pour étendre la révolution ? Il est précisé que le mouvement ouvrier doit « conquérir une position de facteur révolutionnaire autonome dans le front anti-impérialiste unique qui contribuera à démasquer les hésitations et les incertitudes des divers groupes du nationalisme bourgeois ». Cela s’éloigne des thèses de Lénine au second congrès qui stipulaient que le parti devait rester strictement indépendant de la bourgeoisie. La formulation glisse : « s’il conserve sa pleine indépendance politique, des accords temporaires avec la démocratie bourgeoise sont admissibles et même indispensables » . Le texte minimise la collaboration de classe dans les pays dominés.
Le danger d’une entente entre le nationalisme bourgeois et une ou plusieurs puissances impérialistes hostiles, aux dépens des masses du peuple, est beaucoup moins grand dans les pays coloniaux que dans les pays semi-coloniaux. (4e congrès de l’IC, « Thèses sur la question d’orient », novembre 1922)
Enfin, un élément programmatique disparait dans les thèses de 1922 : les soviets. La révolution et la prise du pouvoir semblent bien venir à une seconde étape alors que les thèses de Lénine et Roy sont précises.
Les partis prolétariens doivent mener une propagande vigoureuse et systématique de la perspective des soviets, et organiser des soviets d’ouvriers et de paysans dès que c’est possible. (2e congrès de l’IC, « Thèses sur la question d’orient », juillet 1920)
Garrisi laisse planer le doute et choisit donc de ne pas traiter l’épineux problème du front uni anti-impérialiste (FUAI) qui tire sa « légitimité », selon ses défenseurs, des thèses du 2e congrès de 1920. Le FUAI coutera une sanglante défaite à la révolution chinoise en 1927 quand le Parti communiste sera soumis par Zinoviev, Boukharine et Staline à un parti nationaliste bourgeois, le Guomindang. Du vivant de Trotsky, la 4e Internationale ne reprend jamais la formule du FUAI. Dans sa résolution sur la question coloniale de 1940, elle dénonce le danger mortel d’un front avec la bourgeoisie.
Les luttes nationales avortées des pays coloniaux de 1919 à 1931 étaient dirigées, comme en Inde et en Chine, par la bourgeoisie nationale. Elles n’ont fait que confirmer que les révolutions nationales et démocratiques aux colonies ne peuvent être menées à bien que par le prolétariat en collaboration avec les travailleurs des pays avancés… Dans cette lutte, la ligne de conduite du parti des travailleurs doit être de préserver sa propre indépendance et l’indépendance de la classe ouvrière comme force politique séparée et distincte. En Chine, en 1927, le Komintern a subordonné le Parti communiste chinois au Kouo-Min-Tang national bourgeois, la classe ouvrière chinoise à la bourgeoisie nationale, et, finalement, cette dernière a réussi à écraser le mouvement de masse en échange de quelques miettes de la table impérialiste. (Conférence d’alarme de la 4e Internationale, « Le monde colonial et la seconde guerre impérialiste », 19-26 mai 1940)
L’antiimpérialisme ne saurait se borner à l’impérialisme le plus puissant
Le septième chapitre porte sur la guerre et la possibilité de la transformer en révolution. L’extrait de « La situation et les tâches de l’Internationale socialiste » (1914) rappelle les positions correctes – contrairement à l’immense majorité des dirigeants de l’IO (et des bureaucraties syndicales des TUC, CGT, etc) – face à la première guerre mondiale. Avec la montée actuelle du militarisme, ce texte aide à saisir la situation des conflits armés et à répondre aux chauvins du mouvement ouvrier qui défendent leur propre l’impérialisme. Connaissant l’œuvre de Lénine, la rédactrice rappelle aussi que la nature des guerres varie.
Contrairement aux guerres de libération nationale, qui peuvent voir une dimension progressiste lorsqu’une nation cherche à se libérer du joug étranger, ou aux guerres interétatiques classiques, la guerre impérialiste ne sert que des objectifs réactionnaires. (p. 118)
Ces guerres de libération nationale comme celles des Palestiniens et des Kurdes sont antiimpérialistes. Comme l’indiquait Lénine, les communistes sont aux côtés des nations opprimées et colonisées. Or la FT-QI et sa section française mènent en 2025 une campagne titrée « Pas une vie, pas un euro pour leurs guerres » et cache mal derrière ce slogan son choix de ne pas soutenir l’Ukraine envahie par l’impérialisme russe. En effet, la direction de la FT-QI qualifie la Russie de capitaliste, mais la conçoit comme une simple puissance régionale. Tout en reconnaissant que Poutine veut annexer une partie de son territoire, elle refuse de suivre Lénine qui soutenait les nationalistes irlandais contre l’Angleterre. Pour la direction de la FT-QI, la Russie actuelle n’est pas une puissance impérialiste.
La Russie… est aujourd’hui un pays capitaliste qui, bien qu’il ne soit pas impérialiste au sens précis du terme… agit comme une sorte d’« impérialisme militaire » dans sa zone d’influence. (revolutionpermanente.org, 4 mars 2022)
Le refus de caractériser la Russie d’impérialisme est une erreur. Dans la guerre entre la Russie et le Japon en 1904-1905, le POSDR de Lénine luttait déjà pour la défaite de son propre impérialisme. Dénoncé en 1916 comme une grande puissance par Lénine, ce dernier n’oubliait pas son développement inégal et combiné.
En Russie, l’impérialisme capitaliste du type moderne s’est pleinement révélé dans la politique du tsarisme à l’égard de la Perse, de la Mandchourie, de la Mongolie ; mais ce qui, d’une façon générale, prédomine en Russie, c’est l’impérialisme militaire et féodal. Nulle part au monde la majorité de la population du pays n’est aussi opprimée : les Grands Russes ne forment que 43 % de la population, c’est à dire moins de la moitié, et tous les autres habitants sont privés de droits, en tant qu’allogènes. Sur les 170 millions d’habitants de la Russie, près de 100 millions sont asservis et privés de droits. Le tsarisme fait la guerre pour s’emparer de la Galicie et étrangler définitivement la liberté des Ukrainiens, pour conquérir l’Arménie, Constantinople, etc. (« Le socialisme et la guerre », t. 21, p. 316-317)
Un pays qui est au point de vue économique le plus arriéré (Russie), et où l’impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. (Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916 t. 22, p. XX)
La bourgeoisie de toutes les grandes puissances impérialistes : Angleterre, France, Allemagne, Autriche, Russie, Italie, japon, Etats-Unis, est devenue tellement réactionnaire, elle est tellement animée du désir de dominer le monde que toute guerre de la part de la bourgeoisie de ces pays ne peut être que réactionnaire. Le prolétariat ne doit pas seulement être opposé à toute guerre de ce genre, il doit encore souhaiter la défaite de « son » gouvernement dans ces guerres et la mettre à profit pour déclencher une insurrection révolutionnaire si l’insurrection en vue d’empêcher la guerre n’a pas réussi. (« Programme militaire de la révolution prolétarienne », t. 23, p. 92)
Dans le même esprit, le huitième chapitre « Impérialisme et opportunisme » (p. 125-136) part d’un extrait de « L’impérialisme et la scission du socialisme » (1916). Lénine répète son analyse sur la Russie et le Japon qu’il considère comme des puissances impérialistes.
Le dernier tiers du 19e siècle a marqué le passage à une nouvelle époque, celle de l’impérialisme. Le capital financier bénéficie d’une situation de monopole non pas dans une seule, mais dans plusieurs grandes puissances, très peu nombreuses. (Au Japon et, en Russie, le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc., suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne.) Il résulte de cette différence que le monopole de l’Angleterre a pu demeurer incontesté pendant des dizaines d’années. Le monopole du capital financier actuel est furieusement disputé ; l’époque des guerres impérialistes a commencé.
Garrisi, malgré ce texte de Lénine qu’elle cite (p. 126), intègre le Japon mais omet la Russie quand elle énumère les pays impérialistes de 1914.
D’un côté, l’émergence de plusieurs puissances impérialistes (Angleterre, France, Japon, Allemagne, États-Unis) qui, toutes, extorquent un surprofit grâce à leur domination coloniale, explique le développement dans chacune d’elles, d’une couche privilégiée au sein du prolétariat. (p. 132)
Depuis la restauration du capitalisme en 1991, la Russie est devenue la 12e puissance mondiale (en termes de PIB) : elle intervient sur plusieurs continents (notamment en évinçant l’impérialisme français en Afrique), opprime des nationalités (Ukrainiens, Tchéchènes, Kazakhs, Moldaves, Géorgiens…) et dispose de grandes multinationales dans le pays, la région et le monde (notamment dans les secteurs de l’armement, la sidérurgie, l’aérospatial, le gaz, le pétrole, les minerais, la banque…). Il faut clairement soutenir la victoire des Ukrainiens contre l’invasion impérialiste russe. Quand Trump reçoit Poutine en Alaska avec tapis rouge, c’est un projet commun de dépeçage de l’Ukraine : territoires à l’est pour la Russie, matières premières pour les capitaux étasuniens. Washington tente d’évincer ses « alliés » européens tout en fragilisant l’axe Pékin-Moscou.
Trotsky prenait un exemple concret pour montrer comment la politique anti-impérialiste doit être menée. Si les travailleurs d’une puissance coloniale peuvent aider une guerre de libération, c’est leur devoir de le faire, y compris jusqu’à laisser les armes arriver entre les mains des opprimés. Tout en combattant pour le retrait des troupes de l’OTAN et la fermeture de ses bases en Europe, les révolutionnaires ne s’opposent pas à la fourniture d’armes à l’Ukraine et luttent pour que le mouvement ouvrier internationale l’aide, y compris militairement.
Admettons que dans une colonie française, l’Algérie, surgisse demain un soulèvement sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, poussé par ses intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux rebelles. Quelle devrait être en ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? Je prends intentionnellement l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens doivent-ils s’opposer à l’envoi de bateaux chargés d’armes pour les algériens ? Que quelque ultragauche ose répondre affirmativement à cette question ! Tout révolutionnaire, en commun avec les ouvriers italiens et les rebelles algériens, rejetterait avec indignation une telle réponse. Si même se déroulait alors dans l’Italie fasciste une grève générale des marins, en ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur des navires qui vont apporter une aide aux esclaves coloniaux en rébellion ; sinon ils seraient de pitoyables trade-unionistes, et non des révolutionnaires prolétariens. Parallèlement à cela, les marins français même s’ils n’avaient aucune grève à l’ordre du jour, auraient l’obligation de faire tous leurs efforts pour empêcher l’envoi d’armes contre les rebelles. Seule une telle politique des ouvriers italiens et français serait une politique d’internationalisme prolétarien. (Trotsky, « Il faut apprendre à penser », 20 mai 1938, Œuvres, t. 17, p. 246)
Le curieux oubli de la destruction de l’État bourgeois et de la dictature du prolétariat
Le neuvième chapitre « Etat, révolution, communisme » (p. 137-147) tente de résumer la transition vers le communisme passant par la dictature du prolétariat. L’extrait de L’État et la révolution est totalement approprié et nous conseillons sa lecture complète (Cahier révolution communiste n° 15). Dans ce chapitre, l’autrice donne peu de chair aux conseils (soviets) qui sont les organes de la dictature du prolétariat. Elle signale sans explications, tout comme Bensaïd, que « la dictature du prolétariat a pris une connotation négative au cours du XXe siècle en étant assimilé à l’expérience stalinienne. » (p. 144). Mais elle défend avec Lénine qu’elle est nécessaire et repose sur les soviets qui « organisent les masses en action » (p. 145). Le lecteur devra se contenter de cela. Pourtant la brochure géniale de Lénine est très claire.
La révolution consiste en ceci : le prolétariat détruit l’« appareil administratif » et l’appareil d’État tout entier pour le remplacer par un nouveau qui est constitué par les ouvriers armés. (Lénine, L’Etat et la révolution, septembre 1917, CRC n°15, p. 12)
En fin de chapitre, elle précise que pour Lénine « le dépérissement de l’Etat est un processus long, progressif et spontané » (p. 146). Elle conclut le chapitre comme si cette disparition pouvait aller de soi en 1922.
L’expérience du jeune pouvoir soviétique de Russie a montré que le chemin du dépérissement de l’Etat allait pourtant s’avérer plus difficile et tortueux que prévu. (p. 147)
La Russie est exsangue et ravagée. La guerre civile (1917-1921) menée et soutenue par les puissances impérialistes a liquidé les soviets. L’échec de l’extension de la révolution en Europe marquait une pause sérieuse. Tout dépérissement de l’Etat des soviets est alors impossible. Il aurait fallu que les producteurs dirigent l’Etat démocratiquement.
Précisément par l’exemple de la Commune, Marx a montré que les titulaires des fonctions publiques cessent, en régime socialiste, d’être des « bureaucrates », « fonctionnaires » au fur et à mesure que, sans parler de leur électivité, on établit en outre leur révocabilité à tout moment, qu’on réduit en outre leur traitement à un salaire moyen d’ouvrier, et qu’en plus on remplace les organismes parlementaires par des corps « agissants », « exécutifs et législatifs à la fois ». (Lénine, L’État et la révolution, septembre 1917, CRC n° 15, p. 63)
En s’appuyant sur Marx et Engels, Lénine précise que le vieux monde perdure dans certains domaines même si la phase d’expropriation des capitalistes est avancée.
Pour que l’État s’éteigne complètement, il faut l’avènement du communisme intégral… Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’État bourgeois — sans bourgeoisie ! (Lénine, L’État et la révolution, septembre 1917, CRC n°15, p. 52-54)
Fin 1920, Lénine définissait la Russie comme un « État ouvrier présentant une déformation bureaucratique » (« Discours sur les syndicats au 10e congrès du PCR », t. 32, p. 221). De fait, le dépérissement n’a jamais commencé à cause de la guerre civile puis de la bureaucratie stalinienne qui a utilisé l’appareil de l’État contre les masses et pour consolider et accroitre ses privilèges.
Les illusions pacifistes sont étrangères à Lénine
Le dixième chapitre « Dualité du pouvoir, révolution pacifique et insurrection » (p. 150-168) confirme que la violence révolutionnaire n’est pas la tasse de thé de l’autrice. Le texte choisi est « Sur la situation politique (quatre thèses) » (t. 25, p. 184) daté du 10 juillet 1917. Lénine constate la trahison ouverte des partis petit-bourgeois socialiste-révolutionnaire (SR) et menchévik « en légalisant le désarmement des ouvriers et des régiments révolutionnaires » (p. 154).
Le passage du pouvoir aux soviets pouvait, selon Lénine, se faire pacifiquement, à condition d’un travail patient d’explication et d’organisation en direction des masses. (p. 159-160)
Elle omet de rappeler les causes de cette phase pacifique d’avant juillet 1917 : l’armement du peuple, les soviets et leurs milices.
Les Soviets étaient formés par les délégués de la masse des ouvriers et des soldats libres, c’est-à-dire ne subissant aucune contrainte extérieure, et armés. Les armes entre les mains du peuple, l’absence de toute contrainte extérieure pesant sur le peuple, tel était le fond des choses. Voilà ce qui permettait et assurait le développement pacifique de toute la révolution. (« A propos des mots d’ordre », t. 25, p. 198-199)
Mais Lénine n’a jamais changé sur la violence de classe. Après la répression à Moscou en décembre 1905, il tire les leçons pour l’avenir.
Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et un esprit plus agressif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. (« Les leçons de l’insurrection de Moscou », 29 aout 1906, t. 11, p. 173)
Si la contrerévolution les désarme, une autre phase s’ouvre, accélérant l’échéance de l’affrontement violent, inéluctable comme le POSDR de Lénine l’affirme depuis 1902. Lénine n’a pas été dès février 1917 en faveur de l’insurrection mais les circonstances, notamment la tentative de coup d’État de Kornilov en août, l’ont rendu nécessaire.
Sans révolution violente, il est impossible de substituer l’État prolétarien à l’État bourgeois. (Lénine, L’État et la révolution, septembre 1917, CRC n°15, p. 12)
Erreur ou choix, le texte de Lénine cité par Garrisi dans ce chapitre n’est pas complet. Nous considérons que la phrase manquante montre ce qu’est le bolchévisme et ce qui manque cruellement
Agissons comme en 1912-1914, quand nous savions parler du renversement du tsarisme par la révolution et l’insurrection armée sans perdre nos bases légales ni à la Douma l’Etat, ni dans les caisses d’assurances, ni dans les syndicats. (« Sur la situation politique (quatre thèses) », t. 25, p. 192)
Nous n’avons pas trouvé un mot dans les textes du dernier congrès de RP sur la nécessaire violence révolutionnaire ni sur la nécessité de l’autodéfense (services d’ordre, groupes d’autodéfense, milices…). Ce congrès de RP ne défend pas l’autodéfense ni la constitution de milices ouvrières et encore moins l’insurrection. Au mieux quelques articles dénoncent la répression bourgeoise et la présence policière dans les syndicats. Un récent article s’en tient au désarmement de la police.
contre la répression et les violences policières racistes, la dissolution des corps spéciaux de police comme la BAC, la BRAV qui répriment la jeunesse des quartiers et les manifestations ou encore la CRS 8. (revolutionpermanente.fr, 10-septembre 2025)
Mais qui s’en chargera ? Impossible de demander cela au gouvernement bourgeois d’autant que le programme minimum est basé sur l’autodéfense.
Parmi les social-démocrates révolutionnaires qui combattent le mensonge social-chauvin de la « défense de la patrie » dans la guerre impérialiste actuelle, des voix se font entendre qui proposent de substituer à l’ancien point du programme minimum social-démocrate : « milice » ou « armement du peuple », un point nouveau intitulé : « désarmement ». (« Programme militaire de la révolution prolétarienne », octobre 1916, t. 23, p. 84)
C’est immédiatement que l’autodéfense est décisive face au grand capital, sa police et ses bandes fascistes. Pour Lénine, il faut armer le prolétariat.
L’armement de la bourgeoisie contre le prolétariat est l’un des faits les plus importants, les plus fondamentaux, les plus essentiels de la société capitaliste moderne. Et l’on vient, cela étant, proposer aux sociaux-démocrates révolutionnaires de « revendiquer » le « désarmement » ! Ce serait là renier intégralement le point de vue de la lutte de classe et renoncer à toute idée de révolution. Notre mot d’ordre doit être : l’armement du prolétariat pour qu’il puisse vaincre, exproprier et désarmer la bourgeoisie. C’est la seule tactique possible pour une classe révolutionnaire, une tactique qui résulte de toute l’évolution objective du militarisme capitaliste et qui est prescrite par cette évolution. C’est seulement après que le prolétariat aura désarmé la bourgeoisie qu’il pourra, sans trahir sa mission historique universelle, jeter à la ferraille toutes les armes en général, et il ne manquera pas de le faire, mais alors seulement, et en aucune façon avant. (« Programme militaire de la révolution prolétarienne », octobre 1916, t. 23, p. 92)
RP prétend aussi défendre le programme de la 4e Internationale de Trotsky. En 1934, sa section française constituait des milices d’ouvriers et de jeunes. Suivant les conseils de Lénine, elle préparait et éduquait par une organisation d’autodéfense la future insurrection contre le gouvernement du capital. RP ne le fait pas alors que c’est une tâche de l’heure face aux flics et aux fachos.

Journal de la LC du 1er juin 1934 : la pancarte de
La sous-estimation de la rupture entre léninisme et stalinisme
Le dernier chapitre « Etat soviétique et bureaucratie » (p. 169-184) traite de l’émergence du stalinisme et de l’action de Lénine pour y faire face. Garrisi cite le dernier texte publié du vivant de Lénine « Mieux vaut moins mais mieux » (4 mars 1923, t. 33, p. 501) entièrement axé contre la principale niche de bureaucrates du parti. Elle n’en donne qu’un extrait mais la partie manquante est explicite contre cette Inspection ouvrière et paysanne dont le chef est Staline. Lénine pense qu’elle « ne jouit pas à l’heure actuelle d’une ombre de prestige… qu’il n’est point d’institution plus mal organisée » (t. 33, p. 504). Malgré ce texte et le bloc avec Trotsky (lire plus haut), l’autrice embrasse la thèse du manque de compréhension.
Lénine était certes hostile à la bureaucratie mais en avait une compréhension insuffisante et la réduisait (trop souvent) à des survivances du passé tsariste. (p. 181)
Pourtant, son dernier texte est clair sur ce point. A la fin de sa vie, Lénine menait son dernier combat contre Staline et saisissait l’existence de bureaucrates « communistes ».
Nous avons des bureaucrates non seulement dans nos administrations soviétiques, mais aussi dans les organisations du parti. (« Mieux vaut moins mais mieux », t.
Très tôt, Lénine comprend très bien que les soviets ne jouent plus leur rôle d’organes démocratiques du pouvoir, il regrette de n’avoir « pas encore obtenu que les masses laborieuses puissent participer à l’administration du pays » , que le pouvoir soit « exercé par la couche avancée du prolétariat et non par les masses laborieuses » (Lénine, « Discours au 8e congrès », p. 178). Les meilleurs révolutionnaires sont au front car l’Etat ouvrier naissant mène une guerre civile pour sa survie. Face aux armées bourgeoises soutenues par l’impérialisme et aux échecs révolutionnaires en Europe, la jeune République ouvrière est isolée et exsangue. L’excellent manuel, l’ABC du communisme, développant le programme du parti (8e congrès, mars 1919) signale déjà le danger bureaucratique.
Toutes ces circonstances rendent notre travail très difficile et favorisent la renaissance partielle de la bureaucratie sous le régime soviétique. C’est un grand danger pour le prolétariat. (Boukharine, Preéobrajensky, ABC du communisme, octobre 1919, Maspero, p. 193)
Malheureusement, Lénine ne pourra pas mener son dernier combat contre la clique Kamenev-Zinoviev-Staline au côté de Trotsky.
Nous devons conclure ici par la défense des véritables bolcheviks, ceux qui ont, les premiers, conquis le pouvoir et établi la dictature du prolétariat en Russie. Nous le faisons en dénonçant tous ceux qui participent, certes de manière plus subtile, au mythe des historiens bourgeois qui rabâchent que le ver était dans le fruit, que Lénine précédait « logiquement » Staline.
Mais il faut aussi reconnaitre qu’une certaine pratique monolithique s’est mise en place (interdiction des partis socialistes modérés, restriction de la liberté de la presse, militarisation du parti bolchevik, terreur, etc.) alors que Lénine est encore en vie et en responsabilité. (p. 182)
La plume qui écrit cela désire que les révolutions se fassent sans violence. Pour « charger » Lénine et le voir coupable, on amalgame en quelques mots et on souille le bolchévisme.
L’interdiction du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche fait suite à sa tentative d’insurrection de juillet 1918 et à la tentative d’assassinat de Lénine en aout 1918 qui reçoit deux balles (épaule et poumon). Certains dirigeants SR sont condamnés à mort en 1922 mais leur exécution est suspendue tant que les SR de gauche ne reprennent pas les armes. Pour le Parti menchévik, il est définitivement interdit quand il prend position pour les insurgés de Cronstadt en mars 1921 quand la crise du régime est aigüe : famines, démobilisation des soldats, révoltes ouvrières et paysannes, isolement du pays… Lénine, dans ces cas-là, a choisi de défendre la première révolution victorieuse en faisant taire ses ennemis. Il est bien évident que la « militarisation du parti » est inhérente à la guerre civile. Du vivant de Lénine, le PCR tient un congrès chaque année comme les soviets ainsi que l’Internationale communiste.
La NEP était un choix de recul temporaire avec le rétablissement contrôlé du marché capitaliste, seule mesure immédiate pour nourrir la population. La tension est telle que la garantie démocratique du bolchévisme du droit de tendance est provisoirement suspendue. Lénine argumente que « ce n’est pas le moment de discuter de déviations théoriques » (« Rapport d’activité », 8 mars 1921, t. 32, p. 184-185). Dans le bouillonnement révolutionnaire, du vivant de Lénine, cette restriction passe au second plan mais sera utilisée pour instaurer la « terreur » après la mort de Lénine et faire taire les opposants dans le parti. La terreur contre le bolchévisme n’a qu’un nom : Staline.
Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste (« Lettre au congrès », 4 janvier 1923, t. 36, p. 608)

Pour consolider le règne de la bureaucratie contre la classe ouvrière, il faudra à Staline liquider physiquement les cadres du parti fondé par Lénine et travestir son héritage. Avec la complicité, depuis presque un siècle, du PCF et de ses Éditions sociales.
Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. (Lénine, L’État et la révolution, 1917, CRC n° 15, p. 3)

