Un gouvernement contesté
Cela fait 22 ans que Recep Tayyip Erdogan, cofondateur d’un parti bourgeois clérical (le Parti de la justice et du développement AKP, lié aux Frères musulmans) est à la tête de la Turquie, d’abord premier ministre (2003-2014) puis président de la république, constamment réélu depuis 2014, mais avec de moins en moins de voix. C’est la conquête de la mairie d’Istanbul en 1994, qui lui avait servi de tremplin.
En 2013, Erdogan a aussi eu à faire face à un mouvement de protestation qui s’opposait à la destruction du parc Taksim Gezi, un des rares espaces verts du centre d’Istanbul. Les manifestations de toute la Turquie rassemblaient des forces politiques variées, on y retrouvait des partisans de partis bourgeois d’opposition (kémalistes), des fondamentalistes, des nationalistes panturcs, des Kurdes. Les revendications allaient des préoccupations d’aménagement des grandes villes (revendications environnementales locales et lutte contre les promoteurs immobilier) jusqu’à des questions telles que la limitation des ventes d’alcool. Ces mobilisations se sont terminées sans victoire, malgré la jonction des étudiants et de la minorité kurde.
En 2015-2016, Erdogan a écrasé une insurrection du PKK qui avait cru, à partir de sa victoire à Kobané en Syrie et de l’alliance nouée avec les États-Unis à cette occasion, être en mesure de soulever le Kurdistan turc. Mais il s’est trompé. La masse n’a pas suivi car une grande partie de la population kurde était loin d’adhérer à la politique du PKK.
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En 2016, des militaires tentèrent un coup d’État. Des affrontements avaient lieu entre la police et les militaires De retour à Istanbul, Erdogan dénonçait une trahison orchestrée depuis les États-Unis, par celui qu’il qualifiait comme son ennemi juré, l’iman Gülen, chef de la confrérie Hizmet. Les affrontements avaient fait 290 morts et 1 440 civils blessés. Mais surtout, le putsch raté entrainait plus de 3 000 arrestations et la mise au pas de l’armée, de la haute administration et des services secrets. La confrérie Hizmet était réprimée, des milliers de fonctionnaires licenciés ainsi que des centaines de journalistes, la justice était mise au pas, plusieurs chaines de télévision privées d’antenne. L’état d’urgence proclamé allait durer 2 ans.
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Erdogan a aussi affronté la contestation lorsqu’il a rendu au culte musulman le musée Sainte-Sophie en 2020.

Le gouvernement et les partis bourgeois, islamistes et kémalistes, tentent de dériver l’indignation envers Israël (que l’État turc continue d’approvisionner en pétrole venu d’Azerbaïdjan) vers la charité ou le boycott de la chaine américaine Starbucks.
La crise économique affaiblit le gouvernement AKP-MHP

Les débuts du gouvernement AKP ont commencé avec un retour de la prospérité, la croissance a augmenté durant les premières années, jusqu’à ce que celle-ci se tasse et que la livre turque s’affaiblisse sur les marchés des changes. C’est cette croissance des débuts, qui a permis à la Turquie d’accueillir plusieurs millions de Syriens, retenus aux frontières de l’Union européenne moyennant de larges subventions versés par celle-ci. Il y avait alors un besoin de main d’œuvre.
La situation économique s’étant détériorée, le gouvernement et tous les partis bourgeois ont initié une politique anti-étranger. Avec l’affaissement électoral, l’AKP dû faire alliance avec le Parti d’action nationaliste (MHP) fasciste, que la xénophobie antisyrienne ne gênait pas..
Le parti du maire d’Istanbul, le CHP (Parti républicain du peuple) est de tradition nationaliste bourgeoise (kémaliste). Face à la situation économique (près de 40 % d’inflation) et à l’autoritarisme croissant du régime, le mécontentement s’est traduit dans les urnes. Aux municipales de mars 2024, le CHP l’a emporté notamment dans les cinq plus grandes villes du pays (Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa et Adana). Le CHP a gagné en alliance avec le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM) qui regroupe le PKK interdit, des écologistes et des petits-bourgeois progressistes. En zone kurde, le gouvernement AKP-MHP a destitué des maires PKK et les a remplacés par des administrateurs.
Erdogan et la fuite en avant despotique
Face à la popularité du maire d’Istanbul, Erdogan a tenté une manœuvre.
- Opposer le PKK au CHP. Pour cela, il a décidé de démarcher Öcalan (à l’isolement en prison depuis 20 ans), lequel a déclaré le 27 février, à une délégation du parti DEM autorisée à lui rendre visite, qu’il fallait arrêter la lutte armée (qui dure depuis 40 ans), et même dissoudre le mouvement (PKK).
Mais il est probable que l’état-major kurde en Syrie ne soit pas disposé à rendre les armes, ce qui entrainerait la fin de leur enclave. L’armée turque, pour couper cette zone du PKK, utilise des milices djihadistes.
- Empêcher Imamoglu d’être candidat à la présidence de la République Pour cela, le 19 mars, il l’a fait arrêter pour « corruption ». La veille, l’Université d’Istanbul lui avait retiré son diplôme. La constitution turque exigeant en effet que tout candidat à la présidence soit titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Le concours d’accès à l’université d’Istanbul étant très sélectif, Imamoglu (tout comme Erdogan d’ailleurs avant lui) s’était inscrit dans une université privée de Chypre du nord où il avait obtenu son diplôme. Le gouvernement a décidé d’aller plus loin et d’accuser Imamoglu de « soutien au terrorisme ».
- Miser sur les divisions au sein du CHP.
Une nouvelle explosion sociale que le CHP tente de contrôler
Mais tout cela, s’était compter sans l’intervention des masses qui ont manifesté spontanément dans la rue à l’annonce de l’arrestation d’Imamoglu. Au départ, il y a eu deux manifestations, l’une qui concernait le nouvel an kurde, l’autre à l’initiative des étudiants et de la base du CHP. Les manifestations se sont poursuivies les jours suivants, malgré la répression des forces de l’ordre qui ont utilisé des lacrymos, des bombes au poivre et des balles de caoutchouc et sans que jamais le CHP n’y appelle. Le mouvement a continué sans qu’il y ait un caractère de classe affirmé, incluant des fascistes de l’opposition. Durant les manifestations, la répression a été immédiate et violente, plusieurs milliers de personnes arrêtées dont 263 demeurent en prison. Les directions syndicales, liées à des partis réformistes n’appellent pas à la grève générale.

Un rassemblement autorisé du CHP a réuni 5 à 600 000 personnes samedi 29 mars dans le parc Maltepe (rive est du Bosphore) avec des drapeaux turcs et des portraits de Mustapha Kemal. Ozel, le président du CHP a demandé à la foule de boycotter les médias (qui sont à 90 % aux ordres). Il a appelé au calme, disant même que le mouvement (qu’il n’a jamais appelé) est fini et il a exigé des élections anticipées. Il s’agit bien entendu d’une diversion.
Si les grands médias, la justice et l’armée sont alignés, il y a toujours des partis, des syndicats et une presse d’opposition. Et il y a toujours des instituts de sondages. Selon un sondage récent, 73 % des Turcs soutiendraient les manifestations. Et le fait que les étudiants aient tenu le choc face à la répression semble provoquer des remous au sein de l’AKP.
Grève générale, front unique des syndicats et des partis ouvriers :
- Rétablissement dans leurs fonctions de tous les maires destitués par le gouvernement AKP-MHP !
- Libération de tous les prisonniers politiques ! Levée de toutes les sanctions contre les étudiants, les lycéens, les travailleurs qui ont manifesté !
- Libertés démocratiques !
- Droit à l’autodétermination du peuple kurde ! Laïcité de l’État ! Multilinguismes ! Droit à l’avortement gratuit et de qualité ! Mêmes droits pour les travailleurs syriens ! Echelle mobile des salaires, des pensions et des bourses !
Il faut construire un parti révolutionnaire qui lutte ouvertement pour un gouvernement ouvrier et paysan, pour la Fédération socialiste de l’Asie de l’ouest, pour la révolution socialiste en Turquie et dans le monde.