Suite à Pepe : l’effondrement de la gauche de l’Amérique latine de la guérilla au libéralisme (EKIB/Turquie)

(Turc / Türk)

Introduction

La mort de José « Pepe » Mujica symbolise également la fin d’une génération et d’une tendance politiques. Mujica, ancien chef de l’État uruguayen, qui a été idéalisé comme « le président le plus pauvre », « le dirigeant pour le peuple » et « le politicien honnête », fut commémoré, aux yeux des milieux de gauche libérale comme un espoir, une exception voire comme un modèle. Il a été présenté comme venant du mouvement de guérilla, comme étant entré dans le système mais qui n’a pas été contaminé par lui. Pourtant, derrière cette idéalisation se trouve la crise vécue pendant des décennies par la gauche de l’Amérique latine, la dispersion théorique et l’absence d’une orientation de classe. Le fait que Mujica soit aussi romantisé découle d’une préférence idéologique. Car Mujica est le type de « socialiste » que la bourgeoisie veut voir sur la scène de l’Histoire : un visage conciliationniste, compris dans le système, sans danger et « humain ». Un profil venant de la guérilla mais ayant renoncé à la révolution, tenant des discours socialistes mais restant fidèle aux frontières de l’État capitaliste. En résumé, Mujica est le meilleur exemple du socialiste apprivoisé par la bourgeoisie. Sa simplicité personnelle a été présentée non comme contre le système mais comme une vitrine morale compatible avec lui. Les louanges rédigées suite à la mort de Mujica servent à couvrir d’un rideau de brouillard l’évolution d’un front révolutionnaire vers le réformisme. Le caractère hors-classe du guérillérisme petit-bourgeois, les relations de conciliation qu’il établit avec l’appareil d’État et au bout du compte, son abandon de la révolution prolétarienne au nom des « intérêts nationaux » comportent des leçons non seulement sur Mujica mais au sujet de toute la gauche latino-américaine. Ce texte vise à évaluer l’héritage laissé par Mujica non comme une histoire de vie personnelle mais d’un point de vue théorique et pratique révolutionnaire ; à mettre en lumière comment le radicalisme petit-bourgeois en Amérique latine se transforme en réformisme contenu par le système.

Le guérillérisme petit-bourgeois : la révolution sans classe, le militantisme sans organisation

L’Amérique latine des années 1960 et 1970 a vu littéralement les mouvements de guérilla se multiplier. L’enthousiasme créée par la révolution cubaine a fait que dans de nombreux pays du continent des mouvements qui estimaient que la lutte armée était l’unique voie révolutionnaire ont vu le jour. Les FARC (Colombie), le MIR (Chili), les Montoneros (Argentine), ERP (Argentine), les Tupamaros (Uruguay) et bien d’autres, se sont orientés vers la lutte armée axée sur le guérillérisme de ville ou des campagnes dans diverses zones du continent. Ces mouvements ont bien souvent tenté d’organiser la révolution via « des minorités militantes » au lieu de créer un lien organique avec la classe ouvrière. Les Tupamaros, au sein desquels se trouvait également Mujica, étaient les représentants principaux du guérillérisme de ville en Uruguay. Cette organisation qui recrutait ses cadres parmi les intellectuels, étudiants citadins ou les jeunes pauvres des bidonvilles a préféré attaquer les points faibles du régime au moyen d’actions individuelles. Cependant, il ne s’appuyait pas sur une lutte des classes sociale et n’avait guère une perspective d’auto-organisation révolutionnaire de la classe ouvrière. Cette ligne qui reposait sur la « révolution depuis le haut », mettait en avant des actions héroïques au lieu de la lutte des classes qui constitue l’essence du marxisme.

La base théorique de cette stratégie reposait sur le radicalisme petit-bourgeois plutôt que sur le marxisme. Les critiques de Lénine visant les narodniks servent dans ce contexte de phare historique. Lénine écrivait ainsi :

« Les narodniks préfèrent effectuer des actions au nom du peuple au lieu de travailler au sein de celui-ci. Ils considèrent le socialisme comme le sacrifice des héros révolutionnaires plutôt que l’action consciente des masses. » (Que faire ?)

Dans le même ordre, le terrorisme individuel remplace l’organisation politique et le contrôle démocratique de la classe ouvrière. Comme Trotsky soulignait dans son texte intitulé:

« Le terrorisme individuel ne renverse pas la structure répressive de l’État bourgeois, il provoque seulement le durcissement de ses mesures sécuritaires. Il pacifie le peuple et met à la place de l’organisation le mythe d’un sauveur. » Trotsky, Pourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme individuel ?, 1911)

Les luttes de guérilla de longue durée comme celle des FARC n’ont, elles non plus, pu sortir de cette impasse. Le mouvement des FARC qui a commencé dans la campagne en 1964, bien qu’il ait mené une lutte armée pendant des décennies, n’a pu construire l’action politique indépendante de la classe ouvrière. Au bout du compte, il s’est mis à table avec l’État colombien et s’est transformé en un acteur politique. La même chose vaut également pour le MIR au Chili : même s’il apparaissait comme une alternative armée à l’époque d’Allende, il était loin d’être un appareil qui pouvait mobiliser la classe ouvrière contre le putsch de Pinochet.

Dans ce contexte, il convient d’ouvrir une parenthèse : même la révolution cubaine qui était fondée sur le romantisme de guérilla n’a pu dépasser les limites du guérillérisme petit-bourgeois. Par ailleurs, la réussite militaire du mouvement de guérilla n’explique pas entièrement la victoire de 1959. Car ce qui a assuré la chute de la Havane est la grève générale de la classe ouvrière cubaine en janvier 1959. Cette grève a fait disparaître les derniers appuis du régime de Batista et a accéléré le changement du pouvoir dans les centres des villes. Cependant, la théorie Foco qui s’est développée par la suite a totalement ignoré cette réalité et a transformé une ligne de guérilla qui refusait de voir la base de classe de la révolution en fondement idéologique.

Au final, la précondition de la révolution d’un point de vue marxiste révolutionnaire est l’apparition de la classe ouvrière sur la scène de l’Histoire avec ses organisations – les soviets, les conseils, les comités de base –. Le guérillérisme petit-bourgeois, quant à lui, tente de « sauter » impatiemment ce processus et tente de prendre la place de la classe. De cette manière il n’y aura ni révolution, ni d’organisations qui peuvent perdurer. Ce qui restera sera un mouvement réprimé et des cadres intégrés au système. Chaque mouvement qui ne considère pas les classes laborieuses comme éléments principaux du processus de transformation révolutionnaire, peu importe combien ses actions sont radicales, peu importe à quel point ses militants sont inébranlables, ne peut échapper au fait d’être antimarxiste du fait de sa nature. Et pour tout mouvement antimarxiste, qu’il arrive au pouvoir ou qu’il continue de se trouver dans l’opposition, la fin inévitable est l’intégration au capitalisme.

L’intégration à l’État et l’effondrement idéologique

Le déroulement historique de nombreux mouvements de guérilla en Amérique latine est lié directement avec leur caractère de classe. Ces structures qui ont commencé avec des revendications anti-impérialistes, populaires et parfois socialistes se sont intégrés avec le temps à l’ordre établi et se sont transformées en composantes de la gauche parlementaire parce qu’elles étaient éloignées de la stratégie marxiste révolutionnaire. Ce processus n’exprime pas seulement une décomposition pratique mais aussi un effondrement idéologique. Sur ce point, il est indispensable d’analyser le caractère de classe et les limites politiques de la petite-bourgeoisie afin de comprendre l’évolution idéologique de ces mouvements.

Le caractère de classe de la petite-bourgeoisie et l’intégration historique des mouvements de guérilla

1. Pourquoi la petite-bourgeoisie n’est pas une classe révolutionnaire

Du point de vue de la théorie marxiste, la petite-bourgeoisie est historiquement une classe intermédiaire. Elle n’est ni une partie claire de la bourgeoisie qui détient les moyens de production, ni n’appartient au prolétariat qui vit en vendant sa force de travail. Cette position intermédiaire produit un réflexe instable du point de vue de classe, incohérent idéologiquement parlant, et sans orientation stratégique. Comme souligné par Marx, la petite-bourgeoisie est « une classe qui oscille en permanence » – elle est opprimée par la répression mais ne peut s’unir aux opprimés ; revendique des privilèges mais ne peut porter la perspective de la classe dominante. La petite-bourgeoisie n’a pas de capacité historique révolutionnaire parce qu’elle ne représente pas l’avenir. Elle ne peut produire un projet de société en se fondant sur son existence en tant que classe. Pour cette raison, au fil de l’Histoire soit elle suit la bourgeoisie, soit se met sous l’hégémonie idéologique et politique de la classe ouvrière révolutionnaire. Elle ne peut constituer une ligne de classe indépendante. Chaque fois qu’elle se met en avant lors des mouvements de masse, soit elle se concilie rapidement avec l’ordre établi, soit elle s’effondre.

Trotsky souligne ainsi l’incohérence révolutionnaire de cette classe : « la petite-bourgeoisie est un soutien passionné des grandes idées, mais ne pourra lutter pendant longtemps pour elles. » (Terrorisme et communisme, 1920)

Certaines des propriétés fondamentales qui déterminent les réflexes politiques de la petite-bourgeoisie sont les suivantes :

  • L’impatience et l’absence de stratégie : incapable de comprendre les processus historiques, elle désire que tout s’effectue immédiatement. C’est pourquoi ses tactiques sont souvent émotionnelles, instantanées et isolées.
  • Un horizon nationaliste étroit : elle est incapable de développer une perspective universelle dépassant le capitalisme. Elle tourne autour des discours de libération nationale ou d’indépendance, mais ne peut les lier à la révolution socialiste.
  • Insuffisance de l’organisation sur le long terme : elle méprise les processus organisationnels patients et profonds capables de mobiliser les masses. Généralement, elle reste bloquée dans le fétichisme « d’actions d’avant-garde ».

Ainsi, de nombreux mouvements de guérilla d’Amérique latine tirent leurs origines de cette base de classe et sont restées figées dans ces limites de classe.

2. Le processus d’intégration historique des mouvements de guérilla d’Amérique latine

Dans les années 1950 et 1960, se sont développés en Amérique latine des mouvements de résistance armée centrées dans les campagnes contre les dictatures soutenues par l’impérialisme américain. La réussite de la révolution cubaine en 1959 a eu une influence directe sur la forme et la stratégie de ces luttes. Cependant, l’exemple cubain a souvent été mal compris ou a été idéalisé. La révolution cubaine elle-même est, pour les marxistes révolutionnaires, un exemple complexe. Effectivement, le rôle des guérillas était déterminant, mais l’élément qui a complété et perpétué la révolution était constitué par les grèves générales de la classe ouvrière après 1959 et les expropriations, même si elles étaient bureaucratiques. Les courants guérilléristes ont souvent réduit ce processus à une simple lutte armée. Beaucoup ont consciemment éludé le rôle de la classe ouvrière cubaine dans ce processus. Les mouvements de guérilla qui ont émergé partout en Amérique latine à partir des années 1960 – FARC, ELN, MRTA, ERP, Tupamaros, MIR, Montoneros – bien qu’ils soient apparus au début avec de buts révolutionnaires, se sont épuisés avec le temps parce qu’ils n’ont pas réussi à développer une stratégie révolutionnaire fondée sur la classe. Les organisations qui ne se sont pas dissoutes se sont effondrées idéologiquement et se sont intégrées au système.

Les FARC (Colombie) : suite à la lutte longe de plusieurs décennies, sont entrés dans un processus de paix en 2016. Aujourd’hui, les FARC se sont réduits à l’opposition dans le cadre du système en tant que parti politique légal. Ils participent aux élections bourgeoises et font partie du système parlementaire.

Le MIR (Chili) : même s’il a mené une lutte armée contre le putsch de Pinochet en 1973, ses cadres se sont par la suite intégrés à la sociale démocratie. Le MIR s’est dissout sans parvenir à créer une alternative sociale de classe.

Les Montoneros (Argentine) : ce mouvement qui a pris forme avec des influences catholiques et péronistes s’est dispersé après avoir été réprimé par des coups militaires, et ses cadres se sont adaptés au régime libéral démocratique après 1980.

Les Tupamaros (Uruguay) : L’exemple qui attire le plus l’attention. Dans les années 1970, ils étaient hors du système en tant que guérilla urbaine. Cependant, avec le temps ils se sont retirés vers une ligne sociale démocrate, ont pris part à la coalition Frente Amplio et Mujica qui en faisait partie est devenu président de la république.

Ce processus de transformation ne doit rien au hasard, il est le résultat naturel du caractère de classe. Tout mouvement politique qui ne repose pas sur la classe ouvrière se soumettra tôt ou tard à l’hégémonie de classe de la bourgeoisie.

La critique de Lénine visant les narodniks est valable pour l’ensemble de ces mouvements :

« Organiser les révoltes paysannes ne revient pas à organiser la révolution. La révolution ne sera qu’un rêve sans mettre en mouvement le prolétariat. » (La réduction du narodnisme, 1894)

3. L’exemple de Mujica : l’évolution d’une révolution, ou bien sa dissolution ?

La ligne qui va du passé guérillériste à la présidence libérale

Le passé de José Mujica est un exemple historique du radicalisme petit-bourgeois. Lénine décrit ainsi la petite-bourgeoisie dans son œuvre « Au sujet des narodniks » :

« La petite-bourgeoisie ne peut se tenir de façon permanente ni du côté de la bourgeoisie, ni du côté du prolétariat ; en tant que prisonnière de ses intérêts à court terme, elle peut changer d’orientation à tout moment. »

Quant à Trotsky, dans « Les marxistes et le terrorisme individuel » il souligne ainsi que le terrorisme individuel ne peut prendre la place de la lutte révolutionnaire :

« Le terrorisme individuel ne correspond pas à la lutte organisée et de masse du prolétariat ; le mouvement révolutionnaire ne peut se concrétiser qu’avec l’organisation consciente et disciplinée des masses. »

La période d’appartenance à la guérilla de Mujica est une réflexion typique de ce radicalisme spontané petit-bourgeois. Les mouvements de guérilla de l’Amérique latine sont loin de mettre au point une stratégie révolutionnaire de long terme ; en général ils reposent sur l’héroïsme individuel romantique et à instant donné. Cela s’oppose à la tâche historique du prolétariat.

Anticommunisme, libéralisme, et l’accent sur la « bourgeoisie nationale »

Quant à l’évolution de Mujica vers une présidence libérale, il s’agit de l’expression concrète du soutien du radicalisme petit-bourgeois à la politique bourgeoise. La révolution est ici abandonnée et l’aspect nationaliste et néolibéral de l’État est accepté. Cette situation est une propriété caractéristique de la petite-bourgeoisie :

« Une classe qui n’a pas de plan sur le long terme, qui possède un horizon de court terme et qui est incohérente y compris dans ses intérêts de classe… » (Lénine)

Le passage de Mujica vers une politique « raisonnable » de centre signifie la soumission à la ligne libérale réformiste de la bourgeoisie. Avec le discours anticommuniste et de « bourgeoisie nationale », il est arraché à l’hégémonie révolutionnaire et il dévie de la trajectoire principale de la lutte des classes.

Le sens politique du passage du socialisme vers la politique de centre « raisonnable » (pour la bourgeoisie)

Trotsky, dans sa thèse de révolution permanente, explique qu’un mouvement révolutionnaire n’est possible qu’avec la direction consciente, militante et organisée du prolétariat :

« Le mouvement révolutionnaire du prolétariat doit s’ériger face au radicalisme spontané de la petite-bourgeoisie ; dans le cas contraire il y aura une restauration bourgeoise. »

Dans l’exemple de Mujica, l’évolution du radicalisme petit-bourgeois vers le réformisme et son intégration à l’État confirme cette thèse. La soumission de nombreux dirigeants de guérilla à la politique libérale bourgeoise de manière similaire en Amérique latine n’est rien d’autre que la répétition du caractère de classe de la petite bourgeoisie.

4. Les limites du réformisme en Amérique latine

De nombreuses directions présentées comme étant de « gauche » en Amérique latine, même si elles trouvent un soutien avec des discours bolivariens ou populaires, se sont comportées au fond dans les limites de l’appareil d’État bourgeois et ont ignoré les véritables dynamiques de la lutte des classes.

L’expérience du Venezuela, malgré la mobilisation des masses populaires avec les politiques bolivariennes et populistes d’Hugo Chávez, a protégé les intérêts économiques de la bourgeoisie au sein des institutions de l’État et n’a pu constituer un front véritable contre l’impérialisme. L’économie reposant sur les revenus du pétrole a bouché la voie de l’expérience révolutionnaire, l’autonomie révolutionnaire des mouvements populaires a reculé. Cette situation correspond à la détermination de Trotsky lorsqu’il affirmait que « l’État est l’outil de répression de la classe capitaliste et cet outil ne peut rester une force révolutionnaire même entre des mains réformistes ».

L’émergence d’Evo Morales en Bolivie a symbolisé les espoirs des indigènes et de la petite-bourgeoisie. Cependant, Morales a suivi une voie réformiste en utilisant l’appareil d’État dans les limites des relations capitalistes. Historiquement, la faiblesse typique de la petite-bourgeoisie a été visible ici aussi : incapable de développer des stratégies révolutionnaires indépendantes et de long terme, elle a préféré se concilier avec la bourgeoisie et l’impérialisme. Comme la critique de Trotsky concernant la petite-bourgeoisie, « elle ne peut, sans la direction de la véritable classe révolutionnaire, ni continuer sur une ligne indépendante, ni porter la révolution vers la victoire. »

En Argentine, la tradition péroniste et les coalitions réformistes qui ont suivi ont affaibli le caractère indépendant et militant du mouvement ouvrier et ont placé des obstacles devant le mouvement de la classe. Ici aussi, l’importance de l’organisation révolutionnaire de la classe ouvrière apparaît une fois de plus. Car la classe ouvrière, sans indépendance, est condamnée aux mécanismes d’État qui prennent forme en fonction des intérêts de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. Ces expériences montrent qu’historiquement, le visage de « gauche » de l’État étrangle les dynamiques révolutionnaires de la classe ouvrière et que le réformisme est une impasse. Du point de vue des révolutionnaires communistes internationalistes que nous sommes, cette impasse ne peut être dépassée que par la direction politique indépendante et la démocratie de la classe ouvrière. Selon Trotsky, « la lutte de classe ne peut se transformer en une véritable force révolutionnaire que lorsqu’elle est menée avec les propres organisations et les propres formes de démocratie de la classe ouvrière. »

Quant au mouvement socialiste de Turquie, il a adopté pendant de longues années et presque comme des références sacrées les dirigeants réformistes tels que Hugo Chávez, Evo Morales, Luiz Inácio Lula et leurs discours sur « le socialisme du XXIᵉ siècle ». Particulièrement les contes de révolution bolivarienne au Venezuela ont créé au sein de la gauche de Turquie l’illusion que les pouvoirs réformistes pouvaient faire avancer la lutte de classe. Pourtant, ce discours de « socialisme du XXIᵉ siècle » n’est qu’un sophisme resté en pratique dans la cadre de l’appareil d’État bourgeois ; ne touchant guère à l’impérialisme et aux classes capitalistes et affaiblissant le mouvement révolutionnaire indépendant de la classe ouvrière.

L’aveuglement idéologique du mouvement socialiste de Turquie a empêché de comprendre le caractère de classe des mouvements de guérilla et des gouvernements réformistes en Amérique latine. La principale raison de cet aveuglement idéologique provient du fait que la classe sur laquelle s’adosse mouvement socialiste de Turquie est la petite-bourgeoisie et l’aristocratie ouvrière. Cet aveuglement a conduit, au lieu de la construction de la direction révolutionnaire de la classe ouvrière militante, aux pièges du mouvementisme et du réformisme parlementaire. La détermination de Trotsky qui affirmait que « chaque mouvement réformiste, au bout du compte, apparaîtra comme un obstacle devant le mouvement révolutionnaire » se trouve ici confirmée historiquement.

La vie personnelle de Mujica : le fascinant rideau de brouillard du réformisme

Le style de vie modeste et les discours recommandant d’éviter le luxe de José Mujica ont été souvent mis en avant dans les mouvements socialistes et devant l’opinion publique. Cela a deux fonctions fondamentales. La première empêche de condamner Mujica en tant que renégat réformiste ; et fait qu’il est présenté à la fois dans le mouvement socialiste d’Amérique latine et du monde comme un modèle respectable à prendre en exemple. La seconde prépare le terrain parmi les travailleurs d’Uruguay au développement de la conscience selon laquelle « le président vit comme nous, donc l’État est notre propre État ».

Cette conscience rend possible la construction de l’hégémonie idéologique de la conciliation de classe. Dans ce contexte où les idées révolutionnaires prolétariennes sont marginalisées, le mécanisme de production d’approbation populaire fonctionne de manière efficace sans avoir besoin des appareils répressifs de l’État. Ainsi, l’État bourgeois de l’Uruguay se dote d’une vision démocratique. La vie personnelle de Mujica remplit la fonction d’un fascinant rideau de brouillard permettant la continuation de l’ordre capitaliste et la paix entre les classes.

Ce qui a été le plus mis en avant, la chanson que le chœur a le plus chanté était que Mujica était le chef d’État le plus pauvre du monde. Dans les médias de masse, voire dans la presse socialiste il a été raconté en permanence sa vie modeste, son attitude n’accordant pas d’importance à l’argent. Il a été raconté en permanence qu’il habitait dans une cabane au lieu des appartements attribués au chef de l’État, qu’il utilisait un vélo au lieu de sa voiture de fonction, qu’il faisait don aux pauvres de 90 % de son salaire équivalent à 12 000 dollars.

Au premier regard, il est question d’une image de chef d’État idéal à présenter en exemple et plein de signes de bonne volonté. Cependant, la vérité essentielle qu’il ne faut pas perdre de vue est celle-ci : le fait que le chef d’État évite le luxe à titre personnel ne signifie pas que la bourgeoisie de l’Uruguay évite le luxe. Le fait qu’il fasse don de 90 % de son salaire ne porte pas un coup à la classe capitaliste exploiteuse qui cause la pauvreté. Bien au contraire, cela ne change pas la réalité que le maître de l’État uruguayen est la classe capitaliste et que le chef d’État le plus pauvre du monde est le représentant de cette classe. Cette situation peut même être utilisée comme un bon argument pour que les travailleurs uruguayens en colère contre le système fassent la paix avec l’ordre : « oui nous sommes pauvres, mais notre chef d’État est encore plus pauvre que nous, donc l’État est du côté des pauvres. » 

Le chef d’État aura beau fuir la vie luxueuse, tant que la classe capitaliste sera au pouvoir, une petite minorité s’agrandira et s’enrichira aux dépens de la majorité pauvre. Tant que tous les moyens de production et les organes de direction ne seront pas sous le contrôle de la classe ouvrière, la vie modeste menée par le chef d’État ne changera rien du tout. Elle servira seulement de cache pour couvrir les différences entre les classes.

5. La voie de la sortie pour la gauche latino-américaine : le besoin d’un mouvement ouvrier militant et d’une direction marxiste révolutionnaire

Ce que sont devenus les mouvements de guérilla qui se sont développés en Amérique latine durant le XXᵉ siècle et les pouvoirs réformistes apparus au XXIᵉ siècle prouve une fois de plus que sans la direction propre de la classe ouvrière, aucun progrès durable ne peut être obtenu. Une partie importante des mouvements armés tels que les FARC, Sendero Luminoso, Tupamaros a été isolée sans avoir pu établir un lien avec la mobilisation de masse de la classe ouvrière ; ou bien s’est désarmée en se conciliant avec l’État, ou encore a été écrasée par l’appareil militaire. Durant ces processus, jamais une orientation stratégique nette pour la construction du pouvoir ouvrier ne s’est formée.

La vague réformiste a connu un sort identique. Le discours de Chávez sur le « socialisme du XXIᵉ siècle » a servi à restaurer l’État bourgeois en exploitant les espoirs des masses. Les figures comme Morales, Lula ou Mujica ont formé des gouvernements de « gauche » qui, sous l’appellation de la lutte contre la pauvreté, se sont conciliés avec la classe capitaliste et compatibles avec les politiques du FMI. Au Venezuela, c’est la bureaucratie nationaliste qui a prospéré, pas les assemblées populaires. Le MAS qui est arrivé au pouvoir en Bolivie avec un discours nationaliste fondé sur l’oppression des peuples indigènes a réservé l’appareil d’État aux intérêts non des travailleurs indigènes mais à ceux d’une nouvelle bourgeoisie indigène.

Le point commun de ces exemples est le positionnement de la classe ouvrière comme une masse passive en tant que soutien aux idéologies nationalistes et petites-bourgeoises au lieu d’être un sujet indépendant révolutionnaire. Le désir de « révolution » des masses a été enfermé dans l’urne électorale, la rhétorique populiste et dans le culte du chef.

Pourtant, historiquement les véritables acquis ont pu être obtenus seulement avec l’action révolutionnaire propre de la classe ouvrière. Comme lors de la Révolution d’octobre 1917, la construction des soviets par et pour les ouvriers, la création des organes de pouvoir fondés sur la représentation directe et débarrassés de la bureaucratie et la prise du pouvoir entre leurs propres mais par les ouvriers est une obligation historique. La lutte menée par le Parti bolchévik sous la direction de Lénine et de Trotsky a montré non seulement en Russie mais à l’échelle du monde entier ce que signifiait la direction révolutionnaire.

Aujourd’hui, ce qui est nécessaire à la fois en Amérique latine et en Turquie n’est pas un « nouveau Chávez » mais le mouvement militant de la classe ouvrière. Cependant, ce mouvement doit être doté d’un programme, d’une stratégie et d’une organisation capables de dépasser les limites du réformisme. Les intérêts de la classe ouvrière peuvent être défendues non en se conciliant avec les gauches libérales, nationalistes ou populistes mais avec une rupture définitive et révolutionnaire d’avec la bourgeoisie. Et le seul à pouvoir porter cette rupture ne peut être qu’un parti marxiste révolutionnaire.

Dans ce contexte, faire parvenir à un terrain international les luttes révolutionnaires régionales est une nécessité vitale de l’internationalisme prolétarien. Les luttes isolées et singulières sont condamnées à être vaincues face au réseau de l’impéralisme. Pour cette raison, la construction d’une nouvelle internationale bolchévik-léniniste – la mise en place d’un parti révolutionnaire mondial visant la révolution planétaire, dotée d’une clarté programmatique et d’une discipline organisationnelle – est une obligation historique non seulement pour l’Amérique latine, mais pour toute la classe ouvrière mondiale.

La tâche des marxistes révolutionnaires est de construire cette direction avec patiente et obstination.

Ce qui reste suite à Pepe est la domination de la réalité de classe, pas des rêves populaires : la révolution ne nait pas des rêves petits-bourgeois mais de la réalité prolétarienne.

15 mai 2025

Enternasyonal Komünist İşçi Birliği (section turque du Collectif révolution permanente)