Lénine et le bolchevisme

Lénine est mort le 21 janvier 1924. En 2024, à l’occasion du centième anniversaire de sa disparition, sans oublier les falsificateurs réactionnaires comme Stéphane Courtois, avec Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Place des éditeurs, quelques livres prétendant défendre sa mémoire sont parues : Marina Garrisi, Découvrir Lénine, Éditions sociales ; Jean-Jacques Lecercle, Lénine et l’arme du langage, La Fabrique ; Guillaume Fondu, Que faire de Lénine ?, Éditions critiques ; Lars Lih, Lénine, une enquête historique, Éditions sociales… On peut y ajouter la réédition du Lénine de Nina Gourfinkel chez Agone.

Lénine, Moscou, octobre 1918

Tout sauf une icône inoffensive

Il n’est pas excessif d’affirmer qu’il a réhabilité le marxisme, celui de Marx et Engels, qui était révolutionnaire, favorable à la dictature du prolétariat (le terme dictature ne posait pas de problème à ce moment, il désignait seulement le pouvoir temporaire des travailleurs). Le marxisme de Lénine est ainsi à la fois un retour à Marx et Engels et l’apport de nouveaux éléments, une synthèse de la théorie et de la pratique de la classe ouvrière en lutte et la réaffirmation de l’objectif de renversement du capitalisme en vue de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, vers l’établissement d’une forme sociale sous hégémonie de la classe ouvrière, qui serait la synthèse dialectique de la destruction de l’ancien duquel émerge la construction du nouveau. En d’autres termes, pour le ramasser en une formule schématique –tant les contributions pratiques de Marx furent riches– alors que Marx a fourni l’algèbre, la théorie générale, Lénine propose l’arithmétique, la forme concrète.

Les axes de sa pensée s’articulent autour de l’analyse du capitalisme en Russie, du rôle décisif de la classe ouvrière dans la révolution démocratique, de la nécessaire lutte politique, du droit à l’autodétermination et du rôle révolutionnaires des pays dominés, de l’analyse de la guerre de 1914 et de la mutation du capitalisme mondial (l’impérialisme), de la corruption du mouvement ouvrier (l’aristocratie et la bureaucratie ouvrières), de l’actualité de la conquête du pouvoir (liée à la réactivation de la conception communiste de l’État). Il inscrit tous les évènements et toutes les activités politiques dans la perspective de la révolution et du socialisme mondial (d’abord dans le cadre de l’Internationale ouvrière, ensuite de l’Internationale communiste). Telle est l’idée fondamentale de Lénine et le point décisif qui l’unit à Marx : tout problème quotidien particulier doit pouvoir être traité en liaison concrète avec la totalité historique et sociale, dans une perspective de révolution. Il s’agit de proposer une analyse concrète des situations concrètes.

En appliquant de manière conséquente la dialectique matérialiste aux phénomènes sociaux en perpétuelle évolution, il a renforcé la doctrine communiste. Sa pensée est donc concrète, anti-schématique, anti-mécaniste. Il fournissait ainsi des mots d’ordre à des moments spécifiques, en tenant compte de la psychologie des masses. Intransigeant sur le fond, il était souple sur la forme et la tactique, si bien qu’il était capable d’opérer des compromis, des replis (participation à la Douma, traité de Brest-Litovsk, NEP…).

La nécessité d’une théorie et d’un programme communiste

Lénine s’est engagé en politique révolutionnaire lorsque son frère Alexandre, lié au courant populiste Narodnaïa Volia (Volonté du peuple), a été condamné à mort par pendaison à l’âge de 21 ans par la justice tsariste en 1887 pour avoir pris part à une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III.

Larousse

L’empire tsariste est, tout le long du 19e siècle, une puissance qui appuie la contrerévolution à l’échelle de toute l’Europe. Le régime autocratique est toujours, à la fin du siècle, intensément répressif. Le populisme est alors sa principale opposition car il n’y avait pas encore de parti bourgeois libéral (démocratique). C’est un courant anarchiste et slavophile dont l’idéologie est formalisée par Herzen, qui collabore avec Proudhon en 1847 puis publie Kolokol (1857-1867) auquel contribue Bakounine.

La doctrine suivant laquelle la Russie, en vertu de sa commune paysanne traditionnelle, pouvait emprunter une voie à part, menant au socialisme, et ainsi éviter les maux du capitalisme, fit l’objet d’une interprétation plus détaillée de la part de Tchernychevski. (Leonard Schapiro, De Lénine à Staline, 1960, Gallimard, p. 18)

Le populisme se réclame du « peuple », comme les démocrates petits-bourgeois occidentaux de la première moitié du 19e siècle, les bakouninistes de la seconde moitié du 19e siècle et les maoïstes ou les castristes de la seconde moitié du 20e..C’est à ce titre que les narodniks interviennent chez les ouvriers, en les considérant soit comme des paysans émigrés en ville, soit comme une composante parmi d’autres du « peuple ». Alors que le capitalisme bouleverse la société russe, ce courant se restructure en 1901 sous la direction de Gots et Tchernov sous la forme du Parti socialiste révolutionnaire (AKP/PSR), un parti multiclasse et terroriste.

Les SR ont toujours considéré que la théorie devait suivre les faits et non les précéder, ce qu’ils prouvaient en créant d’abord l’organisation et en ne s’occupant qu’ensuite du programme. (Jacques Baynac, Les Socialistes-révolutionnaires, Laffont, 1979, p. 39)

Bien qu’accepté dans l’Internationale ouvrière (IO ou 2e Internationale, 1889-1914), le PSR cherche toujours à s’appuyer sur les traditions collectivistes paysannes (« mir ») pour prévenir le développement du capitalisme et aller vers un socialisme agraire. Certains participants à la première vague révolutionnaire de Russie se dégagent de cette analyse périmée ainsi que de sa stratégie petite-bourgeoise (miser sur la paysannerie, électriser les masses par des attentats contre le régime tsariste).

En exil, un noyau d’anciens populistes (Gueorgui Plekhanov, Pavel Axelrod, Véra Zassoulitch, Lev Deutsch, Vassili Ignatov…) fondent en 1883 le groupe Émancipation du travail (ou Libération du travail) qui se tourne vers le marxisme. Le groupe s’appuie sur l’essor de l’Internationale ouvrière qu’il contribue à former en 1889. Prenant le contrepied du populisme, Émancipation du travail publie un programme en 1884 et un autre en 1887. Il mise déjà sur la classe ouvrière naissante.

Le prolétariat doit devenir le plus résolu et le plus audacieux combattant en faveur de la liberté politique… Il ne doit pas attendre passivement que la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique mais doit prendre le pas sur la bourgeoisie… Cette manière de voir devait être connue sous le nom de l’hégémonie du prolétariat. (Leonard Schapiro, De Lénine à Staline, 1960, Gallimard, p. 30)

1896, Lénine et Martov

Tel est le cadre dans lequel le jeune Lénine se forme. Au début des années 1890, d’après le témoignage de Maria Iasneva-Goloubeva, il commence à lire Marx.

Il passait des journées entières à étudier Marx, rédigeant des résumés, copiant des extraits, prenant des notes. Il était alors difficile de l’arracher au travail. (citée par Lev Trotsky, La Jeunesse de Lénine, 1935, Les Bons caractères)

Il le fera toute sa vie, se réjouissant de chaque publication d’un inédit. Vers 1891-1892, Lénine se situe déjà dans la mouvance « sociale-démocrate » (l’étiquette internationale des communistes à la fin du 19e siècle), influencée par l’Émancipation du travail et le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), un parti autant façonné par le socialiste étatiste Ferdinand Lassalle que par le communisme révolutionnaire d’Engels et de Marx. La sociale-démocratie russe est alors concurrencée par le populisme, nettement plus influent, et mal structurée, à cause de l’étendue de l’empire et de la répression étatique intense. Lénine la rejoint en 1894 et publie cette année-là son premier livre, Ce que sont les amis du peuple, une polémique contre le populisme.

Parti prolétarien contre parti du peuple

En 1895, il rencontre Plekhanov et Axelrod en Suisse et Lafargue en France. En 1896, il fonde à Saint-Pétersbourg, avec Martov, Babouchline, Potressov et Kroupskaïa, l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière (SBORK/ULLCO) qui résulte de la fusion d’une vingtaine de cercles ouvriers. L’ULLCO de la capitale joue un rôle dans la première grande grève ouvrière de Russie, à la suite de laquelle Lénine est arrêté, envoyé en Sibérie jusqu’en 1899. Il y épouse en 1898 la militante Kroupskaïa.

C’est durant cette vie en Sibérie que Lénine rédige Le Développement du capitalisme en Russie, selon lequel le capitalisme ne connait pas de développement organique en Russie mais est transplanté. Par conséquent, la bourgeoisie est réduite et socialement faible par rapport aux principales puissances. Pour autant, les fondements matériels nécessaires au développement du prolétariat existent. La dissolution des vieilles formes agraires peut se faire, soit par l’expropriation des paysans, soit par leur devenir capitaliste. Pour Lénine, la lutte de classes décidera entre les deux, lutte dans laquelle il voit d’emblée le prolétariat jouer un rôle décisif.

Entretemps, avec un manifeste rédigé par Piotr Struve (qui rejoindra peu après le Parti constitutionnel démocrate, KDP), est fondé à Minsk en 1896 le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (RSDLP/POSDR) par la fusion entre le groupe de la Rabotchaia Gazeta de Kiev, les Unions de lutte pour la libération de la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’Ekaterinoslav (ULLCO) et l’Union générale des travailleurs juifs (le Bund, créé en 1897). Mais il est aussitôt démantelé par la police politique du régime tsariste, l’Okhrana, qui arrête 500 militants. Pour Lénine et Martov, il faut en tirer la leçon et reconstruire le parti sur des bases plus solides.

La rédaction d’Iskra

Dans ce but, Lénine, Martov et Potressov s’accordent en 1901 avec le groupe Émancipation du travail en 1900 pour lancer en exil Iskra (Étincelle), un journal, et Zaria (Aurore), une revue, contre le terrorisme du PSR, pour la reconstruction du POSDR. Leur campagne pour construire une organisation solide dans tout l’empire à travers un réseau autour du journal est annoncée dans l’article de Lénine, « Par où commencer ? » en mai 1901 et détaillée dans le livre Que faire ? Les questions brulantes de notre mouvement en février 1902. Comme Marx et Engels, Lénine est polémiste toute sa vie politique.

Fin 1902, Lénine vint à Paris. Il devait faire trois conférences sur la question agraire à l’École des hautes études sociales, fondée à Paris par des professeurs qui avaient été chassés des universités russes. Les étudiants marxistes avaient insisté pour que Lénine fût invité. Les professeurs étaient inquiets et suppliaient le conférencier agressif de ne pas engager de polémique, autant que possible. Mais Lénine refusa d’accepter aucune condition et commença sa première conférence en disant que le marxisme était une théorie révolutionnaire qui, par conséquent, appelait nécessairement la polémique ; mais que cette combattivité n’était nullement en contradiction avec son caractère scientifique. (Lev Trotsky, Lénine, 5 mars 1924, PUF, p. 37)

La rédaction d’Iskra comprend initialement Axelrod, Lénine, Martov, Plekhanov, Potressov, Zassoulitch. Elle coopte Trotsky en 1902. Son modèle est la section phare de l’Internationale ouvrière, le SPD allemand, mais adapté aux conditions d’infiltration et de répression, plus intenses, de l’autocratie russe. Le projet se délimite avant tout du PSR populiste et secondairement, de « l’économisme » (spontanéisme) influent dans la sociale-démocratie.

Les reconstructeurs du POSDR ont explicitement pour modèle le SPD allemand. Ils procèdent, à l’inverse des populistes et des économistes, à partir du programme.

En mars 1902, est constitué un comité d’organisation du prochain congrès du POSDR. Lénine et Plekhanov discutent âprement du projet de programme à y soumettre. (Jean-Jacques Marie, Lénine, Balland, 2004, p. 76)

En ce qui concerne le populisme, il serait vain de tenter d’empêcher le développement du capitalisme, une étape déjà franchie. Le capitalisme ne connait pas de développement organique en Russie mais est transplanté. L’industrie, bien que tardive, est aussi moderne que celle des États-Unis et du Japon. De grandes usines concentrent des milliers d’ouvrières et d’ouvriers. Désormais, la classe révolutionnaire est clairement le prolétariat.

Plus tard, devant un public peu familier du mouvement révolutionnaire russe, Lénine expliquera la divergence avec le PSR.

À la lutte contre le terrorisme, nous avons associé une propagande de longue haleine, commencée bien avant 1905, en faveur de l’insurrection armée… Nous avons soutenu l’emploi de la violence par les masses contre les oppresseurs, notamment au cours des manifestations de rue. (« Discours au congrès du Parti socialiste suisse », 4 novembre 1916, Œuvres t. 23, p. 135)

On voit le fossé avec LO, les NPA, RP, le PT, le POI pour qui il n’est jamais question d’affronter la police (pour la bonne raison que toutes les bureaucraties syndicales syndiquent les flics), sans parler des partis ouvriers bourgeois qui veulent renforcer la police et l’armée.

Dans les semaines qui précédèrent le 2e congrès, il se produisit, à la rédaction, un vif incident entre Lénine et Martov, qui étaient en désaccord au sujet de la tactique des manifestations dans la rue, plus exactement sur la question de la lutte armée contre la police. Lénine disait qu’il fallait créer de petits groupes armés et entrainer des ouvriers militants à se battre contre les forces de police. Martov était hostile à cette idée. (Lev Trotsky, Lénine, 5 mars 1924, PUF, p. 32)

Parti d’avant-garde contre économisme et trade-unionisme

L’économisme est porté par les revues Rabotchéïé Diélo (La Cause ouvrière) et Rabotchaïa Mysl (La Pensée ouvrière). L’économisme (Prokopovitch, Kouskova, Martynov, Akimov….) ne se réduit pas à une opposition entre activité économique et activité politique. Son principal défaut est de s’adapter au mouvement spontané (le suivisme, le queuisme). Or le mouvement de la classe ouvrière, s’il tend objectivement vers le socialisme, est aussi victime de l’idéologie dominante.

La classe ouvrière va spontanément au socialisme mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus variées) n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier. (Que faire ?, 1902, Seuil, p. 97-98)

D’où la nécessité du parti d’avant-garde.

Ou bien on s’incline devant la spontanéité de ce mouvement, c’est-à-dire qu’on ramène le rôle de la sociale-démocratie à celui d’une simple servante du mouvement ouvrier comme tel ; ou bien on admet que le mouvement de masse nous impose de nouvelles tâches théoriques, politiques et d’organisation. (Que faire ?, 1902, Seuil, p. 102)

L’essence de l’économisme russe et du « trade-unionisme » britannique est en fait l’opportunisme. Selon leurs proclamations, il s’agirait d’être « concret » et de respecter le mouvement des masses.

[Pour les économistes] est désirable la lutte qui est possible ; est possible celle qui se livre au moment présent. C’est là précisément la tendance de l’opportunisme illimité, qui s’adapte passivement à la spontanéité. (Que faire ?, 1902, Seuil, p. 104)

La prosternation devant « les luttes », le mouvementisme, camouflent que la politique est ainsi laissée à la petite bourgeoisie démocrate, voire à la bourgeoisie libérale.

Tout culte de la spontanéité du mouvement de masse, tout rabaissement de la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste, équivaut justement à préparer le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer (et n’engendre infailliblement) que le trade-unionisme ; or la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. (Que faire ?, 1902, Seuil, p. 152)

Pas grand-chose à voir avec le suivisme de LO, du NPA et de RP qui s’est étendu en 2021 jusqu’aux complotistes et aux antivaccins. En effet, Lénine récuse tout spontanéisme et tout fatalisme : la conscience de classe n’est pas un produit mécanique des rapports sociaux, la révolution n’est pas un effet automatique des forces économiques.

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. (Que faire ?, 1902, Seuil, 1966, p. 78)

L’équipe qui publie Iskra accorde une place centrale aux mots d’ordre pour les libertés politiques, contre l’autocratie, dans l’intérêt du socialisme, au sens où les besoins du prolétariat correspondent aux intérêts du mouvement démocratique.

La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous les abus, toutes les manifestations d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate… Quiconque attire l’attention, l’esprit d’observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n’est pas un social-démocrate ; car, pour se bien connaitre elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine. (Que faire ?, 1902, Seuil, 1966, p. 124)

Un parti le mieux organisé possible, qui résiste à la répression tsariste, est nécessaire. Le but que Lénine lui assigne est d’agir pour la réalisation de la mission historique du prolétariat : clarifier la conscience de classe, spécifier sa situation, en particulier en mettant l’accent sur l’autonomie de ses intérêts, l’aider à mener sa propre politique.

Que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? On ne saurait donner simplement la réponse « aller aux ouvriers ». Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les sociaux-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée… (Que faire ?, 1902, Seuil, 1966, p. 135)

C’est la condition qui lui permettra de diriger tous les opprimés et les exploités dans une lutte commune.

Le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de syndicat, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat. (Que faire ?, 1902, Seuil, 1966, p. 137)

Le parti ouvrier est l’instrument de la lutte prolétarienne dans toute conjoncture, favorable ou défavorable ; il est en quelque sorte l’opérateur stratégique de la révolution. Bien que son activité soit différente suivant la conjoncture, elle est toujours subordonnée à la stratégie, préparer la révolution, accélérer la maturation des tendances, préparer le prolétariat à l’action. Il est à la fois le préalable et le fruit des mouvements révolutionnaires de masse. Il n’est pas question de terrorisme, « d’électriser les masses », de se substituer au prolétariat, mais d’une lutte patiente et ordonnée. Il lui faut un appareil clandestin constitué de révolutionnaires professionnels.

Ces ouvriers, élément moyen de la masse, sont capables de montrer une énergie et une abnégation prodigieuses dans une grève, dans un combat de rue avec la police et la troupe ; ils sont capables (et eux seuls le peuvent) de décider de l’issue de tout notre mouvement ; mais justement la lutte contre la police politique exige des qualités spéciales, exige des révolutionnaires de profession. (Que faire ?, 1902, Seuil, 1966, p. 165)

Les sociaux-démocrates « économistes » de 1902-1903 se retrouveront plus tard soit chez les libéraux bourgeois, soit dans l’aile menchevik du PODSR.

La division inattendue des iskristes en 1903

Lors du congrès de 1903, le courant des sociaux-démocrates « économistes » et l’Union générale des travailleurs juifs (Bund, fondé en 1897) qui exige une organisation séparée des travailleurs juifs (parlant yiddish) sont battus par la fraction Iskra. Le projet de programme de Lénine et Plekhanov est adopté.

Mais le congrès se scinde, de manière inattendue, entre deux pôles de l’équipe de l’Iskra. Ils s’opposent sur des aspects à priori mineurs : la délimitation entre adhérents et sympathisants et, surtout, la composition du comité de rédaction. À partir de l’expérience, Lénine veut un comité de rédaction réduit à ceux qui travaillent vraiment. Il l’emporte au congrès. D’où le nom de « bolcheviks » (c’est-à-dire majoritaires : Lénine, Plekhanov…) et de « mencheviks » (minoritaires : Martov, Dan, Trotsky…) que vont porter les deux fractions.

Plekhanov rejoint rapidement la minorité du congrès, ce qui lui apporte le journal.

Surprise et déception sont telles que Lénine subit une dépression nerveuse. En quelques semaines, il se retrouve pratiquement isolé, bientôt exclu de l’« Iskra »… Par Kroupskaïa, il a conservé les fils de l’organisation clandestine en Russie : il se lance à la conquête des comités et réussit à organiser en aout 1904, une véritable direction… qui publie, à partir de janvier 1905, son propre organe, « Vpériod », En avant. (Pierre Broué, Le Parti bolchevique, 1963, Minuit, p. 32-33)

Lénine tire un bilan soigné du 2e congrès dans Un pas en avant, deux pas en arrière.

Plus fortes seront nos organisations du Parti englobant de véritables sociaux-démocrates, moins il y aura d’hésitation et d’instabilité à l’intérieur du parti, et plus large, plus variée, plus riche et plus féconde sera l’influence du parti sur les éléments de la masse ouvrière qui l’environnent et sont dirigés par lui. Il n’est pas permis de confondre le parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe. (« Un pas en avant, deux pas en arrière », mai 1906, Œuvres t. 7, p. 271)

Les divergences sont apparues sur des questions d’organisation. Leur contenu politique se révèlera clairement au fil des années suivantes.

La répétition générale de 1905

La révolution débute en janvier 1905 par une grève générale à Saint-Pétersbourg. Elle entraine la formation de soviets. Le POSDR bolchevik, jusqu’alors clandestin, s’ouvre à tous ceux qui veulent combattre dans ses rangs.

Une époque révolutionnaire est pour la sociale-démocratie ce que le temps de guerre est pour une armée. Il faut multiplier les cadres de notre armée, mettre ses contingents sur le pied de guerre, mobiliser la territoriale et la réserve, appeler sous les drapeaux les permissionnaires…, compléter les effectifs avec des recrues moins instruites, remplacer les officiers par de simples soldats. (« Nouveaux objectifs, forces nouvelles », 8 mars 1905, Œuvres t. 8, p. 135)

La conquête des libertés démocratiques permet de sortir de la clandestinité, de voter sur l’orientation et d’élire les responsables au sein du parti. Après avoir été réticent initialement envers les soviets, Lénine envisage un rapport dialectique entre l’organisation politique (le parti ouvrier révolutionnaire) et l’activité des masses (la manifestation, la grève, l’autodéfense, les soviets, l’insurrection).

La classe ouvrière est sociale-démocrate d’instinct, spontanément. Une activité sociale-démocrate qui date de plus de dix ans n’a pas peu contribué à transformer cette spontanéité en conscience. (« De la réorganisation du parti », 4 novembre 1905, Œuvres t. 10, p. 24)

L’expérience renforce la conviction de Lénine que seul le prolétariat révolutionnaire peut renverser le tsarisme et qu’il ne peut y parvenir qu’en s’armant. Le 3e congrès du POSDR, à Londres, boycotté par les mencheviks, a pour stratégie le renversement immédiat du tsarisme et le développement ultérieur du capitalisme sous la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ».

1) Les intérêts immédiats du prolétariat, de même que les intérêts de sa lutte pour le but final du socialisme, exigent une liberté politique aussi complète que possible et, par conséquent, la substitution de la république démocratique à la forme autocratique de gouvernement ; 2) La République démocratique ne peut être en Russie que le résultat d’une insurrection populaire victorieuse, dont le gouvernement révolutionnaire provisoire sera l’organe, lequel gouvernement est seul capable d’assurer la liberté entière de l’agitation électorale et de convoquer une assemblée constituante élue au suffrage universel, égal et direct, au scrutin secret, et exprimant réellement la volonté du peuple ; 3) Cette révolution démocratique, loin d’affaiblir, renforcera en Russie, étant donné le régime social et économique actuel, la domination de la bourgeoisie qui tentera infailliblement, à un moment donné, sans reculer devant rien, de ravir au prolétariat russe la plus grande partie possible de ses conquêtes de la période révolutionnaire. (« Résolution du 3e congrès du POSDR », 27 avril 1905, Œuvres t. 8, p. 370)

Lénine souligne les divergences programmatiques en juin 1905 (Deux tactiques pour la social-démocratie dans la révolution russe). Selon Lénine, le développement capitaliste, la république démocratique sont le préalable au renforcement de la classe ouvrière, de la lutte directe contre la bourgeoisie.

À aucun moment, le social-démocrate ne doit oublier la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme contre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, si démocratiques et républicaines qu’elles puissent l’être. De là, la nécessité absolue d’un parti social-démocrate distinct et indépendant… Mais il serait ridicule et réactionnaire d’en oublier les tâches urgentes de l’époque présente. La lutte contre l’autocratie est pour les socialistes une tâche momentanée et passagère, mais la méconnaitre ou la dédaigner reviendrait à trahir le socialisme. (« Les enseignements de l’insurrection de Moscou », juillet 1905, Œuvres t. 9, p. 82)

Lénine, 1906

Alors que le tsar accorde en octobre 1905 un parlement consultatif (la première Douma) en vue de contenir la révolution, les mencheviks la considèrent comme un progrès décisif. Les bolcheviks et les populistes la dénoncent comme une manœuvre et refusent d’y participer. Mais une fraction du PSR fonde le Parti travailliste pour présenter des candidats.

En décembre 1905, le président du soviet de Saint-Pétersbourg, le menchevik Trotsky, est arrêté. Le soviet bolchevik de Moscou déclenche un soulèvement ouvrier qui échoue. Les élections tenues en avril 1906 à la première Douma donnent 179 députés au Parti constitutionnel démocrate, 136 au Parti travailliste, 18 au POSDR menchevik…

La réunification du POSDR en 1906

Le POSDR se réunifie à Londres en avril 1906 sous la pression ouvrière. Les organisations locales élisent les délégués au congrès d’unification sur la base de deux plates formes, avec représentation proportionnelle au nombre des voies obtenues par chacune. La direction de la fraction menchevik en écarte son aile gauche (Parvus, Trotsky).

Au moment où le congrès d’unification se réunit à Stockholm, en avril 1906, le reflux a partout commencé en Russie. Les dirigeants du soviet de Saint-Pétersbourg sont en prison, l’insurrection des ouvriers de Moscou vient d’être réprimée. De nouvelles divergences apparaissent sur l’analyse du passé comme sur les tâches présentes. Les bolcheviks veulent boycotter les élections à la 3e douma. Nombre de mencheviks pensent, avec Plekhanov, que « il ne fallait pas prendre les armes » et veulent orienter le parti vers l’action parlementaire… La réunification est décidée : 62 délégués mencheviks, représentant 34 000 militants, 46 bolcheviks, en représentant 14 000, décident la reconstitution du parti, dans lequel ils admettent le Bund et les partis sociaux-démocrates letton et polonais. Le comité central élu comprend deux Polonais, un Letton, sept mencheviks et trois bolcheviks, Krassine, Rykov et Desnitski. (Pierre Broué, Le Parti bolchevique, 1963, Minuit, p. 36)

En juillet 1906, le premier ministre Stolypine dissout la Douma, qui s’oppose trop à Nicolas II. Le tsarisme prend sa revanche. Pour Lénine, qui n’a pas enregistré la défaite, il faut toujours se préparer à l’affrontement avec l’État bourgeois, affaiblir l’armée.

Il ne suffit pas de se grouper sur les mots d’ordre politiques, il faut aussi se grouper sur le problème de l’insurrection armée. Quiconque s’y oppose, ou refuse de s’y préparer, doit être impitoyablement chassé des rangs des partisans de la révolution, renvoyé dans le camp de ses adversaires, des traitres ou des lâches, car le jour approche où la force des évènements et les circonstances de la lutte nous obligeront à distinguer, à ce signe, nos amis et nos ennemis. (« Les enseignements de l’insurrection de Moscou », 29 aout 1906, Œuvres t. 11, p. 175)

Stockholm, 1906, délégués bolcheviks du 4e congrès, selon un album publié en 1926
Lénine, Bogdanov, Krassine, Frounzé, Kalinine, Kroupskaïa, Lounatcharski, Sergueïev (Artyom), Chahoumian, Skvortsov-Stepanov, Staline, Vorochilov, Litvinov, Vorovski

En novembre, Stolypine lance une réforme agraire pour court-circuiter le PSR. La révolution reflue. Les élections de février 1907 à la deuxième Douma donnent 54 sièges aux cadets du Parti constitutionnel démocrate, 104 sièges aux troudoviks du Parti travailliste, 41 au bloc populiste PSR-Dachnak, 36 au POSDR menchevik et 18 au POSDR bolchevik.

Pour les mencheviks, la révolution doit se faire sous la direction de la bourgeoisie libérale représentée principalement par le KDP. En revanche, pour Lénine, la bourgeoisie est incapable de mener la révolution démocratique à son terme, car elle est faible économiquement et socialement, elle est assujettie à la bureaucratie de l’État tsariste. Elle craint plus le prolétariat que le tsarisme, préfère le compromis avec le pouvoir en place.

Nulle part plus que chez nous la bourgeoisie n’a fait preuve au cours de la révolution bourgeoise d’une telle brutalité réactionnaire, agi en alliance aussi étroite avec le vieux régime… Puisse notre prolétariat retirer de la révolution bourgeoise russe un triple regain de haine envers la bourgeoisie et la volonté décuplée de la combattre. (« Notes d’un publiciste », 22 aout 1907, Œuvres t. 13, p. 72)

Dans la clandestinité retrouvée, les bolcheviks résistent mieux que les mencheviks. En mai 1907, la fraction bolchevik obtient une faible majorité au 5e congrès du POSDR, à Stockholm, grâce au soutien fréquent de la SDKPiL polonaise et lituanienne, parfois du LSDSP letton, au détriment de la fraction menchevik qui n’a comme renfort que le Bund juif. Cependant, le congrès condamne très majoritairement les « expropriations » de Lénine et de Krassine qui ne font pas l’unanimité dans la fraction bolchevik. En effet, en 1906-1907, Lénine, Krassine et Staline procurent des fonds à la fraction bolchevik (ainsi qu’à ses alliés polonais, lituaniens et lettons) en faisant piller des banques (voir Jacques Baynac, Kamo, l’homme de main de Lénine, 1972, Fayard).

1912, la séparation définitive avec les mencheviks

Un enseignement que Lénine tire de la révolution et de la contrerévolution de 1905-1906 porte sur la question des élections et du parlement. Enregistrant la défaite, il devient en 1907 favorable à la participation aux élections, à condition de subordonner l’activité parlementaire aux intérêts du mouvement ouvrier, c’est-à-dire sous le contrôle du parti. Il s’agit d’utiliser le parlement comme une tribune en vue de développer la conscience de classe, de concevoir l’activité parlementaire comme une tactique parmi d’autres. Il condamne l’absorption du parti dans le parlementarisme et au bloc systématique avec le Parti constitutionnel démocrate qui tentent les députés du PSR et ceux du POSDR (en majorité mencheviks), tout comme l’antiparlementarisme de principe adopté par une large fraction des bolcheviks.

Les vérités de la démocratie ne doivent pas nous cacher le fait, souvent négligé par les démocrates bourgeois, que les institutions représentatives engendrent inévitablement dans les pays capitalistes des formes originales d’influence du capital sur le pouvoir d’État. Nous n’avons pas de parlement, mais du crétinisme parlementaire parmi les libéraux, de la dépravation parlementaire parmi tous les députés bourgeois, nous en avons à revendre. Les ouvriers doivent bien assimiler cette vérité s’ils veulent apprendre à utiliser les institutions représentatives pour le développement de la conscience, de la cohésion, de l’efficacité, de l’activité de la classe ouvrière. Toutes les forces sociales hostiles au prolétariat (bureaucratie, propriété foncière, capital) utilisent déjà ces institutions représentatives contre les ouvriers. (« Capitalisme et parlement », 17 juin 1912, Œuvres t. 18, p. 128)

Au sein du PODSR unifié, Lénine s’oppose plus que jamais aux mencheviks. Ceux-ci sont partisans d’une révolution par étapes dont la première confine le prolétariat à un rôle auxiliaire de la bourgeoisie libérale. Pour autant, Lénine récuse la « révolution permanente » formulée en 1906 par Parvus et Trotsky selon laquelle la révolution démocratique russe prendra immédiatement, si elle est victorieuse, un caractère socialiste, c’est-à-dire anticapitaliste. Lénine la qualifie d’« absurdement à gauche ». Sa position reste tributaire du consensus de l’Internationale ouvrière : distinguer la révolution démocratique et la révolution socialiste comme deux étapes séparées par toute une période historique.

La perspective du menchevisme était radicalement fausse… L’insuffisance de la perspective des bolcheviks ne se révéla pas dès 1905, uniquement parce que la révolution elle-même ne connut pas un plus ample développement. Mais, au début de 1917, Lénine, en lutte directe avec les plus anciens cadres du parti, fut obligé de changer de perspective. (Lev Trotsky, « Trois conceptions de la révolution russe », aout 1939, Œuvres t. 21, p. 361)

En juin 1907, le tsar dissout le deuxième Douma, restreint le suffrage et fait arrêter la plupart des députés du POSDR et du PSR. La classe ouvrière ne réagit pas au coup d’État.

De nombreux militants abandonnent les deux partis socialistes, d’autant qu’ils s’éparpillent. Les populistes se séparent entre :

  • une aile importante qui fonde en 1906 une organisation légale, le Parti travailliste (Aladine, Anikine, Kerensky…) ; les troudoviks se cantonneront vite à l’activité parlementaire,
  • une majorité elle-même divisée qui conserve le nom de PSR (Tchernov, Azev qui était un agent infiltré, Savinkov, Guerchouni, Slétov, Zenzinov…) ; le PSR maintenu abandonnera progressivement le terrorisme.

Chez les sociaux-démocrates, sans parler des organisations basées sur les minorités nationales (Bund, PSP, SDKP, etc.), la fracture ne se borne plus à la division apparue en 1903 entre mencheviks et bolcheviks car les deux fractions éclatent.

  • ceux qui veulent se concentrer sur une organisation légale (Gorev, Martynov, Potressov, Tcheidze…), que Lénine nomme « liquidateurs »,
  • ceux qui veulent maintenir à tout prix une activité illégale (Martov, Plekhanov…).

Pour leur part, les bolcheviks se divisent entre :

  • les « conciliateurs » qui veulent l’unité du parti (Doubrovinsky, Rykov, Nogine… ;
  • ceux qui pensent que l’activité parlementaire est indispensable mais mènent une campagne suivie contre les mencheviks (Lénine, Zinoviev, Kamenev…) et qui publient Proletari ;
  • les « otzovistes » qui veulent globalement boycotter la 3e douma et rénover le marxisme (Bogdanov, Lounatcharski, Krassine, Alexinsky…) et qui publient Vperiod.

C’est le produit du reflux en Russie mais cela aggrave la démoralisation.

La multiplicité des groupes, sous-groupes ; fractions et tendances dans notre parti suscitait alors de nombreuses récriminations parmi les ouvriers et souvent aussi les railleries de nos adversaires… On peut sans hésiter affirmer qu’en cette période pénible, le parti, en tant qu’organisation panrusse, n’existait pas. Il s’était fragmenté en petits groupes isolés, où régnait l’abattement, conséquence de l’écrasement de la révolution. (Grigori Zinoviev, Histoire du Parti communiste russe, 1923, p. 87-88 de l’édition numérique BMO)

Lénine et Bogdanov, 1908

En 1908, Lénine rédige Matérialisme et empiriocriticisme contre les vues philosophiques de Bogdanov. Le groupe Vperiod organise une université prolétarienne sur l’ile de Capri, d’aout à décembre 1909, dans la maison de Gorki ; une autre est organisée à Bologne l’hiver 1910-1911. De 1909 à 1912, Lénine est en exil à Paris où il noue une idylle avec Inessa Armand (ce que l’historiographie stalinienne gommera, comme le grand-père juif de Lénine) ; l’été 1910, il prend des vacances à Pornic (Loire atlantique). L’été 1911, Lénine anime une école clandestine du groupe Prolatari à Longjumeau (Essonne).

En Russie, la lutte de classe reprend. Les mencheviks et les bolcheviks se séparent de nouveau en 1912. A la conférence qui exclut les « liquidateurs » à Prague en janvier 1912, Lénine fait élire au comité central Malinovski. Celui-ci, qui est un agent policier, devient le chef des députés bolcheviks, malgré des soupçons de mencheviks et même de bolcheviks (Froumkine, Ossinski, Boukharine…). Ses informations permettent à l’Okhrana d’arrêter Rykov et Noguine en 1912, Sverdlov et Staline en 1914.

Les rapports de Lénine avec le Bureau socialiste international, le SPD d’Allemagne et la SDKPiL de Pologne et Lituanie se tendent car l’Internationale ouvrière est partisane, dans chaque pays, de l’unification des socialistes en un seul parti. La montée des luttes est interrompue par l’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914 qui constitue un nouveau test pour le mouvement ouvrier international.

Un cadre méconnu de l’Internationale ouvrière

Lénine est, toute sa vie militante, un internationaliste prolétarien : les ouvriers n’ont pas de patrie, ils partagent un intérêt commun contre le capital au-delà des frontières.

L’ouvrier n’a pas de patrie, cela veut dire que (a) sa situation économique n’est pas nationale, mais internationale ; (b) son ennemi de classe est international ; (c) les conditions de son émancipation le sont aussi ; (d) l’unité internationale des travailleurs est plus importante que l’unité nationale. (« Lettre à Armand », 20 novembre 1916, Œuvres t. 35, p. 247-248)

En 1906, à Stockholm, au congrès de réunification du PODSR, Lénine affirme que la révolution démocratique ne peut résister à la réaction en Russie qu’avec l’aide de la révolution sociale à l’ouest.

La révolution bourgeoise russe peut vaincre par ses propres forces mais en aucun cas elle n’est capable de maintenir et affermir elle-même ses conquêtes. Elle ne peut pas y parvenir s’il n’y a pas de révolution socialiste en Occident. (« Discours de clôture sur la question agraire », avril 1906, Œuvres t. 10, p. 290)

Toute sa vie politique se mène dans le cadre d’une internationale. Il participe activement aux congrès internationaux socialistes de l’Internationale ouvrière qui abrite plusieurs organisations dans l’empire russe (Bund juif, PSP et SDKP polonais, PSR et POSDR russes…). De 1905 à 1914, Lénine siège à son instance de coordination, le Bureau socialiste international (BSI).

Lénine fréquenta assidument les réunions du BSI, les congrès de l’Internationale et affirma sa confiance dans l’avenir de l’Internationale. La lutte d’idées qu’il menait, ses prises de position contre le révisionnisme et le réformisme se situaient à l’intérieur de l’Internationale et dans son cadre : l’existence de multiples courants et tendances au sein de l’Internationale, leur liberté d’expression étaient pour lui comme pour tous les dirigeants socialistes de l’époque une chose normale et naturelle. En même temps, Lénine déploya tous ses efforts pour combattre le révisionnisme, pour faire prévaloir dans la politique de l’Internationale, les principes du marxisme révolutionnaire. (Georges Haupt, « Lénine, les bolcheviks et la 2e Internationale », Cahiers du monde russe, vol. 7, n° 3, 1966)

En 1907, au congrès de l’Internationale ouvrière, en collaboration avec Martov (délégué lui aussi du POSDR) et Luxemburg (déléguée de la SDKPiL de Pologne et Lituanie), Lénine fait adopter un amendement pour, en cas de guerre entre puissances impérialistes, la transformer en révolution.

De concert avec les délégués de la sociale-démocratie russe (Lénine et Martov intervinrent dans le même sens sur cette question), Rosa Luxemburg proposa… de mettre à profit la crise engendrée par la guerre pour accélérer la chute de la bourgeoisie… La résolution de Bebel, à l’origine dépourvue de vie finit ainsi par se transformer en une tout autre résolution. (« Le congrès socialiste international de Stuttgart », septembre 1907, Œuvres t. 13, p. 92-93)

Au même congrès, un groupe de socialistes sionistes demandent leur incorporation à l’Internationale. Cela n’est possible qu’avec l’accord des section existantes (PSR, POSDR). Le PSR s’abstient mais le POSDR s’y oppose.

En 1908, Lénine vote au bureau socialiste international pour l’admission du Parti travailliste à l’Internationale, mais sur une base différente de Kautsky.

La deuxième partie de la résolution de Kautsky est erronée car il n’est pas vrai que le Labour Party soit réellement indépendant des libéraux et qu’il mène une politique de classe vraiment autonome… On a affaire à un parti qui ne reconnait pas formellement et clairement le principe de la lutte des classes. (« La session du BSI », octobre 1908, Œuvres t. 15, p. 251-252)

En 1910, la motion internationale de 1907 est confirmée au congrès suivant où Lénine réunit Riazanov, Plekhanov, Rakovski, Luxemburg, Iglesias, de Brouckère, Guesde… Cependant, il ne parvient pas, ni en 1907 à Stuttgart ni en 1910 à Copenhague, à structurer une tendance internationaliste et révolutionnaire au sein de l’IO.

Au congrès socialiste de Stuttgart, Lénine chercha avec l’aide de Rosa Luxemburg, à convoquer en une réunion particulière les délégués marxistes révolutionnaires… Cette tentative fut, sinon un échec, du moins une réussite discutable. (Georges Haupt, « Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans », Cahiers du monde russe, vol. 3, n° 4, 1962)

L’incorporation au programme de l’oppression nationale

L’empire tsariste opprime de multiples nationalités. Par conséquent, le programme du POSDR prend position pour leur droit à l’autodétermination. Mais c’est pour unifier le prolétariat.

La sociale-démocratie luttera toujours contre toute tentative d’exercer de l’extérieur, par la violence ou par quelque injustice que ce soit, une influence sur la libre expression de la volonté nationale. Mais la reconnaissance inconditionnelle de la lutte pour la liberté d’autodétermination ne nous oblige pas du tout à soutenir n’importe quelle revendication d’autodétermination nationale. (« La question nationale dans notre programme », 15 juillet 1903, Œuvres t. 6, p. 475)

En 1903, au 2e congrès du POSDR, les iskristes s’opposent au monopole de représentation des travailleurs juifs que s’arroge le Bund. Lénine rédige abondamment sur les luttes nationales entre 1912 et 1916. Il distingue clairement le nationalisme des nations qui oppriment et le nationalisme des nations opprimées, tout en étant confiant que le socialisme mettra fin au morcèlement entre États, sur une base volontaire. En héritier de Marx et d’Engels de la maturité Lénine défend le droit des nations opprimées à disposer d’elles-mêmes jusqu’à la liberté de séparation (voir Georges Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill, Les Marxistes et le question nationale, 1974, L’Harmattan). Néanmoins, il n’est pas favorable à la formation de petits États, convaincu de l’avantage des grands États sur les petits mais il préfère la séparation temporaire à l’unité nationale au prix de l’oppression.

Le droit à l’autodétermination est subordonné à la stratégie révolutionnaire. Il est concret, et Lénine s’oppose au multiculturalisme de Renner et Bauer (des précurseurs de la « politique identitaire » et de « l’intersectionnalité ») comme au sectarisme de Luxemburg, de Gorter, de Boukharine, de Radek qui confine pour ses tenants russes à « l’économisme impérialiste » (un type qu’on retrouve, entre autres, à LO).

Pour Lénine, le droit à l’autodétermination vise l’unification du prolétariat dans chaque État et l’extinction des particularismes nationaux, grâce à l’éducation du prolétariat pour la fusion des nations, comme une articulation entre luttes nationales et-perspective révolutionnaire.

Le socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire le droit à la libre séparation politique. (« La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », février 1916, Œuvres t. 22, p. 155)

Évidemment, il applique cette stratégie à l’Ukraine lors de la deuxième révolution russe.

Nous ne sommes pas partisans des petits États. Nous sommes pour l’union la plus étroite des ouvriers de tous les pays contre les capitalistes, les leurs et ceux de tous les pays en général. C’est justement pour que cette union soit une union librement consentie que l’ouvrier russe, ne se fiant pas une minute, en rien, ni à la bourgeoisie russe, ni à la bourgeoisie ukrainienne, est actuellement partisan du droit de séparation des Ukrainiens, ne voulant pas imposer à ceux-ci son amitié, mais gagner la leur en les traitant comme des égaux, comme des alliés, comme des frères dans la lutte pour le socialisme. (« L’Ukraine », 28 juin 1917, Œuvres t. 25, p. 91)

Une des dernières positions de Lénine sera de défendre le droit des peuples de l’URSS de parler leur langue et une protestation contre la brutalité des dirigeants russes envers les minorités du Caucase, en particulier les Géorgiens.

On sait que, aujourd’hui en France, le PS, le PCF et LFI opposent une politique migratoire « humaine » à celle des principaux partis bourgeois (Renaissance, LR, RN). Lénine s’oppose à toute politique migratoire des États impérialistes, à toute restriction à la liberté des travailleurs de circuler.

Notre presse dénonce constamment les chefs opportunistes du Socialist Party of America, qui sont partisans de limiter l’immigration des ouvriers chinois et japonais. Nous pensons qu’on ne peut pas, à la fois, être internationaliste et se prononcer en faveur de telles restrictions. Nous affirmons que si les socialistes américains, qui appartiennent à une nation dirigeante et oppresseuse, ne sont pas contre toute espèce d’entrave à l’immigration, ils ne sont en réalité que des sociaux-chauvins. (« Lettre à la SPLA » [une fraction internationaliste du SPA], 22 novembre 1915, Œuvres t. 21, p. 444)

L’épreuve de la guerre inter-impérialiste en 1914



En aout 1914, quand la guerre déchire l’Europe, les résolutions de l’Internationale ouvrière sont abandonnées. À la surprise de Lénine, les députés du SPD abdiquent devant leur bourgeoisie, au nom de la défense nationale.

Les opportunistes avaient préparé de longue date la faillite de la 2e Internationale, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois ; en répudiant la lutte des classes et la nécessité de la transformer, le cas échéant, en guerre civile, et en se faisant les apôtres de la collaboration des classes ; en prêchant le chauvinisme bourgeois sous couleur de patriotisme et de défense de la patrie et en méconnaissant ou en niant cette vérité fondamentale du socialisme, déjà exposée dans le « Manifeste du parti communiste », que les ouvriers n’ont pas de patrie ; en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit-bourgeois, au lieu d’admettre la nécessité de la guerre révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays ; en faisant un fétiche de la légalité et du parlementarisme bourgeois qui doivent nécessairement être mis à profit, en oubliant qu’aux époques de crise, les formes illégales d’organisation et d’agitation deviennent indispensables. (« Les Tâches de la sociale-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne », 6 septembre 1914, Œuvres, t. 21, p. 10)

Contrairement au Parti socialiste révolutionnaire et au Parti menchevik, la direction en exil du Parti bolchevik prend immédiatement une position internationaliste claire et ferme.

Le 5 septembre, Lénine réunit aux abords de Berne quelques bolcheviks exilés qui discutent deux jours durant. Il leur lit les thèses sur la guerre qu’il a achevées le 6 au soir. Les huit les adoptent. Lénine les recopie avec Kroupskaïa et les envoie par la poste aux groupes bolcheviks exilés… Samoïlov en emporte en Russie un exemplaire pour les dirigeants et les députés bolcheviks. (Jean-Jacques Marie, Lénine, 2004, Balland, p. 153)

Avant que l’année 1914 s’achève, outre un article « Karl Marx » pour une encyclopédie, Lénine rédige « La guerre et la sociale-démocratie russe » (octobre), « La situation et les tâches de l’Internationale » (novembre), « Chauvinisme mort et socialisme vivant » (décembre)… Fin 1914 et début 1915, Lénine se penche sur Hegel (voir Cliff Slaughter, Lénine sur la dialectique, 1963, GMI ; Michael Löwy, « De la Grande Logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd », L’Homme et la société n° 15, janvier 1970) et sur Clausewitz (voir Thierry Derbent, Clausewitz et la guerre populaire, 2004, Aden).

Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique est que « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens » (plus précisément, par la violence). Telle est la formule de Clausewitz, l’un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d’Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances (et des diverses classes à l’intérieur de ces dernières) à un moment donné… L’oppression exercée sur bien des nations, qui constituent plus de la moitié de la population du globe, par les peuples des grandes puissances impérialistes, la concurrence entre les bourgeoisies de ces pays pour le partage du butin, les efforts déployés par le capital pour diviser et écraser le mouvement ouvrier, tout cela a disparu d’emblée du champ visuel de Plekhanov et de Kautsky. (« La faillite de la 2e Internationale », juin 1915, Œuvres, t. 21, p. 222-224)

Ses notes sur la dialectique ne seront connues que de manière posthume, en 1923 (en français, Cahiers sur la dialectique de Hegel, Gallimard, 1938 ; Cahiers philosophiques, Éditions sociales, 1955).

L’identité des contraires (leur unité dirait-on peut-être plus exactement) est la reconnaissance des tendances contradictoires, s’excluant mutuellement, opposées, dans tous les phénomènes et processus de la nature, dont ceux de l’esprit et de la société… C’est la dialectique qui est la théorie de la connaissance du marxisme. (« Sur la question de la dialectique », 1915, Œuvres, t. 38, p. 343-344, p. 346)

Une intervention consciente des révolutionnaires est nécessaire pour préparer une issue révolutionnaire. Lénine appelle, dès le début de la guerre, à une nouvelle internationale. Pour la première fois, il intervient dans un autre parti que le POSDR (le Parti social-démocrate suisse SPS-PSS) pour y construire une fraction internationaliste. Dans le mouvement socialiste pacifiste des conférences de Zimmerwald (1915) et Kiental (1916), Lénine, Zinoviev et Radek impulsent une fraction pour une nouvelle internationale, pour de nouveaux partis délimités du social-impérialisme et du centrisme. La propagande révolutionnaire fait son chemin dans toute l’Europe à cause du prolongement de la guerre, en particulier en Russie qui connait des revers militaires. Les travailleurs des États belligérants commencent à se révolter, à l’arrière et même sur le front. La guerre impérialiste rend actuelle la révolution, rend possible la transformation de la guerre en révolution. L’alternative devient de plus en plus : guerre impérialiste ou révolution sociale.

Le mot « tactique » était employé de manière confuse dans l’Internationale ouvrière comme on le voit dans le titre choisi par Lénine en 1905. À la lecture du théoricien militaire Clausewitz, Lénine distingue désormais clairement la tactique et la stratégie. Pour Lénine, à la suite de Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, son exacerbation au plus haut degré de la division en classes. En l’espèce, la Première Guerre mondiale n’est pas un accident mais un épisode inévitable dans le développement du capitalisme, avec la persistance et le renforcement des contradictions de classe, c’est une guerre impérialiste. L’implication de l’internationalisme de Lénine est que la guerre impérialiste crée une situation où le prolétariat peut prendre la tête de tous les opprimés pour mener une révolution sociale. Il ne doit pas choisir entre guerre et paix (les mots d’ordre pacifistes visent à tromper les masses car cette paix ne peut être qu’impérialiste, sauf dans le cas des nations opprimées, des colonies comme l’Irlande) mais entre guerre impérialiste et guerre civile comme moyen de défense du prolétariat face à la guerre impérialiste : ou bien tuer ses camarades ou bien retourner les armes contre la bourgeoisie impérialiste et renverser sa domination. Le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile vise à précipiter la chute de la domination capitaliste.

L’impérialisme et les racines du social-patriotisme

Armé d’une dialectique assurée et affinée grâce à son étude de Hegel en 1914-1915, Lénine s’efforce d’expliquer la guerre inter-impérialiste et la faillite de l’Internationale ouvrière avec une analyse des transformations du capitalisme et de la corruption des appareils du mouvement ouvrier.

Lénine développe sa propre conception de la mutation du capitalisme en 1916, dans la brochure légale L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme et une série d’articles illégaux (dont « Une caricature de marxisme »). Il tente d’expliquer la trahison du SPD et de la 2e Internationale par la mutation du capitalisme. Il polémique à la fois contre « l’ultra-impérialisme » de Kautsky selon qui les nations tendront à s’estomper au profit d’un capitalisme mondialisé, unifié, et contre « l’économisme impérialiste » de Kievski qui s’oppose au droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Kievsky (Piatakov) anime avec Boukharine une fraction du POSDR bolchevik qui publie en exil Kommunist. Ils sont convaincus que l’oppression nationale disparaitra une fois que les prolétariats auront vaincu dans les pays avancés.

L’analyse de l’impérialisme par Lénine n’est pas une innovation dans le champ du marxisme puisque plusieurs textes importants avaient été rédigés sur cette question, notamment par Rudolph Hilferding en 1905-1910, Rosa Luxemburg en 1913-1915, Nikolaï Boukharine en 1915. La nouvelle phase de développement des rapports capitalistes qui s’est ouverte au début du 20e siècle, que Marx et Engels n’ont donc pas connue, est marquée par la concentration intense des entreprises capitalistes en « monopoles » nationaux, un développement spectaculaire du capital financier (fusion du capital industriel et bancaire), l’exportation de capital et l’achèvement du partage du monde. Ces traits) permettent à Lénine de périodiser le capitalisme, en définissant une nouvelle époque qui s’oppose au capitalisme concurrentiel antérieur.

L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », juin 1916, Œuvres t. 22, p. 287)

Le révisionnisme et l’opportunisme sont déjà apparus en 1896 avec Bernstein (qui avait été rédacteur du programme d’Erfurt du SPD avec Kautsky) mais il est mis en minorité et sa proposition est dénoncée dans le SPD et dans l’IO (même s’il n’est pas exclu comme le demande Plekhanov). Une nouvelle étape est franchie avec la trahison de 1914, qui est rendue possible par l’obtention d’avantages économiques par certaines couches de la classe ouvrière, « l’aristocratie ouvrière », « la bureaucratie ouvrière ».).

Contre les spartakistes se dressent les Scheidemann, Gompers, Henderson, Webb, Renaudel, Vandervelde… C’est cette mince couche d’ouvriers corrompus que nous avons qualifié de « agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier »… (« Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique », 21 janvier 1919, Œuvres t. 28, p. 454)

La bourgeoisie d’une grande puissance a les moyens de corrompre les couches supérieures des ouvriers en sacrifiant une petite partie de son profit (Engels parlait déjà d’aristocratie ouvrière et de « parti ouvrier bourgeois » pour l’Angleterre de 1850 à 1880), cela lui permet d’acheter la paix sociale, et les couches supérieures du prolétariat tirent avantage du surprofit impérialiste. Cela en fait des partis ouvriers-bourgeois, ouvriers par leur assise, bourgeois par leur politique. Ils trahissent les intérêts des masses en étant des agents de la bourgeoisie dans la classe ouvrière.

L’impérialisme, qui signifie le partage du monde et qui procure des profits de monopole élevés à une poignée de pays très riches, crée la possibilité économique de corrompre les couches supérieures du prolétariat ; par là-même il alimente l’opportunisme, lui donne corps et le consolide. (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », juin 1916, Œuvres t. 22, p. 303)

L’opportunisme est un effet du développement de l’impérialisme. Lénine démontre le lien entre la trahison d’aout 1914 et la montée (qui l’a précédée) du révisionnisme et de l’opportunisme dans les partis sociaux-démocrates et les syndicats. Au plan théorique, le révisionnisme et l’opportunisme rompent avec le matérialisme historique, en défendant la collaboration avec leur bourgeoisie. Ils rompent avec la dialectique, selon laquelle l’unité de la société est impossible tant qu’elle est fondée en classes. Ils lui substituent des lois d’airain éternelles, schématiques et mécanistes, qui les conduisent également à surestimer des grandes personnalités, et surtout à ne pas analyser les évènements du point de vue du prolétariat. La bourgeoisie est vue comme la classe dirigeante de l’histoire, dotée d’un rôle progressiste. Le prolétariat trouverait alors son avenir dans la victoire de sa propre nation, en recherchant sa part du butin de la guerre impérialiste.

À l’inverse, l’Internationale exprime la communauté d’intérêts du prolétariat mondial dans son ensemble. Elle cesse d’exister lorsqu’elle accepte la lutte entre des ouvriers. L’opportunisme est la politique des agents de l’ennemi de classe du prolétariat dans son propre camp, et il est nécessaire de le chasser pour engager le combat contre la bourgeoisie, donc de créer une nouvelle internationale prolétarienne révolutionnaire qui reconnaisse la guerre mondiale comme la conséquence inévitable du développement impérialiste du capitalisme, défende la perspective de guerre civile, de l’alliance de tous les opprimés avec le prolétariat.

La lutte pour soustraire les masses laborieuses à l’influence de la bourgeoisie en général, et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de l’État. (« L’État et la révolution », septembre 1917, Œuvres t. 25, p. 416)

L’État et la question du pouvoir



À la suite de deux précurseurs (Pannekoek, SDP des Pays-Bas ; Boukharine, POSDR bolchevik), la critique rétrospective par Lénine de l’Internationale ouvrière porte également sur la question de l’État. Il était conçu généralement au sein de l’IO comme un appareil pouvant être mis au service du socialisme. En particulier, le principal théoricien marxiste d’avant 1914 ne défendait pas la nécessité de détruire l’appareil d’État bourgeois.

Kautsky jette tout simplement de la poudre aux yeux des ouvriers, à seule fin d’esquiver la nature bourgeoise de la démocratie actuelle, c’est-à-dire de la démocratie capitaliste. Du marxisme, Kautsky prend ce qui est recevable pour les libéraux, pour la bourgeoisie : critique du moyen âge, rôle historiquement progressif du capitalisme en général et de la démocratie capitaliste en particulier. Il rejette, il passe sous silence, il estompe ce qui, dans le marxisme, est irrecevable pour la bourgeoisie : violence révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie, pour l’anéantissement de cette dernière. (« La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky », 10 novembre 1918, Œuvres t. 26, p. 251)

Lénine conçoit trois moments dans le développement de l’État. Dans la société capitaliste, la démocratie est tronquée et l’État est une machine d’oppression de la majorité par la minorité. Dans la dictature du prolétariat, l’État est transitoire, il n’est qu’un appareil simple, il étend les droits démocratiques, réprime la minorité exploiteuse, et disparait progressivement. Lénine a rétabli la théorie de Marx et le Parti bolchevik a, en pratique, permis la dictature du prolétariat sous forme de pouvoir soviétique.

Dans le communisme, l’État s’éteint, il n’est pas besoin d’une machine spéciale pour réprimer les excès individuels : le peuple s’en chargera, et les excès s’éteindront avec la fin de l’exploitation. Le dépérissement de l’État est un processus long, progressif et spontané : sa disparition repose sur la participation la plus large des masses dans l’organisation de la socialisation de la production.

Nous nous assignons comme but final la suppression de l’État, c’est-à-dire de toute violence organisée et systématique, de toute violence exercée sur les hommes, en général… Aspirant au socialisme, nous sommes convaincus que dans son évolution il aboutira au communisme et que, par suite, disparaitra toute nécessité de recourir en général à la violence contre les hommes, toute nécessité de la soumission d’un homme à un autre, d’une partie de la population à une autre ; car les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission. (« L’État et la révolution », septembre 1917, Œuvres t. 25, p. 493)

Pour supprimer la machine d’oppression de la bourgeoisie, la classe ouvrière a besoin de créer des organes (au-delà de ses différents partis, syndicats et coopératives) capables de rassembler la masse du prolétariat et les exploités. Ce sont les soviets (conseils), apparus en 1905 qui engendrent en 1917 une dualité de pouvoir avec le gouvernement provisoire non élu. Ils comptent des centaines de milliers d’ouvriers, de soldats et de paysans en 1917. Les soviets ont le potentiel d’organiser les éléments actifs des couches intermédiaires, de lutter contre l’influence idéologique et matérielle de la bourgeoisie (son appareil d’État, sa presse), de l’anéantir économiquement, de l’isoler politiquement, de la soumettre idéologiquement, ils sont un guide de liberté pour les autres couches sociales.

L’opposition au gouvernement front populiste en 1917

Après la révolution de février 1917, les partis majoritaires dans les soviets (PSR, POSDR menchevik) font allégeance au gouvernement provisoire (dont l’axe est le principal parti bourgeois, le Parti constitutionnel démocrate et qui comporte déjà le Parti travailliste de Kerenski (Trudovik, issu du PSR). La direction bolchevik sortie de la clandestinité (Chliapnikov) s’affirme immédiatement pour le pouvoir des soviets. Mais elle est supplantée par celle qui sort des prisons (Kamenev, Mouranov et Staline, sortis de prison) qui abritent leur opportunisme en argüant, comme le POSDR menchevik, que le caractère démocratique de la révolution oblige le parti ouvrier à faire pression sur le gouvernement bourgeois.

Nous ne faisons pas nôtre l’inconsistant mot d’ordre « À bas la guerre ! » Notre mot d’ordre est d’exercer une pression sur le gouvernement provisoire pour le contraindre… (Pravda, 15 mars 1917)

Sur la base de cette convergence, Staline et Kamenev envisagent même de fusionner avec le POSDR menchevik. Mais cela ne passe pas à la base qui reste fidèle à la tradition bolchevik.

Cette position cependant, n’était pas partagée par tout le parti… Des protestations émanèrent de Vyborg et d’autres quartiers ouvriers… (Paul Le Blanc, Lenin and the Revolutionary Party, 1990, Humanities Press, p. 257)

Contre les hésitations de la direction sur place (Staline, Kamenev…), Lénine, encore bloqué en Suisse, soutient que la révolution démocratique est achevée, qu’elle a déjà eu lieu en février. Il récuse tout soutien au gouvernement provisoire qui veut continuer la guerre impérialiste. Pour cela, il envoie plusieurs « lettres de loin » dont la plupart sont censurées par la direction bolchevik.

Le prolétariat ne peut ni ne doit soutenir un gouvernement de guerre, un gouvernement de restauration… Il faut organiser, élargir et affermir une milice prolétarienne, armer le peuple sous la direction des ouvriers. (« Lettres de loin », 9 mars 1917, Œuvres t. 23, p. 344)


Enfin, il part de Zurich avec Kroupskaïa, Armand, Radek, Zinoviev… pour Petrograd (le tsar a russifié le nom de Saint-Pétersbourg en 1914) grâce à l’autorisation de l’état-major allemand qui souhaite fragiliser la Russie avec qui il est en guerre.

Arrivé à la gare de Finlande, à Petrograd, il tourne le dos au dirigeant menchevik du soviet, Tcheidze, qui le couvre de fleurs et de félicitations, et lance à la foule des militants : « L’aube de la révolution mondiale luit… Vive la révolution socialiste ». Sous Staline, le mot « mondiale » sera effacé du socle de la statue de Lénine devant la gare. (Jean-Jacques Marie, « Le Parti bolchevique en mars 1917 », Cahiers du mouvement ouvrier n° 26, mars 2005)

Aussitôt, Lénine rédige « Les tâches du prolétariat dans la présente révolution » (Thèses d’avril).

C’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape qui doit donner le pouvoir au prolétariat et à la paysannerie. (« Les tâches du prolétariat dans la présente révolution », 3 avril 1917, Œuvres, t. 24, p. 12)

Par conséquent, il ne saurait être question de soutenir le gouvernement front populiste, qui ne peut pas cesser d’être impérialiste ; il faut le démasquer. La perspective ne saurait être « la démocratie », mais un État du type de la Commune de Paris.

Non pas une république parlementaire, mais une république des soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet. (p. 12)

Le Parti bolchevik doit convaincre au sein des masses en lutte pour pouvoir remplacer le gouvernement provisoire par celui des soviets.

Pour autant que les soviets existent, pour autant qu’ils sont le pouvoir, il existe en Russie un État du type de la Commune de Paris… Faut-il renverser tout de suite le gouvernement provisoire ? Il faudra le renverser, car c’est un gouvernement oligarchique, bourgeois et non populaire, qui ne peut donner ni la paix, ni le pain, ni la liberté complète. On ne peut le renverser en ce moment, car il repose sur un accord direct et indirect, formel et objectif, avec les soviets. (« Sur la dualité de pouvoir », 9 avril 1917, Œuvres t. 24, p. 29-30)

Le 4 avril, dans une réunion du parti de Petrograd, seule Kollontaï soutient Lénine. Le 6 avril, il est minoritaire au bureau du Comité central. Le 7 avril, les thèses d’avril paraissent dans le quotidien du parti, Pravda, mais sous sa signature personnelle. La direction du Parti bolchevik les réfute dans un éditorial publié le lendemain.

L’ensemble du plan de Lénine nous parait inacceptable, puisqu’il part du principe que la révolution bourgeoise est terminée et escompte la transformation immédiate de cette révolution en une révolution socialiste. (Lev Kamenev, « Éditorial », Pravda, 8 avril 1917, cité par Edward Carr, La Révolution bolchevique, 1950, Minuit, t. 1, p. 87)

Le même jour, le comité de Petrograd du PB repousse encore la ligne de la révolution socialiste (par 13 voix contre, 3 pour, 2 abstentions). Mais Lénine l’emporte à la conférence des organisations bolcheviks de Petrograd le 14 avril (6 pour la position de Kamenev, 20 voix contre et 9 abstentions). À la conférence nationale du PB qui se tient du 24 au 29 avril, Kamenev et Lénine présentent deux rapports opposés. La première motion de Lénine pose que la guerre de la Russie reste impérialiste (tous pour, moins 7 abstentions). La deuxième motion donne comme perspective le pouvoir des soviets (adoptée, 3 voix contre et 8 abstentions). La troisième explique que l’union avec les partis qui soutiennent la guerre (PSR, POSDR menchevik) est impossible (adoptée à l’unanimité moins 10 abstentions). La quatrième affirme que la révolution russe « n’est qu’une première étape de la première des révolutions prolétariennes » (adoptée par 71 voix pour, 39 contre et 8 abstentions). La quatrième résolution de Lénine pour la rupture avec l’organisation pacifiste et centriste de Zimmerwald est rejetée (1 seule voix pour, la sienne).

Tout au long de l’année 1917, le Parti bolchevique n’offrit à aucun moment l’image d’un parti monolithique… À tous les degrés de la hiérarchie dans les organisations locales comme au biveau du centre dirigeant, les tendances s’affrontaient en des débats décisifs. (Marcel Liebman, Le Léninisme sous Lénine, 1973, Seuil, t. 1, p. 204-205)

Le Parti bolchevik a pour mot d’ordre « le pouvoir aux soviets » alors que le Parti menchevik et le Parti socialiste révolutionnaire y sont encore majoritaires. Il rallie le courant intermédiaire entre mencheviks et bolcheviks (la fraction dite « interrayons » de Trotsky, Lounatcharski, Ouritski, Riazanov…). Lénine envisage alors un développement pacifique de la révolution. Mais, en mai, les partis socialistes conciliateurs entrent au gouvernement. Le gouvernement provisoire rejette les revendications des Finlandais et des Ukrainiens. Il tente de poursuivre la guerre impérialiste aux cotés de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, de freiner le mouvement des paysans pauvres. En juillet, il réprime une insurrection populaire, quand la bourgeoisie envisage une dictature militaire.

La préparation de l’insurrection d’octobre

11 aout 1917, clandestin en Finlande

En juillet 1917, les ouvriers de Petrograd se soulèvent, malgré les conseils de Lénine et de Trotsky qui estiment qu’il est trop tôt, le Parti bolchevik n’ayant pas gagné la majorité dans les autres soviets. Le gouvernement front populiste saisit l’occasion de réprimer le parti ouvrier révolutionnaire. Lénine se cache en Finlande en emportant deux livres, La Guerre civile en France de Marx et De la guerre de Clausewitz.

Après le putsch manqué du général Kornilov fin aout, il existe à la fois une avant-garde influente, un peuple révolutionnaire prêt au combat et un pouvoir fragilisé. Pour Lénine, caché en Finlande, c’est le moment opportun pour l’insurrection, d’autant que les bolcheviks sont désormais majoritaires dans les soviets des ouvriers et des soldats. Dans le moment où l’effervescence des masses des villes et des campagnes se reconnait dans le POSDR bolchevik et le Parti socialistes révolutionnaire de gauche, il ne faut pas tarder. Lénine et Trotsky sont d’abord minoritaires dans le parti mais finissent par l’emporter. Préparée par Trotsky, elle a finalement lieu le 25 octobre à Petrograd.

Quand l’insurrection menée en octobre 1917par le POSDR bolchevik, le PSR de gauche (contre le PSR de droite qui siège au gouvernement de collaboration de classes) et certains anarchistes (tandis que d’autres s’acoquinent au banditisme) remet le pouvoir aux soviets, la bourgeoisie reste la classe la plus puissante au niveau mondial. Tant que la révolution n’a pas vaincu à l’échelle internationale, le prolétariat doit conserver son État pour réprimer les exploiteurs qui ne perdent pas espoir.

Si les exploiteurs ne sont battus que dans un seul pays, et c’est là bien entendu le cas typique, la révolution simultanée dans plusieurs pays étant une rare exception, ils restent toutefois plus forts que les exploités, puisque les relations internationales des exploiteurs sont immenses. (« La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky », 10 novembre 1918, Œuvres t. 26, p. 251)

La lutte de classes ne cesse pas avec la révolution, et le rôle de l’État, dans la dictature du prolétariat, est d’empêcher la bourgeoisie de reconquérir le pouvoir, elle est la forme de démocratie la plus avancée dans une société de classes. L’objectif est bien le dépérissement de l’État mais il est nécessaire pour le prolétariat de s’organiser temporairement en classe dominante dans le pays.

L’impossibilité du socialisme dans un seul pays

En octobre 1917, l’insurrection en Russie ouvre la révolution socialiste ou communiste mondiale. La révolution est socialiste ou communiste (Lénine emploie alternativement les deux termes) au sens qu’elle est menée par la classe ouvrière et qu’elle ouvre la transition du mode de production capitaliste au mode de production socialiste-communiste.

Sur le plan historique et mondial, le pouvoir des soviets est le deuxième pas du développement de la dictature du prolétariat. La Commune de Paris en avait été le premier pas… Aujourd’hui, alors que l’histoire mondiale inscrit à l’ordre du jour le passage du capitalisme au socialisme, se contenter du parlementarisme bourgeois, de la démocratie bourgeoise… c’est trahir honteusement le prolétariat. (« Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique », 21 janvier 1919, Œuvres t. 28, p. 453)

Jamais Lénine n’envisage d’aboutir au socialisme-communisme dans le cadre d’un pays économiquement et culturellement arriéré.

Il est douteux que même la génération suivante, qui sera plus développée, puisse réaliser entièrement le passage au socialisme. (« Rapport sur les tâches immédiates du pouvoir des soviets », 29 avril 1918, Œuvres t. 27, p. 312)

L’expression de « République socialiste » traduit la volonté du pouvoir des soviets d’assurer la transition au socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique est socialiste. (« Sur l’infantilisme de gauche », 5 mai 1918, Œuvres t. 27, p. 346)

Avec la révolution d’Octobre, dans un premier temps, la démocratie soviétique s’épanouit, les masses participent à la vie économique et politique, les soviets locaux sont investis de nouveaux pouvoirs, dotés d’une grande autonomie. Les initiatives des masses sont encouragées par le gouvernement du Parti bolchevik et du Parti socialiste révolutionnaire de gauche. Une constitution, à l’été 1918, formalise la République socialiste fédérative des soviets de Russie.

L’Histoire, 2019

Face au sabotage des patrons, le conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine exproprie tous les capitalistes.

À la tête d’un État ouvrier isolé et déformé

La démocratie soviétique commence à décliner à cause des interventions militaires étrangères (allemande, française, japonaise, britannique…), de la guerre civile menée par les restes de l’armée tsariste qui vident les usines et voient partir les travailleurs les plus conscients sur le front.

Comment avons-nous agi dans les moments les plus périlleux de la guerre civile ? Nous avons concentré les meilleurs forces de notre pari dans l’Armée rouge ; nous avons mobilisé l’élite de nos ouvriers ; nous nous sommes adressés là où plongent les racines les plus profondes de notre dictature. (« Comment réorganiser l’Inspection ouvrière et paysanne ? », 23 janvier 1923, Œuvres t. 33, p. 495)

La terreur rouge de la Tcheka et de l’Armée rouge dirigée par Trotsky répond à la terreur blanche des armées contrerévolutionnaires et antisémites. On est loin des promesses de L’État et la révolution.

D’autant que le Parti communiste de Russie (nouveau nom du POSDR bolchevik) se retrouve seul au pouvoir, sans l’avoir voulu. Dès octobre 1917, le PSR et le Parti menchevik refusent de reconnaitre le pouvoir des soviets. Début 1918, le régime révolutionnaire cède une partie du territoire à l’empire allemand (traité de Brest-Litovsk) malgré l’opposition des deux fractions populistes (PSR, PSRG) et d’une partie du POSDR bolchevik, les « communistes de gauche » (Boukharine, Radek, Ouritski, Boubnov, Piatakov, Smirnov, Ossinski…) qui publient Kommunist.

Force est, du point de vue de la défense de la patrie, de signer la plus dure, la plus oppressive, la plus barbare et la plus honteuse des paix non pas pour capituler devant l’impérialisme, mais pour apprendre à le combattre et s’y préparer d’une façon sérieuse et efficace. (« Une leçon dure mais nécessaire », 25 février 1918, Œuvres t. 27, p. 59)

Le PSRG, qui était au gouvernement, tente un coup d’État en s’appuyant sur la Tcheka. Une fraction passe à la clandestinité. En 1918, avec le PSR de droite, elle commence des attentats contre le pouvoir soviétique. Les SR ratent de peu Trotsky, blessent grièvement Lénine, assassinent Volodarski et Ouristki. En septembre 1919, des anarchistes posent des bombes dans un lieu de réunion : 12 morts, 55 blessés dont Boukharine.

Le territoire est disputé non seulement par des armées blanches ou nationalistes bourgeoises (Finlande, Pologne, Ukraine, Géorgie…) appuyées par les puissances impérialistes mais par des « armées vertes » qui sévissent dans la province de Tambov, en Ukraine, en Sibérie, en Biélorussie. Les armées vertes dirigées par des anarchistes (Makhno) ou des populistes (Antonov) rassemblent surtout des déserteurs. Elles oscillent entre le banditisme et la défense des paysans contre la restauration du féodalisme d’un côté, contre la conscription et les réquisitions de l’autre (voir Jean-Jacques Marie, Histoire de la guerre civile russe, 2005, Tallandier).

Le conseil des commissaires du peuple recourt au « communisme de guerre » : il instaure l’autorité du directeur dans l’entreprise, il réquisitionne les paysans (chevaux, céréales…). Les théoriciens du Parti communiste russe (PCR, le nom du POSDR bolchevik à partir de mars 1918) Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine… érigent à tort en stratégie les mesures tactiques que le parti doit prendre dans ces circonstances (parti unique, suppression de la liberté de la presse, répression des autres courants du mouvement ouvrier, suspension des tendances dans le PCR, etc.) malgré l’avertissement de la fondatrice du KPD allemand.

Ce serait une folie de croire qu’au premier essai de dictature du prolétariat, dans les conditions les plus difficiles qu’on puisse imaginer, au milieu du désordre et du chaos d’une conflagration mondiale, sous la menace constante d’une intervention militaire de la part de la puissance la plus réactionnaire d’Europe, et en face de la carence complète du prolétariat international, tout ce qui a été fait ou n’a pas été fait en Russie ait été le comble de la perfection. Tout au contraire, la compréhension la plus élémentaire de la politique socialiste et de ses conditions historiques nécessaires obligent à admettre que, dans des conditions aussi défavorables, le dévouement le plus gigantesque et l’énergie révolutionnaire la plus ferme ne peuvent réaliser ni la démocratie ni le socialisme, mais seulement de faibles rudiments de l’une et de l’autre. (Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918, Le Temps des cerises, p. 38-39)

En 1918-1919, le prolétariat russe reste isolé, il est décimé par la guerre civile, le déclin de l’industrie, la famine, l’épuisement qui affaiblissent la base sociale du pouvoir.

Lénine défend l’imitation du taylorisme américain, comme si la méthode de gestion capitaliste la plus avancée de l’époque convenait à un État ouvrier arriéré. En 1919, les soviets sont dirigés par des couches avancées, pas par la masse des travailleurs. Peu à peu, ils sont dessaisis du pouvoir réel. L’espoir de s’appuyer sur le pouvoir des conseils ouvriers en Allemagne était tout-à-fait crédible. En effet, la première révolution prolétarienne sert de détonateur à des révolutions dans d’autres pays européens, mais elle est écrasée en Finlande, en Hongrie et en Allemagne, si bien que l’impérialisme est stabilisé en Europe (voir La République des conseils de Hongrie, 2019, GMI ; Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1971, Minuit). Dès lors, l’espoir d’une extension de la révolution repose pour tout un temps sur la révolution à l’est et dans le monde colonial.

Début 1920, Lénine préserve l’autonomie des syndicats, que Trotsky veut soumettre plus étroitement à l’État. Le débat au sein du PCR éloigne les deux dirigeants d’Octobre.

5 mai 1920, Moscou, Lénine puis Trotsky (qui attend son tour sur les marches de la tribune) haranguent les soldats de l’Armée rouge qui partent affronter l’armée bourgeoise polonaise (la photo sera falsifiée sous Staline pour gommer Trotsky)

En avril 1920, l’Armée rouge commandée par Trotsky fait face à l’invasion de l’Ukraine par l’armée polonaise armée par l’impérialisme français (le capitaine Charles de Gaulle prend part à cette guerre). En aout, Lénine obtient une majorité à la direction du PCR pour une contre-offensive de l’Armée rouge sur le territoire de la Pologne, malgré l’avis contraire de Radek (né en Pologne) et de Trotsky (né en Ukraine). Or, cette invasion blesse le sentiment national (la Pologne était jusqu’en 1917 partagée entre l’Allemagne, l’Autriche et la Russie). Cela consolide la bourgeoisie polonaise, L’erreur aboutit, pour le pouvoir des soviets, à une défaite militaire en septembre.

L’Histoire, novembre 2018

La pénurie reste la règle en Russie, jusqu’à une véritable famine en 1921. La guerre civile s’achève mais elle a rejeté le pays en arrière. La situation sociale se tend, avec la faim et le froid. Les campagnes sont mécontentes, à cause des réquisitions forcées et de l’absence d’engrais et d’équipements que devraient fournir les villes. Dans celles-ci, des grèves ouvrières se multiplient où les anarchistes, les mencheviks et les populistes reprennent pied.

En mars 1921, Lénine finit par se rendre aux arguments de Larine et fait abandonner le « communisme de guerre » pour une nouvelle politique économique (NEP) : les réquisitions dans les campagnes sont remplacées par un impôt en nature, le rouble est réintroduit, certaines formes d’économie capitaliste sont autorisées : liberté de vendre une partie de la production agricole, liberté de commerce, sociétés d’économie mixte…

Le capitalisme d’État, tel que nous l’avons établi chez nous est un capitalisme d’État particulier. Notre État prolétarien détient non seulement la terre, mais aussi tous les éléments les plus importants de l’industrie. (« Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », 13 novembre 1922, Œuvres t. 33, p. 339-440)

L’âme de l’Internationale communiste

Avec la victoire de la révolution russe, Lénine, autrefois peu connu en dehors des dirigeants socialistes européens, devient mondialement célèbre, aussi haï par la bourgeoisie des pays impérialistes qu’inspirant la révolte des masses opprimées bien au-delà de l’Europe. L’autorité du Parti bolchevik au sein du mouvement révolutionnaire mondial grandit. Cela permet de lancer en 1919 une nouvelle internationale, l’Internationale communiste (IC ou 3e Internationale), sur la base de l’internationalisme, de la stratégie de destruction de l’État bourgeois, du pouvoir exercé par les soviets, de la séparation irréversible avec ceux qui ont trahi. Vu que Lénine est à la tête de l’État ouvrier, que Trotsky mène l’Armée rouge en 1918, l’IC est confiée à Zinoviev en 1919 (heureusement épaulé par Radek) et le parti à Staline en 1922.

Du vivant de Lénine, la 3e Internationale n’est pas seulement « une école de tactiques » au pluriel (Tony Cliff, 1987) mais avant tout « une école de stratégie révolutionnaire » au singulier (Trotsky, 1921). Lénine participe activement aux trois premiers congrès de (1919, 1920, 1921) et, quoique malade, apparait au quatrième (1922).

Le 1er congrès de l’IC, peu représentatif, pose en mars 1919 les principes (dont les « Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat » rédigées par Lénine). En effet, seuls des cadres marxistes éprouvés, issus de l’Internationale ouvrière, peuvent fonder une nouvelle internationale et la doter d’un programme solide. Si elle attire aussi des féministes radicales, des syndicalistes-révolutionnaires, des combattants antiimpérialistes des peuples opprimés. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas pour Lénine d’additionner « les luttes » et encore moins de synthétiser le communisme avec l’anarchisme, le féminisme bourgeois ou le nationalisme petit-bourgeois.

La fondation de la 3e Internationale, l’Internationale communiste, a été la consécration des conquêtes des masses prolétariennes… La théorie marxiste nous a aidé à comprendre les lois qui président à la marche des évènements. Elle aidera les prolétaires du monde entier qui luttent pour jeter bas l’esclavage du salariat capitaliste, à prendre conscience plus nettement des objectifs de leur lutte, à avancer d’un pas plus ferme sur le chemin déjà tracé. (« Conquis et consacré », 5 mars 1919, Œuvres t. 28, p. 502, 504)

2e congrès de l’IC, aout 1920, Moscou. De gauche à droite : Karakhan, Radek avec une cigarette à la bouche, Boukharine souriant, Gorki en costume, Lénine, Zorine, Zinoviev avec une cravate claire, Roy avec une cravate sombre, Oulianova, Bombacci avec une barbe et une chevelure fournies…

Le 2e congrès, en aout 1920, représentatif et ouvert, s’efforce d’ôter les illusions syndicalistes ou les préjugés anarchisants et, surtout, de délimiter les jeunes partis communistes de l’opportunisme. Avec le succès de la révolution russe et la stabilisation de l’État ouvrier en Russie, certains chefs réformistes (du PSI d’Italie, du PS de France, de l’USPD d’Allemagne, etc.) sont prêts à toutes les proclamations radicales pour conserver leur électorat et leurs postes. Plusieurs résolutions s’y efforcent : les statuts, les 21 conditions d’adhésion, les taches principales de l’IC, le rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne, le parti communiste et le parlementarisme, les thèses sur la question coloniale. Lénine rédige la moitié des projets et intervient dans presque tous les débats.

6 ) Tout parti désireux d’appartenir à la 3e Internationale est tenu de démasquer non seulement le social-patriotisme avoué, mais également l’hypocrisie et la fausseté du social-pacifisme… Aucune cour internationale d’arbitrage, aucune réorganisation démocratique de la Société des nations [l’ONU de l’époque] ne sauraient sauver l’humanité de nouvelles guerres impérialistes… 8) …Tout parti désireux d’appartenir à la 3e Internationale est tenu de démasquer impitoyablement les entreprises de ses impérialistes dans les colonies, de soutenir en pratique tout mouvement de libération… de cultiver dans les cœurs des ouvriers de son pays une attitude vraiment fraternelle à l’égard de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées. (« Les conditions d’adhésion à l’IC », juillet 1920, Œuvres t. 31, p. 213)

Contre l’IC, les chefs réformistes ont déchiré en 1914 les rangs du prolétariat européen et mondial, l’ont fait s’entretuer pour leur bourgeoisie et ont fait assassiner Rosa Luxemburg en 1919. Tenant compte de l’état d’esprit des masses ouvrières d’Europe, ces tartufes adoptent un vocabulaire radical, se présentent abusivement comme « marxistes » et comme « révolutionnaires ».

La doctrine du parti est une doctrine révolutionnaire… Je ne connais pas deux systèmes de socialisme dont l’un serait révolutionnaire et l’autre ne le serait pas. Le socialisme est un mouvement qui mène à la transformation totale du régime de propriété. La révolution est, par définition, cette transformation même… La révolution a pour condition la conquête du pouvoir politique. (Léon Blum, « Discours au congrès de Tours », 27 décembre 1920, Compte-rendu du 18e congrès du PS-SFIO, 1921, p. 246-247)

À l’époque, les chefs réformistes accusent Lénine d’être un diviseur et de sombrer dans l’anarchisme.

Comme le disaient Marx et Engels, le socialisme n’est pas un parti en face d’autres partis. Il est la classe ouvrière toute entière… Dans la pensée de Lénine, la conquête des pouvoirs publics n’est pas, comme nous l’avons toujours dit, la condition de la transformation sociale… Lorsque vous vous fixez à vous-même comme but la prise du pouvoir, sans être sûr que cette prise du pouvoir puisse aboutir à la transformation sociale, le seul but positif de votre renfort, c’est la destruction de ce qui est, et que l’on appelle l’appareil gouvernemental bourgeois. Erreur anarchiste dans son origine. (Léon Blum, « Discours au congrès de Tours », 27 décembre 1920, Compte-rendu du 18e congrès du PS-SFIO, PS-SFIO, 1921, p. 248, 259)

En guise d’unité, quand le PS-SFIO décide majoritairement au 8e congrès, à Tours, d’adhérer à l’Internationale communiste, Blum et Faure le scissionnent et usurpent son nom. Tout en le niant, la prétendue révolution de Blum passe par les urnes, comme ses héritiers Mollet, Mitterrand ou Mélenchon le proclament plus tard.

Depuis plus d’un siècle, la pratique du PS (de Blum lui-même suivi par Auriol, Moch, Mitterrand, Jospin, Hollande…) a confirmé que Lénine avait raison. La fait que, depuis 1935, le PCF l’ait rejoint dans la collaboration de classe et la gestion loyale du capitalisme n’y change rien.

Contre le gauchisme

Inévitablement, à leur naissance, de nombreux groupes et partis communistes (Allemagne, Autriche, Belgique, États-Unis, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Pays-Bas…), révoltés par la trahison des principaux syndicats et partis ouvriers, tombent dans le gauchisme :

  • refus de toute unité d’action face à la réaction et au fascisme,
  • rejet de principe des élections et de la participation aux parlements,
  • réticence à militer dans les syndicats de masse qui sont aux mains de bureaucraties corrompues,
  • abandon des revendications démocratiques et en particulier des droits des peuples opprimés,
  • hostilité au parti ouvrier révolutionnaire (à qui ils opposent, suivant le cas, le syndicat ou les soviets),
  • négation du caractère prolétarien de la révolution russe (elle serait restée bourgeoise).

En Italie, la « fraction communiste abstentionniste » d’Italie (Bordiga, Damen…) ne dévie alors du communisme que sous les deux premiers angles. Par contre, les « conseillistes » d’Allemagne (Gorter, Rühle, Schwab, Pannekoek, Pfemfert, Laufenberg…), qui poussent en 1919 le KPD à un insurrection prématurée et le scissionnent en 1920 (AAUD, KAPD), cochent toutes les cases de l’anarchisme. Avant le 2e congrès de l’Internationale communiste, Lénine mène une polémique vigoureuse à leur encontre.

Cet aspect de l’activité des bolcheviks combattant l’opportunisme qui, en 1914, s’est définitivement mué en social-chauvinisme et s’est définitivement rangé aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat est assez connu. On ne peut pas en dire autant de l’autre ennemi du bolchevisme au sein du mouvement ouvrier… Le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri au cours d’une lutte de longues années contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux conditions et aux nécessités d’une lutte de classe prolétarienne conséquente… (« La maladie infantile du communisme, le gauchisme », mai 1920, Œuvres t. 31, p. 25-26)

Lénine explique aux « communistes de gauche » qu’il faut savoir militer dans les parlements bourgeois et au sein des syndicats de masse.

Dans les syndicats d’Occident, une aristocratie ouvrière corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide, philistine, d’esprit impérialiste, soudoyée et corrompue par l’impérialisme, y est apparue bien plus puissante que chez nous. Cela est indiscutable. La lutte contre les Gompers en Amérique, Jouhaux, Henderson, Merrheim, Legien et compagnie en Europe occidentale, est beaucoup plus difficile… Cette lutte doit être impitoyable et il faut absolument la pousser, comme nous l’avons fait, jusqu’à déshonorer complètement et faire chasser des syndicats tous les incorrigibles chefs de l’opportunisme et du social-chauvinisme. Il est impossible de conquérir le pouvoir politique (et il ne faut pas essayer de prendre le pouvoir) aussi longtemps que cette lutte n’a pas été poussée jusqu’à un certain degré. (« La maladie infantile du communisme, le gauchisme », mai 1920, Œuvres t. 31, p. 47)

On mesure le fossé avec le centrisme des petits appareils centristes qui se réfèrent à Lénine pour exiger l’obéissance de leurs militants de base tout en ménageant les bureaucraties syndicales soudoyées et corrompues par l’impérialisme.

En outre, Lénine recommande au petit CPGB de Grande-Bretagne, isolé des masses, de demander son affiliation au Parti travailliste fondé par les syndicats et qui prétend rassembler tous les courants du mouvement ouvrier.

Le Parti travailliste est composé de travailleurs de toutes les organisations professionnelles, il groupe aujourd’hui environs 4 millions de membres et laisse assez de liberté à tous les partis politiques qui le composent… Cela signifie qu’un parti adhérant au Parti travailliste a la possibilité de critiquer sévèrement les vieux chefs… C’est une situation très originale… Dans ces conditions, ce serait commettre une erreur de ne pas s’affilier à ce parti… Que les sociaux traitres vous excluent. Cela produira un excellent effet sur les masses ouvrières anglaises. (« Discours sur l’affiliation au LP de Grande-Bretagne », 6 aout 1920, Œuvres t. 31, p. 269-270)

En revanche, tout en convenant que les jeunes partis communistes d’Asie doivent s’allier avec les fractions de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie qui mènent effectivement une lutte nationale révolutionnaire contre le colonialisme et la domination étrangère, le 2e congrès leur prescrit de rester indépendants, de rester séparés.

L’Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux, et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien. (« Thèses sur les questions nationale et coloniale », Quatre premiers congrès de l’IC, Librairie du travail, 1934, p. 58)

Zinoviev, Boukharine et Staline s’empresseront d’oublier cette consigne en Chine, en faisant adhérer le Parti communiste au Guomindang, malgré les réticences de sa direction (voir Harold Isaacs, La Tragédie de la révolution chinoise, 1938, Gallimard ; La Chine impérialiste, 2021, GMI).

Après le 2e congrès, à l’automne 1920, Lénine souligne la nécessité d’un mouvement international des femmes communistes.

Il faut absolument que nous créions un fort mouvement international des femmes, sur une base théorique claire, commença Lénine. Sans théorie marxiste, pas de bonne pratique, c’est clair. Nous autres communistes, nous avons également besoin de la plus grande netteté de principes dans cette question. Il faut nous distinguer nettement de tous les autres partis. (Clara Zetkin, « Mes souvenirs sur Lénine », janvier 1924, dans Lénine, Sur l’émancipation de la femme, 1976, Progrès, p. 101)

Au 3e congrès, en juin-juillet 1921, constatant la stabilisation du capitalisme mondial et le rétablissement du réformisme, Lénine, Trotsky, Radek et Zetkin mènent une lutte résolue contre les partisans de « l’offensive révolutionnaire » malgré les hésitations et les complaisances de Zinoviev.

Si le congrès ne mène pas une attaque énergique contre ces erreurs, contre ces sottises gauchistes, tout le mouvement est condamné. Telle est ma conviction profonde… Qui ne comprend pas qu’en Europe, où presque tous les prolétaires sont organisés, nous devons conquérir la majorité de la classe ouvrière, celui-là est perdu pour le mouvement communiste, n’apprendra jamais rien. (« Discours en faveur de la tactique de l’Internationale communiste », 1er juillet 1921, Œuvres t. 32, p. 498-26)

Lénine préconise l’enracinement dans les masses et l’utilisation de revendications transitoires.

Après le 3e congrès, l’IC systématise le front unique ouvrier pratiqué déjà par le KPD. Lénine approuve le projet de thèses sur le front unique (« Lettre à Zinoviev », 6 décembre 1921, Œuvres t. 42, p. 387-388). Diminué par la maladie, il ne joue aucun rôle lors du 4e congrès qui se tient en novembre 1922. Personne n’ose encore dévier l’IC de son but, la révolution mondiale.

Le 4e congrès rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à l’intérieur d’un seul pays, mais dans le cadre international, en tant que révolution prolétarienne mondiale. (« Résolution sur la révolution russe », Quatre premiers congrès de l’IC, Librairie du travail, 1934, p. 166)

« La bureaucratie nous étouffe », le dernier combat de Lénine

En réalité, nous avons un État ouvrier avec cette particularité que c’est la population paysanne qui prédomine et que c’est un État ouvrier avec une déformation bureaucratique. (« La crise du parti », 19 janvier 1921, Œuvres t. 33, p. 41)

Lénine est alors convaincu, tout en prenant dans l’immédiat des mesures de prolétarisation de l’administration étatique (avec la création de commissions de contrôle du type de l’Inspection ouvrière et paysanne), du besoin d’élever le niveau d’instruction pour régler ce problème,

Des écoles soviétiques, des facultés ouvrières ont été fondées. (« Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », 13 novembre 1922, Œuvres t. 33, p. 440)

Non seulement l’appareil d’État est composé de bon nombre de cadres de l’ancien régime, d’éléments de l’ancienne bourgeoisie et de nombreuses ralliés des autres partis « socialistes », mais une fraction du parti mue peu à peu.

Les idées de la première période de la révolution perdaient insensiblement de leur influence sur les esprits de la sphère du parti qui possédaient le pouvoir immédiat pour gouverner le pays. Dans le pays même, des processus avaient lieu que l’on peut englober sous le terme général de réaction. Ces processus atteignirent plus ou moins la classe ouvrière, et notamment, les éléments ouvriers du parti. La sphère qui composait l’appareil du pouvoir eut alors des desseins nouveaux, distincts, auxquels elle s’efforça de subordonner la révolution. Entre les dirigeants qui traçaient la ligne historique de la classe et qui savaient voir par-dessus l’appareil, et cet appareil lui-même (énorme, lourd à manier, de composition hétérogène, qui absorbe facilement le communiste moyen), une disjonction commença à s’esquisser. D’abord elle fut de caractère plus psychologique que politique… Les perspectives internationales s’estompaient. Le travail quotidien absorbait totalement les hommes. De nouvelles méthodes, qui devaient servir à atteindre les buts fixés naguère, créaient de nouveaux desseins et, avant tout, une nouvelle psychologie. Pour nombre et nombre de gens, une situation temporaire apparut comme une station terminus. Un type nouveau se forma. (Lev Trotsky, Ma vie, 1929, p. 586-587)

En outre, la NEP engendre une bourgeoisie commerçante (nepmen) et une petite-bourgeoisie exploiteuse agraire (koulaks).

Le père de Lénine était mort d’un accident cérébral à 53 ans ; trois de ses frères et sœurs succombent à des maladies cardiovasculaires. L’athérosclérose avec calcification n’était pas diagnosticable (et encore moins soignable) à l’époque. En mai 1922, à 51 ans, Lénine subit un premier accident vasculaire cérébral.

La maladie de Lénine, et l’expectative où l’on se tenait pour le cas où il reviendrait à la direction, créèrent une situation provisoire indéterminée qui dura près de deux ans. (Lev Trotsky, Ma vie, 1929, p. 590)

Il semble se remettre au bout de quelques mois mais, en décembre 1922, une hémiplégie paralyse son côté droit. En décembre 1922 et en janvier 1923, il dicte une lettre (« Lettre au congrès du PCR », t. 36, p. 606-608) ; le 30 décembre, une note en défense des nations opprimées de l’URSS (t. 36, p. 618-624). Il propose un bloc à Trotsky pour lancer une offensive sur cette question contre Staline. Le complément du 4 janvier au testament conseille de démettre Staline de ses fonctions.

Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité – c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraitre une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotsky que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive. (« Lettre au congrès », 4 janvier 1923, Œuvres t. 36, p. 608)

Le dernier article de Lénine, dicté le 2 mars 1923 (« Mieux vaut moins mais mieux », t. 33, p. 501-517) constitue une attaque en règle contre l’Inspection ouvrière et paysanne (aux mains de Staline). Il parait le 4 mars 1923 après que le bureau politique (Zinoviev et Staline, alors alliés) a retardé sa publication et même envisagé de le censurer (et de lui communiquer un faux numéro de la Pravda).

Été 1923, Nijni Novgorod

La lettre au congrès est tenue secrète par le bloc au sein du bureau politique entre Staline, Zinoviev et Boukharine. En1956, sa publication (dont le « testament » et la note sur les nationalités, ainsi que celle des cahiers des secrétaires de Lénine qui étaient remis à Staline) confirmera ce que Trotsky en dit dans les années 1920-1930 (voir Moshe Lewin, Le Dernier combat de Lénine, 1967, Syllepse ; Lénine contre Staline, 1971, LC).

Le 6 mars, il rompt ses relations personnelles avec Staline. Le 9 mars 1923, une troisième attaque prive définitivement Lénine de la parole. Il meurt le 21 janvier 1924, à 53 ans. Les mêmes qui censurent Lénine embaument sa dépouille au mépris de toute sa vie et en dépit de la résistance de sa compagne.

Ne construisez pas de palais ou de monuments à son nom. A toutes ces choses, il accorda peu d’importance au cours de sa vie. Ça lui était même pénible… Si vous voulez honorer la mémoire de Vladimir Ilitch, construisez des crèches, des jardins d’enfants, des maisons, des écoles, des hôpitaux, et mieux encore vivez en accord avec ses préceptes. (Nadejda Kroupskaïa, « Appel aux ouvriers et aux paysans », 30 janvier 1924, citée par Pierre Broué, Le Monde diplomatique, mars 1970)

Après la relégation de Lénine, une lutte pour la succession s’engage. Pour les idéologues bourgeois, il ne s’agit que d’égos qui ont tous partagé l’abomination de Lénine. Rétrospectivement, quelques soient les hésitations et la conscience des protagonistes le conflit renvoie à l’expression politique de forces sociales internationales et locales (voir Pierre Broué, Le Parti bolchévique, 1963, Minuit ; Jean-Luc Dallemagne, Construction du socialisme et révolution, 1975, Maspero).

  • Les couches pro capitalistes ont leur réfraction dans l’aile droite du PCR (incarnée par Rykov, Tomsky, Boukharine).
  • La bureaucratie étatique a pour expression le centre du PCR (Staline).
  • Une aile gauche s’efforce d’incarner la classe ouvrière, elle est représentée successivement en 1923-1924 par l’Opposition de gauche (Trotsky, Radek, Preobrajensky…), en 1925-1926 par l’Opposition de Leningrad (Zinoviev, Kroupskaïa, Kamenev…), en 1926-1927 par l’Opposition unifiée (des deux précédentes).

En 1929, paniquée par les tendances procapitalistes, le centre rompt avec la droite, abolit la NEP, collectivise de force l’agriculture et décide d’un plan autoritaire (voir Edward Carr. La Révolution bolchevique, 1950-1953, Minuit). Des soubresauts se produisent une dernière fois au congrès du PCR de 1934 alors que les procédés d’appareil ont remplacé depuis longtemps le débat, que la calomnie et la violence physiques règnent (voir Isaac Deutscher, Staline, 1949, Gallimard ; Jean-Jacques Marie, Staline, 2001, Fayard). La bureaucratie usurpe le pouvoir, renoue avec le chauvinisme russe, proclame l’idéologie grotesque du socialisme dans un seul pays, et instaure un totalitarisme combiné au culte abject du chef (voir Lev Trotsky, La Révolution trahie, 1936, Minuit). Il célèbre la famille patriarcale et proscrit l’avortement (voir Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, 2017, Seuil). Staline autorise officiellement la torture en 1936 et extermine quasiment tous les compagnons de Lénine (voir Pierre Broué, Les Procès de Moscou, 1964, Julliard). L’URSS a subi une contrerévolution politique qui met en danger l’État ouvrier.

La dégénérescence de l’État ouvrier entraine la fin de l’Internationale communiste comme organisation révolutionnaire. Avant même la mort de Lénine, l’IC est bureaucratisée par Zinoviev, ses congrès seront convoqués de moins en moins souvent. Dans la deuxième moitié des années 1920, elle est soumise par Zinoviev, Staline et Boukharine à la recherche d’alliés douteux : bureaucraties syndicales de pays impérialistes, mouvements nationalistes bourgeois des pays dominés ou populistes petits-bourgeois des pays impérialistes présentés comme des « partis ouvriers et paysans », dont le GMD qui écrase la révolution chinoise en 1927 (voir Lev Trotsky, L’Internationale communiste après Lénine, 1928, PUF ; Harold Isaacs, La Tragédie de la révolution chinoise, 1938, Gallimard). Au début des années 1930, sous le règne de Staline, l’IC s’affaiblit en s’opposant au front unique ouvrier et en divisant les rangs ouvriers de manière forcenée, ce qui facilité la victoire du fascisme en Allemagne en 1933. Puis l’IC adopte en 1935 la ligne des « fronts populaires », c’est-à-dire de la subordination menchevik à la bourgeoisie « démocratique » ou « antifasciste » (voir Fernando Claudin, La Crise du mouvement communiste, 1970, Maspero ; Pierre Frank, Histoire de l’Internationale communiste, 1979, La Brèche ; Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, 1997, Fayard).

Vive Lénine ! Vive le bolchevisme !

L’héritage communiste, internationaliste et révolutionnaire de Lénine est rejeté par les partis sociaux-impérialistes contemporains. Il est aussi édulcoré par les centristes « léninistes » en paroles mais larbins en pratique des bureaucraties syndicales.

Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. (« L’État et la révolution », septembre 1917, Œuvres t. 25, Progrès, p. 417)

Le Collectif révolution permanente et, en France, le Groupe marxiste internationaliste et Avenir socialiste ! le revendiquent pleinement et fièrement.

21 janvier 2025

Bibliographie

  • Lénine, Œuvres, 1893-1923, Progrès
  • Lénine, Que faire ?, 1902, Seuil
  • Zinoviev, Histoire du Parti communiste russe, 1923, PC-SFIC
  • Lukacs, Lénine, 1924, GMI
  • Carr. La Révolution bolchevique 1917-1923, 1950-1953, Minuit
  • Slaughter, Lénine sur la dialectique, 1963, GMI
  • Lewin, Le Dernier combat de Lénine, 1967, Page 2-Syllepse
  • Frank, Lénine contre Staline, 1971, LC
  • Liebman, Le Léninisme sous Lénine, 1973, Samsa
  • Worontzoff, La Conception de la presse chez Lénine, 1975, LCR
  • Denis, Lénine et l’émancipation des femmes, 1976, GMI
  • Marie, Histoire de la guerre civile russe, 2005, Tallandier
  • Marie, Lénine, 2018, Tallandier