Portugal : les élections législatives du 10 mars

Voici 50 ans, en 1974, le Portugal a connu une révolution menée par les soldats, les ouvriers, les employés, les étudiants, les paysans travailleurs que l’état-major de l’armée, l’Union européenne, le Partido Comunista Português (Parti communiste portugais, PCP) et le Partido Socialista (Parti socialiste, PS) ont réussi à étouffer au prix de concessions sociales et politiques. Par conséquent, la bourgeoisie a repris les rênes en 1976. Le Portugal a intégré l’UE capitaliste au lieu de commencer la révolution socialiste européenne.

Sa bourgeoisie bénéficie de faibles couts salariaux, d’une rente touristique mais elle est pénalisée par la petite taille de l’État (10 millions d’habitants), sa situation géographique à la périphérie de l’Union européenne, des infrastructures qui restent insuffisantes (même si elle mise sur les énergies renouvelables) et une base industrielle limitée. La croissance ralentit à 1,4 % sur un an. L’inflation est retombée à 2,3 % sur un an. Le taux de chômage est actuellement de 6,1 % de la population active. Le taux de surpeuplement des logements est passé de 9,4 % en 2022 à 12,9 % en 2023.

Un des résultats de la révolution de 1974-1975 est la conquête des libertés démocratiques, même si la constitution de 1976 est plus présidentielle que parlementaire. Il n’y a qu’une chambre, l’Assemblée de la république.

Des élections anticipées

Des élections pour désigner les 230 députés se sont tenues le 10 mars. Elles ont mis fin à 8 ans de gouvernement du PS. Elles étaient prévues en mars 2026, mais le président de la république Rebelo de Sousa, membre du Partido Social Democrata (PSD qui, malgré son nom, est un parti étranger au mouvement ouvrier) les a convoquées de manière anticipée grâce aux affaires qui ont éclaboussé le gouvernement dépourvu de majorité absolue à l’Assemblée et conduit à la démission du premier ministre Antonio Costa.

Le scandale le plus marquant concerne la compagnie aérienne publique TAP, impliquant une dizaine de ministres et secrétaires d’État, tous membres du PS. Costa a présenté sa démission au président après l’annonce de l’inculpation de son chef de cabinet et de l’un de ses ministres, ainsi que d’une perquisition dans sa résidence officielle. L’enquête porte sur l’attribution de concessions pour la prospection de lithium dans le nord du pays, un mégaprojet de production d’énergie à partir d’hydrogène et un projet de construction d’un centre de données de la société Start Campus. Les ministères de l’environnement et des infrastructures ont aussi fait l’objet de perquisitions. Outre le chef de cabinet Vitor Escaria, le ministre des infrastructures Joao Galamba a été inculpé, de même que le président de l’Agence portugaise de l’environnement. Les inculpés sont non seulement soupçonnés d’avoir aidé à débloquer des projets, mais aussi d’avoir touché des pots de vin. Le dirigeant du principal parti bourgeois, Luis Montenegro (PSD) est lui aussi visé par une enquête concernant les avantages fiscaux dont il a bénéficié lors de la construction d’une luxueuse villa à Espinho.

Au-delà des affaires, la popularité du premier ministre Costa n’avait cessé de dégringoler, à cause de la déception des masses populaires. Le gouvernement PS n’a même pas aboli la loi PSD de 2015 qui restreignait l’avortement. Face à l’inflation, à la précarisation de l’emploi, à la hausse des loyers, la classe ouvrière a essayé de se défendre : les grèves ont été nombreuses et massives dans presque tous les secteurs. Comme en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Argentine…, les bureaucraties syndicales les ont fourvoyées dans des journées d’action impuissantes. Par conséquent, il y a eu des ruptures dans tous les syndicats, la CGTP (liée au PCP) comme l’UGT (liée au PS). Mais le STOP qui syndique tous les personnels enseignants a aussi participé aux grèves perlées. En 2015, le Bloc des gauches BE et la coalition PCP-PEV ont soutenu la formation du gouvernement alors que le PS était minoritaire au parlement. Le Bloco de Esquerda (Bloc de gauche, BE) et le PCP ont appuyé les journées d’action qui ont protégé le gouvernement et le capitalisme portugais.

L’inquiétant succès du parti fascisant

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Habituellement, la participation aux législatives est médiocre (58 % en 2022), mais cette année, plus de 66 % des inscrits se sont rendus aux urnes. Le principal parti réformiste PS a subi une défaite électorale, passant derrière la coalition formée autour du principal parti bourgeois, le PSD.

  • Aliança Democrática (Alliance démocratique, AD) qui regroupe le PSD, le Partido do Centro Democrático Social-Partido Popular (CDS-PP) et le Partido Popular Monárquico (Parti populaire monarchiste, PPM) a obtenu 29,52 % des voix et 80 des 230 sièges du Parlement, soit un gain de 8 sièges.
  • Le PS a obtenu 28,63 % des suffrages, 76 sièges, soit 44 de moins qu’en 2022. Il a perdu 545 722 électeurs, soit un quart de ses voix.
  • Chega (Assez, CH), un parti bourgeois fascisant, a réalisé la percée qu’avaient annoncée les sondages en obtenant 18,6 % des voix, il passe ainsi de 12 à 50 sièges.
  • Iniciativa Liberal (Initiative libérale, IL), un parti bourgeois, avec 5,08 %, conserve ses 8 sièges.
  • Le Bloco de Esquerda (Bloc de gauche, BE) qui regroupe des débris du stalino-maoïsme et des révisionnistes du trotskysme, avec 4,46 %, conserve 5 députés.
  • La Coligação Democrática Unitária (Coalition démocratique unitaire, PCP-PEV) qui comprend le PCP et un petit parti bourgeois, le Partido Ecologista Os Verdes (PEV), obtient 3,3 % des voix et perd 2 sièges, passant de 6 à 4 élus.

La coalition bourgeoisie traditionnelle et le principal parti réformiste ont multiplié les gages à la classe dominante. L’AD de Luis Montenegro a promis de baisser la fiscalité des entreprises, de réaliser la privation des services publics, notamment dans la santé et l’éducation. Le PS de Pedro Nuno Santos a fait de l’équilibre budgétaire l’axe de sa campagne. Il se vante d’ailleurs d’avoir laissé un budget en excédent de 1,3 %.

Chega a fait campagne pour « nettoyer le Portugal » de la corruption et des « élites qui s’en mettent plein les poches », le gouvernement PS lui ayant facilité les choses. Il a été fondé en 2019 par André Ventura, un ancien séminariste qui s’est fait connaitre à la télévision et dans la presse de caniveau. Il a été membre du PSD avant d’affirmer des positions encore plus réactionnaires. S’il ne prétend plus interdire l’avortement, il avait, lors d’une convention de son parti en 2020, laissé passer une motion prônant le retrait des ovaires aux femmes qui avortent. Il est pour « la dépolitisation » de l’école publique accusée de transmettre des « idées subversives ». Son slogan « Dieu, famille, patrie et travail » reprend celui de la dictature fasciste de Salazar auquel il fait fréquemment référence de façon voilée. Ventura cible systématiquement les Gitans « qui ne vivent que des aides de l’État ». Chega exècre la révolution de 1974-75. Il y a 2 ans, à l’Assemblée, ses 12 députés ont quitté la salle lorsque l’hémicycle a entonné l’hymne de 1974. Au niveau européen, il siège avec le groupe Identité et démocratie (ID) en compagnie du RN, de l’AfD et d’autres partis fascisants. Comme le RN, il accueille dans ses rangs des monarchistes et des fascistes.

Un gouvernement PSD-CDS minoritaire

Fort de ses 50 députés CH, Ventura s’est déclaré « disponible » pour former un gouvernement avec Montenegro qui, pour l’instant, s’y refuse. Sans majorité au parlement, l’Alliance démocratique devra négocier en permanence.

26 mars, à l’assemblée, Ventura (Chega) et Montenegro (PSD) se congratulent / photo José Sena Goulão


La première étape institutionnelle, le 26 mars, a été d’élire le président de l’Assemblée. Il a fallu 3 tours de scrutin, mais finalement, grâce au PS, la présidence est revenue au candidat du PSD, José Pedro Aguiar-Branco. En échange, le PS a obtenu que ce soit une présidence tournante, qui devrait lui revenir dans 2 ans.

Ensuite, le 2 avril l’AD a mis en place un gouvernement resserré de 17 membres, sans Chega, avec des personnalités peu marquées politiquement : un professeur d’économie aux finances, une présidente d’hôpital à la santé, une ancienne directrice de musée à la culture. Mais la défense est attribuée au CDS et le premier ministre est évidemment Luis Montenegro du PSD.

Le 10 avril, à l’Assemblée, le gouvernement PSD-CDS a présenté son programme. Il a fait quelques concessions aux policiers, mais aussi aux enseignants et soignants qui se heurtaient à la politique d’austérité de son prédécesseur. La principale annonce était de baisser en 2024 l’IRS (l’impôt sur le revenu de personnes physique) de 1,5 milliard d’euros. En fait, 88 % de cette mesure étaient déjà pris par le gouvernement précédent. Par contre, il est revenu sur l’annulation par Costa (PS) des avantages fiscaux qui attirent les retraités étrangers mais font monter le prix du logement.

Les utopistes qui prétendent améliorer le capitalisme

Le PS a rejeté toute unité avec le PCP et le BE contre le plan réactionnaire de Montenegro. Les chefs réformistes prétendent que le PSD est un moindre mal par rapport à CH.

Il s’agit d’exercer une opposition responsable face à l’anarchie et au chaos de Chega, argumente le député du PS Francisco Cesar. (Les Échos, 2 avril 2024)

Le soutien à peine camouflé du PS au PSD alimente au contraire la démagogie du parti fascisant.

Le vote à l’Assemblée a eu lieu le 12. Le PCP a refusé de soumettre en commun avec BE une motion de rejet du programme de gouvernement (l’équivalent de la motion de censure dans la 5e République). Il y a donc eu deux textes séparés, rejetés tous deux avec exactement les mêmes votes.




Le PCP tente de détourner vers l’Union européenne le mécontentement grandissant contre la bourgeoisie portugaise.

Pour l’affirmation du caractère décisif de la souveraineté nationale, la défense des intérêts nationaux, contre les décisions néfastes de l’UE. (CC du PCP, Communiqué, 14 avril 2024)

Comme son ennemi juré le PS, sa ligne s’oppose au renversement du capitalisme et à la dictature du prolétariat. Comme tout parti ouvrier bourgeois, les staliniens défroqués sèment l’illusion que l’État bourgeois est neutre, qu’il doit être préservé de l’influence de la classe capitaliste.

Contre la promiscuité entre pouvoir économique et pouvoir politique qui alimente la corruption. (CC du PCP, Communiqué, 14 avril 2024)

Ainsi est justifiée la subordination du prolétariat à un secteur de la bourgeoisie « progressiste » ou « de gauche », comme en 1974-1976 avec la hiérarchie militaire ou, aujourd’hui, avec la principale organisation écologiste, le PEV.

La ligne du BE est tout autant réformiste, ne se distinguant du PCP que par une sensibilité plus grande à l’oppression des minorités sexuelles.

Face à la montée de l’extrême droite et à l’annonce d’un gouvernement radicalisé à droite, la gauche a une double mission : organiser la lutte contre le nouveau gouvernement et présenter une alternative crédible. La mobilisation populaire face à l’agenda conservateur doit se faire dans la rue, en s’appuyant sur la force des mouvements LGBTQI+, féministes et antiracistes et en se lançant dans la contestation de l’idéologie dominante, sur les réseaux sociaux et dans les écoles, actuellement sous forte influence de l’extrême droite et des ultralibéraux. Les espaces de rencontre et de convergence seront essentiels pour construire une politique unitaire qui offre au pays l’espoir d’un gouvernement alternatif. (Adriano Campos, Inprecor, 10 avril 2024)

Le Bloco dissout les classes sociales. Conformément à « l’idéologie dominante » qu’il prétend combattre, il la remplace par de fausses oppositions (droite/gauche, libéralisme/antilibéralisme, etc.).

Les dénominations politiques sont à remplacer par des dénominations de classe. (Lénine, « Trois crises », 7 juillet 1917, Oeuvres t. 25, p. 184)

La révolution socialiste est remplacée par de vagues « alternative crédible » et « gouvernement alternatif ». Sans risque d’être démasquées et combattues par le BE, les bureaucraties syndicales divisent de nouveau les travailleurs et enchainent les « journées d’action » impuissantes.

Pour un gouvernement ouvrier et paysan

L’avant-garde du Portugal doit se rassembler pour construire un parti qui soit dévoué au prolétariat, un parti ouvrier révolutionnaire sur la base d’un programme de lutte de classe du type :

Rupture avec tous les partis bourgeois  !

Soutien au peuple palestinien ! !

Une seule centrale syndicale démocratique avec droit de tendance !

Front unique contre le gouvernement PSD-CDS et contre le parti fascisant CH !

Rattrapage du pouvoir d’achat perdu et échelle mobile des salaires et des pensions !

Interdiction des licenciements, baisse du temps de travail et recrutement sur la base du contrôle des travailleuses et travailleurs sur les entreprises !

Égalité salariale entre les hommes et les femmes !

Confiscation des logements actuellement aux mains des groupes capitalistes et construction de logements de qualité et bon marché !

Gratuité de la contraception et de l’avortement !

Séparation complète de l’Église catholique et de l’État !

Gratuité de l’enseignement et de la santé !

Impôt progressif sur le revenu et suppression des impôts sur la consommation des masses populaires !

Expropriation des grandes propriétés foncières de l’agriculture, des groupes immobiliers et des grandes entreprises capitalistes !

Suppression des corps de répression professionnels et armement du peuple !

Gouvernement ouvrier et paysan reposant sur des conseils de travailleurs !

Fédération socialiste ibérique, Etats-Unis socialistes d’Europe !…

17 mai 2024