Intelligence artificielle : la fuite en avant d’un capitalisme aux abois

Marx expliquait que les évènements historiques se répétaient deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce », la situation économique actuelle en ce qui concerne l’intelligence artificielle par apprentissage profond (IA) répond aux deux à la fois.

Un modèle économique qui va dans le mur

Indice NASDAQ 100

À la fin de l’année 1999, en pleine bulle internet, les 402 sociétés cotées du secteur pesaient 996 milliards de dollars en Bourse (au NASDAQ de New-York), soit environ 9,67 % du PIB américain d’alors. Fin octobre, la seule société Nvidia, conceptrice de cartes graphiques massivement utilisées dans l’IA, pesait à elle seule 5 000 milliards de dollars de valorisation boursière (la cote de l’action multipliée par le nombre d’actions), plus que le PIB allemand, 16,8 % du PIB américain (29 839 milliards de dollars).

Ensemble, les 7 magnifiques (Alphabet-Google, Amazon, Apple, Microsoft, Nvidia, Meta-Facebook et Tesla) valaient 22 000 milliards de dollars en Bourse, 74 % du PIB. À elles seules, les 7 représentaient 37 % de la valorisation des 500 plus grandes sociétés cotées au NASDAQ et au au NYSE (Wall Street, l’autre Bourse de New-York).

Autre parenté avec la bulle internet, les entreprises concernées dites Dotcom réalisaient une perte moyenne de 40 % de leur chiffre d’affaires (le total de ventes).

Une étude de CEA Regent Associates révèle que les 834 valeurs internet américaines et européennes cotées en Bourse… ont réalisé dans leur ensemble 78 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2000, tout en affichant 31 milliards de dollars de pertes. (Le Monde, 31 janvier 2001)

Aujourd’hui, les pertes d’OpenAI s’élèvent à 314 % de son chiffre d’affaires.

Cela n’empêche pas les entreprises du secteur de se battre à coup de millions pour débaucher des ingénieurs compétents en IA.

Récemment, le patron d’OpenAI assurait que Meta essayait d’attirer ses talents avec un chèque de 100 millions de dollars à la clé. (Capital, 15 juillet 2025)

Là encore, le parallèle avec la crise internet n’est pas usurpé et annonce la fin du film.

Les entreprises qui, un an auparavant, se disputaient à coups de milliards de dollars des start-up pour acquérir des équipes d’ingénieurs devenus de véritables divas se sont mises à tailler à la hache dans leurs effectifs. (Le Monde, 1er janvier 2002)

Une économie circulaire

Comme en 1999, les équipementiers se mettent à investir eux-mêmes dans les entreprises d’IA pour soutenir la demande.

Ces montages financiers, populaires durant la bulle internet, consistaient pour les équipementiers de télécommunications à accorder des crédits à leurs clients, afin de les inciter à acheter davantage. (Les Échos, 3 novembre 2025)

Nvidia investit 100 milliards dans OpenAI, 2 milliards dans xAI, 6,3 milliards dans CoreWeave. Tous vont, en échange, acheter ses puces. AMD, le principal concurrent de Nvidia, n’est pas en reste puisqu’il offre 40 milliards à OpenAI, sous forme d’actions, pour que ce dernier se fournisse également chez lui.

Outre ces relations directes, l’interdépendance grandit d’opérations encore plus artificelles. Par exemple OpenAI va acheter pour 300 milliards (qu’elle n’a pas) de serveurs à Oracle, qui va les équiper de puces Nvidia. Des relations pareilles existent aussi avec Anthropic, concurrent d’OpenAI, et des fournisseurs de centre de données comme Amazon, Google, Méta ou Microsoft.

Wall Street n’en finit pas de s’interroger, les acteurs du secteur étant entrés dans une curieuse économie circulaire où les fabricants de puces paient les start-up de l’IA pour qu’elles achètent les microprocesseurs. Tout le monde achète à tout le monde et finance tout le monde sans qu’il y ait de client final, dans des relations alambiquées. (Le Monde, 26 octobre 2025)

Le 28 octobre, OpenAi change de statut juridique. Microsoft, investisseur historique de la start-up obtient 27 % des parts, et OpenAI annonce qu’elle consommera pour 257 milliards du service Azure de Microsoft.

Ces équipementiers (fournisseurs d’infrastructures physiques ou numériques) sont doublement exposés : tout d’abord, car leurs clients risquent de ne jamais payer les factures ; ensuite, car leurs investissements dans ces clients risquent de s’évaporer. La pratique du « vendor financing » largement utilisée lors de la bulle internet et qui consiste à ne faire payer les clients que lorsque ceux-ci arrivent à rentabilité, se retournera alors contre eux. OpenAI, par exemple, ne commencera à rembourser Oracle qu’en 2028, tandis que celui-ci a déjà commencé à débourser des milliards en construction.

La facture devrait, c’est le pari, être payé par les clients finaux des entreprises qui produisent de d’IA. Mais on est loin du compte, OpenAI, leader du marché, a encore perdu 8 milliards de dollars au premier semestre 2025.

Même les « 7 magnifiques » ne disposent pas de la trésorerie nécessaire aux investissements (les leurs ou ceux des jeunes pousses d’IA) et font appel au crédit.

L’éclatement de la bullet internet n’avait pas eu de graves répercussions sur l’économie réelle car ce n’était pas une bulle de crédit. Les start-up de l’époque étaient financées par des ressources propres. (Le Monde, 16 novembre 2025)

Les intérêts sont à des taux de plus en plus élevés et cela rend ces entreprises plus fragiles face à une dégradation de l’économie mondiale. Ainsi, Meta a emprunté 27 milliards de dollars sur 24 ans au taux de 6,58 %, Oracle et Open AI ont emprunté 38 milliards de dollars sur 5 ans au taux de 6,40 % et la startup d’Elon Musk, Colossus 2, a emprunté une vingtaine de milliards de dollars sur 5 ans au taux record de 10,5 %.

Quand les investisseurs ont commencé à s’interroger sur le modèle économique de ces nouveaux entrants, les sources de financement se sont taries, provoquant un gel des investissements, voire des dépôts de bilan. Cette importante source de contrats pour les équipementiers a donc disparu. Pis, les mauvaises créances ont contribué à plomber encore les comptes des équipementiers qui participaient à leur financement. (Le Monde, 1er janvier 2002)

Une irrationalité qui semble porter l’économie

Fin septembre, la Deutsche Bank envoie un avertissement sévère.

En l’absence de dépenses liées aux technologies, les États-Unis seraient proches de la récession, voire en récession, cette année. Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que NVIDIA, principal fournisseur de bien d’équipement pour le cycle d’investissement en IA, porte actuellement le poids de la croissance économique américaine. (Fortune, 23 septembre 2025)

Elle souligne aussi qu’une grande partie de cette croissance provient de nouvelles installations construites par des travailleurs humains, tandis que le secteur des technologies et des services d’IA n’a pas encore apporté de contribution significative au PIB.

De même, Jason Furman, un économiste de Harvard, explique le 1er octobre au Financial Times que les investissements dans les équipements informatiques ont représenté 92 % du PIB américain au 1er semestre 2025. En recalculant sans ces investissements il trouve un PIB de 0,1 % sur une base annualisée.

En 2000 aussi, ces investissements dans les infrastructures constituaient une part importante de l’économie avant de se transformer en leur contraire en faisant s’écrouler le château de cartes.

Pendant la période faste, de nombreux opérateurs ont vu le jour pour profiter de la dérèglementation. Propulsés par la bulle Internet, ces nouveaux venus ont bénéficié de valorisations boursières phénoménales, et certains ont commencé à déployer tous azimuts des réseaux en fibre optique alors même que leur chiffre d’affaires était négligeable. Tout reposait sur le postulat d’une croissance exponentielle des trafics générés par Internet et sur une demande quasi infinie de capacité de transmission d’information. (Le Monde, 1er janvier 2002)

D’autant que le reste de l’économie américaine inquiète.

Enfin, dernier signal d’alerte retentissant : plusieurs banques régionales états-uniennes qui se sont emparées des dérégulations mises en place pour doper leurs activités viennent de faire faillite, incapables de faire face à une montagne de créances irrécouvrables. (L’Humanité, 23 octobre 2025)

La folie d’acquisition de cartes graphiques entraine des pénuries pour d’autres équipements et en fait flamber les prix, alors que la fin des mises à jour du système d’exploitation Windows 10 rend des millions d’ordinateurs obsolètes et crée une tension sur le marché des ordinateurs.

Les commandes d’OpenAI en cartes graphiques à Nvidia, AMD ou Broadcom s’établissent à 10 millions d’unités et nécessitent, pour fonctionner, 26 gigawatts, l’équivalent de 26 réacteurs nucléaires.

Une première alerte en Bourse a eu lieu début novembre alors que les valeurs technologiques ont déçu aux États-Unis avec la crainte de la hausse des taux de la Fed qui entraverait la folie des investissements. Le groupe japonais SoftBank notamment, principal financier du plan Stargate de Trump, qui a misé gros sur l’IA inquiète.

Les valeurs d’IA américaine ont perdu 3 % la première semaine de novembre soit 1 000 milliards de dollars. Une déclaration d’un responsable OpenAI sur un éventuel besoin de garantie d’État pour ses investissements a alimenté les craintes.

Facilitée par les taux bas et la dérégulation

Les quelques mesures de contrôle prises après la crise de 2008 sur l’activité financière ont depuis sauté. Des acteurs non bancaires sont à présent capables de prêter des fonds considérables. Ces « private credit » qui représentaient moins de 100 milliards de dollars en 2010 pèsent aujourd’hui au moins 2 200 milliards

Les réactions en chaîne provoquées par défaut du private credit mettraient en péril les équilibres d’entreprise, de fonds de pension, de compagnie d’assurances un peu partout dans le monde et pourraient devenir « un des problèmes les plus dangereux pour l’économie mondiale », prévient James Dimon [PDG de JPMorgan Chase]. (L’Humanité, 23 octobre 2025)

L’irrationalité actuelle nécessite pour perdurer que les taux d’emprunt n’étouffent pas les investissements, aussi la Banque centrale étatsunienne (la Fed) continue de baisser ses taux directeurs. Le 29 octobre, ils ont été réduits de 0,25 point. Le risque de voir les financements se tarir et d’ébranler l’ensemble de la sphère IA n’y est pas étranger, mais cela ne fait que reporter l’issue.

Une étude du Fonds monétaire international souligne l’extrême fragilité de nombre d’utilisateurs du système de crédit privé : 40 % d’entre eux auraient des rentrées d’argent systématiquement inférieures à leurs dépenses. Le prochain krach est bien en phase d’approche. (L’Humanité, 23 octobre 2025)

Des promesses de moins en moins crédibles

Une étude universitaire ne voit aucun impact de l’IA sur l’emploi depuis fin 2022.

Nos indicateurs montrent que le marché du travail dans son ensemble n’a pas connu de perturbation notable depuis le lancement de ChatGPT il y a 33 mois, ce qui atténue les craintes selon lesquelles l’automatisation par l’IA serait en train d’éroder la demande de main-d’œuvre cognitive dans l’ensemble de l’économie. (Laboratoire du budget de Yale, 1er octobre 2025)

Mais les solutions d’IA n’ont toujours pas démontré de gains productifs depuis l’opération marketing d’OpenAI avec la présentation de ChatGPT fin 2022.

Le « Financial Times » a épluché des centaines de documents (comptes rendus de réunions, transcriptions d’assemblées générales, rapports de résultats…) produits par les 500 plus importantes entreprises américaines. D’après le média, les entreprises parlent d’IA en permanence sans toutefois pouvoir expliquer en quoi la technologie les aide. (Le Monde, 26 octobre 2025)

Leur introduction dans les processus de production est au contraire souvent sanctionnée par un échec.

En juillet, une étude du MIT révélait que 95 % des entreprises américaines n’ont aucun retour sur leurs investissements en IA. En attendant, personne ne rentre chez lui plus tôt grâce à Copilot ou Gemini. (Le Monde, 26 octobre 2025)

Lorsqu’elle ne ridiculise pas tout simplement leurs promoteurs et utilisateurs.

Ces dernières années, diverses sorties de route grand-guignolesques ont été mises au jour. En Australie, au début de l’année, le cabinet de conseil Deloitte a vendu au ministère de l’emploi un rapport de 237 pages (facturés 440 000 dollars australiens, environ 250 000 euros) bourrées d’erreurs produites par des intelligences artificielles. À New York, en 2023, un juge a mis à l’amende un avocat pour avoir produit devant la cour un mémoire juridique constitué uniquement d’affaires inventées par ChatGPT. (Le Monde, 26 octobre 2025)

Des limites techniques confirmées

La pénurie de données nécessaires à la progression des modèles d’IA survient plus tôt que prévu. Neema Raphael, responsable des données chez Goldman Sachs, explique que les données accessibles sont déjà utilisées. Il ajoute qu’il faudrait y adjoindre les données propriétaires des entreprises,

Cela signifie que la véritable frontière n’est peut-être pas le Web ouvert, mais les ensembles de données propriétaires détenus par les entreprises. Des flux commerciaux aux interactions avec les clients, des entreprises comme Goldman Sachs disposent d’informations qui pourraient rendre les outils d’IA beaucoup plus précieux si elles étaient exploitées correctement. Selon Goldman Sachs, la quantité d’informations qui se trouve derrière les pare-feu des entreprises et piégée dans les référentiels de données est très importante pour « générer de la valeur commerciale ». (Developpez.com, 4 octobre 2025)

Une telle démarche est condamnée d’avance dans un système capitaliste où chaque entreprise se protège derrière le secret commercial et la propriété privée pour ne pas fournir à ses concurrents de quoi améliorer leurs méthodes de production. Plusieurs études ont de plus confirmé un effondrement des modèles (une perte de pertinence) en cas de recours à des données synthétiques (générées elles-mêmes par IA).

La recherche d’autres débouchés

Faute de rentabilité, les fournisseurs d’IA cherchent à concurrencer les géants du numérique sur leurs terrains. OpenAi a lancé le 23 octobre 2025 Atlas son navigateur pour le Web. Perplexity avait fait de même dès juillet avec Comet. L’objectif est de concurrencer Google et compagnie sur leurs plates-bandes pour en capter une part du profit, mais également se fournir directement en données fraîches.

L’entreprise complète ainsi son arsenal lui permettant de devenir une porte d’accès unique au Web. Car si de plus en plus d’internautes passent par ChatGPT pour faire des recherches, utiliser un navigateur reste indispensable pour toutes les autres activités en ligne. C’est aussi un excellent moyen pour la firme de capter de nouvelles données. Tout ce qu’essaie de faire OpenAI ou encore Perplexity c’est capturer le plus de données et créer le plus d’habitude chez les utilisateurs. […] Comme Google, Atlas va capter le marché de l’intermédiation publicitaire et marchande. […] Des données qui vont aussi servir à entrainer des LLM (des modèles de langages qui ont besoin de grandes quantités de données, NDLR) (La Tribune, 23 octobre 2025)

Ces entreprises cherchent également à court-circuiter les plateformes de vente, en incluant l’achat directement dans leurs outils, Amazon interdit aux bots de ces sociétés de scanner son catalogue et est en conflit ouvert avec Perplexity. OpenAI s’est associé avec la Fintech Strip pour permettre l’achat directement dans ChatGPT. De nombreux acteurs essaient dès lors d’intégrer ce mode d’achat à leur commerce et optimisent leurs sites de vente aux bots IA.

Ces méthodes vont consister à optimiser les sites non plus pour des humains mais pour des bots, cela va à nouveau appauvrir la toile et diminuer encore la manne de données qu’elle représente tant pour les humains que pour l’entrainement des IA.

Ces tentatives trahissent les difficultés rencontrées à monétiser les services actuels. Arrivent doucement des débouchés qui ont fait leurs preuves sur l’économie d’internet, la publicité et la pornographie. OpenAI a acté l’utilisation érotique de ses outils courant octobre et xAI de Musk annonce accélérer sur les chat-bots sexuels début novembre. OpenAI compte également concurrencer les géants du numérique sur le secteur de la publicité.

En définitive, le modèle actuellement porté par l’arrivée des entreprises d’IA se montre intenable pour les capitalistes et les échappatoires qui s’esquissent dans les navigateurs ou la publicité entre directement en concurrence avec les GAFAM qui les financent.

S’il n’est pas possible de prédire quand aura lieu le krach, on peut cependant estimer que plus celui-ci tardera plus son impact sera dévastateur.

Ce serait une erreur de croire que l’effet de grosses pertes en Bourse se limitera au portefeuille des investisseurs. Plus le boum dure, plus opaque devient le financement. Une chute spectaculaire de la Bourse pourrait bien précipiter une économie mondiale jusqu’à présent résiliente dans la récession (The Economist, 15 novembre 2025)

17 novembre 2025