Vucic et le Parti progressiste serbe (SNS) qui sont au pouvoir depuis 2012 ont entrainé le pays dans un régime de plus en plus autoritaire et sévère : la manipulation systématique des élections, la monopolisation des médias, la politisation du système judiciaire, la transformation de la corruption en un mécanisme du régime sont les causes de cette crise.
L’émiettement de l’ex-Yougoslavie favorise la domination étrangère
Cependant, il serait trompeur de réduire la crise politique actuelle uniquement à l’autoritarisme de Vucic. Cette crise est le produit de la dislocation de la Yougoslavie et de la restauration des relations capitalistes dans les Balkans. La restauration capitaliste qui a détruit les acquis sociaux des États ouvriers (Yougoslavie, Albanie, Bulgarie, Roumanie) a traumatisé la mémoire collective des peuples de la région. Les « réformes de marché » et les privatisations des années 1990 ont apporté non pas la prospérité, mais le chômage, la pauvreté et l’effondrement de l’économie collectivisée. Le processus de passage au capitalisme a également préparé le terrain à la montée des bourgeoisies nationalistes, aux guerres ethniques et à la dislocation de l’État fédéral yougoslave qui avait constitué en 1945 un progrès historique. De 1991 à 2001, les guerres ont affecté principalement la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et le Kosovo.
Chacun à son compte, l’Allemagne, la France, l’Italie, les États-Unis divisent et opposent les cliques nationalistes et restaurationnistes (dont l’UÇK des mafieux albanais du Kosovo, financés par les États-Unis, formés par l’Allemagne et ayant des liens avec Al-Qaïda).
Les bourgeoisies des pays européens visent, lors de cette régression historique, à transformer les Balkans en arrière-cour : une réserve de main d’œuvre bon marché, un corridor logistique et un tampon géopolitique. En 1994-1995, l’alliance des impérialismes occidentaux sous hégémonie américaine OTAN a bombardé l’armée serbe en Bosnie et Kosovo. En 1999, elle a bombardé directement la capitale de la Serbie, Belgrade, pendant 78 jours, détruisant une quantité énorme d’infrastructures civiles et faisant des milliers de morts.
Dans les Balkans, l’Union européenne comprenait déjà la Grèce. Après la restauration du capitalisme, elle a intégré la Roumanie, la Bulgarie et deux petits États issus de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie : la Slovénie et la Croatie. Le Kosovo héberge depuis 1999 le Camp Bondsteel, une gigantesque base militaire américaine, la deuxième plus grande d’Europe, qui est aussi un centre de détention et de torture de la CIA, du type de Guantanamo.
Aujourd’hui, bien que le taux de chômage officiel de la Serbie soit autour de 9 à 10 %, le chômage des jeunes dépasse 25 %. Le salaire moyen est inférieur au tiers du salaire moyen de l’UE, des dizaines de milliers de jeunes quittent chaque année le pays. Le fait que la population qui était d’environ 8 millions de personnes dans les années 1990 soit tombée à 6,6 millions aujourd’hui est l’une des indications les plus frappantes du passage au capitalisme : la Serbie s’est pratiquement transformée en une semi-colonie qui « exporte de la main d’œuvre » vers l’UE et les entreprises occidentales.
Le régime de Vucic a mené une politique hypocrite qui a d’un côté assuré l’entrée des capitaux en apparaissant compatible avec l’UE et de l’autre, a fait chanter les États-Unis et l’Union européenne en utilisant ses liens avec la Russie impérialiste et a transformé la région en une table de négociations pour son pouvoir. Les centaines de milliers de manifestants qui remplissent actuellement les rues de Belgrade hurlent leur colère non seulement contre les résultats falsifiés des élections, mais également contre la destruction capitaliste des 30 dernières années et au manque d’avenir imposé par la Russie, l’UE et l’OTAN.
L’aspect le plus original du mouvement actuel est que la direction est en grande partie entre les mains des étudiants. Les occupations d’universités, les forums de facultés et les assemblées étudiantes ont constitué le moteur de la résistance contre le régime. Cela n’est pas seulement une révolte contre le régime actuel, mais aussi l’explosion par les jeunes générations du mécontentement qui s’est accumulé dans les Balkans depuis l’éclatement de la Yougoslavie.
La composition sociale du mouvement
Les étudiants forment la force motrice des manifestations. Les boycotts de facultés, les occupations d’universités et les assemblées sont organisés à l’université de Belgrade et dans les villes comme Novi Sad ou Niš. Les étudiants, en appliquant les pratiques de la démocratie directe -assemblées générales, processus de décision collective– créent le centre vivant de la lutte contre le régime.
Le mouvement dans lequel les étudiants sont au premier plan a pu attirer de façon limitée la participation organisée de la classe ouvrière. Il est possible d’observer la participation dans certains secteurs donnés :
- Les travailleurs de l’éducation publique : les syndicats d’enseignants et les travailleurs des universités ont fait des déclarations de solidarité avec les actions étudiantes, a participé de manière massive aux marches à certains endroits.
- Les travailleurs de la santé publique : un mécontentement sérieux existe parmi les médecins et les infirmiers, surtout en raison des conditions d’après la pandémie et des rémunérations faibles. Certains travailleurs des hôpitaux de Belgrade ont participé aux manifestations.
- Les travailleurs des autres services publics : la majorité des syndicats bureaucratisés sont proches du régime, mais à la base, en particulier en raison des faibles salaires et de la précarité, le mécontentement augmente.
- Les ouvriers de l’industrie : dans les secteurs de l’automobile (l’usine Fiat de Kragujevac) et minier, des réactions montent de la base, mais pour l’instant, il n’y a pas de participation massive.
Les manifestations ont débordé au-delà des grandes villes. La colère monte également parmi les paysans travailleurs en raison du cercle vicieux de l’endettement et de la pression des importations. Les petits commerçants et les secteurs de production indépendante peuvent devenir des alliés du mouvement en raison de la paupérisation et du manque d’avenir.
Mais les bureaucraties syndicales officielles s’opposent à la grève générale. Par contre, parmi les jeunes ouvriers et les enseignants, l’idée de « l’irruption de la classe ouvrière qui renversera le régime » est exprimée de plus en plus. Cette situation montre que dans l’étape suivante du mouvement, la grève générale avec occupation des locaux de travail, l’auto organisation et l’autodéfense peuvent être à l’ordre du jour.
La réponse du régime : la violence d’État et la répression
Le régime de Vucic refuse de convoquer des élections. Il a préféré la voie de la calomnie (les troubles sont attribués à l’étranger) et de la répression. La police est intervenue de manière dure dans les manifestations, elle a utilisé des bâtons, des bombes lacrymogènes et des véhicules d’intervention dans les grandes villes, à commencer par Belgrade. Les organisations des droits de l’Homme ont fait état de centaines d’arrestations et de dizaines de blessés seulement dans les premières semaines. Certaines sources soulignent que les forces de l’ordre utilisent une force disproportionnée contre les jeunes manifestants et que cette situation renforce la colère dans les masses.
Le régime a aussi payé des voyous et de criminels dirigés par Andrej Vucic et Djordje Prelic afin de provoquer les manifestants et effrayer l’opinion. Les visuels diffusés sur les réseaux sociaux montrent que ces bandes du lumpen agissent clairement de façon coordonnée avec la police.
Face à la violence policière et mafieuse, il est possible d’observer une démoralisation et des fissures, faute d’un parti de type bolchevik.
Les organisations des droits de l’Homme et les médias indépendants ont condamné la répression. Le silence des puissances impérialistes, y compris celles qui se réclament de la démocratie, est accablant. Mais cela ne les empêche pas de travailler, en coulisses, pour essayer de résoudre la crise politique en faveur de leurs intérêts dans la région.
Grève générale, milice étudiante et ouvrière !
Vucic et le SNS ne peuvent être supplantés par un gouvernement ouvrier et paysan par de simples manifestations étudiantes. Pour commencer il faut que toutes les organisations du mouvement ouvrier (politiques et syndicales) réalisent un front unique ouvrier pour protéger les manifestations et s’opposer au régime bourgeois et corrompu.
Bien que la classe ouvrière ne soit pas encore apparue sur scène de manière massive, la colère et le mécontentement grandissent à la base. Les faibles rémunérations et la précarité professionnelle dans les secteurs de l’enseignement, de la santé et dans le secteur public créent un mécontentement sérieux contre le régime parmi les jeunes ouvriers et les autres travailleurs.
Cependant, les directions syndicales sont si liées au capitalisme serbe et à l’État bourgeois, qu’elles refusent d’appeler à la grève générale qui permettrait à la classe ouvrière de prendre la tête du mouvement et aussi de protéger les étudiants contre la police et les nervis.
L’intensité de la violence policière met à l’ordre du jour le droit à l’autodéfense des masses. Mais le point critique est la nécessité de l’organisation de l’autodéfense sous des formes massives et démocratiques par le biais de comités élus et centralisés.
Gouvernement ouvrier et paysan !
Ces comités doivent fonctionner de manière planifiée, coordonnée et sur une base démocratique ; ainsi à la fois la sécurité sera assurée et la légitimité du mouvement sera protégée. Leur représentation centrale peut servir d’alternative au gouvernement de la bourgeoisie.
Les assemblées étudiantes constituent actuellement la colonne vertébrale du mouvement ; mais tant que cette énergie ne rencontrera pas la classe ouvrière, elle sera insuffisante à renverser le régime. Les comités de quartiers et les conseils ouvriers peuvent étendre le mouvement en appliquant la démocratie à la base. Ces formes d’organisation garantiront à la fois la pérennité des actions et formeront en même temps le terrain pour formuler les revendications sociales et politiques de façon ouverte et collective.
Démocratie ouvrière ! La transparence doit être totale dans les assemblées générales des lieux de vie, de formation et de travail, leurs discussions, les votes, l’élection de délégués, la centralisation des comités. Par ailleurs, ils prépareront le terrain à la formation d’un organe de pouvoir national qui pourra se poser en alternative à l’ordre établi et exproprier le grand capital.
Fédération socialiste des Balkans !
Face à l’effondrement de l’Empire ottoman, les partis de l’Internationale ouvrière ont commencé à parler de la fédération des Balkans en 1910. Les partis socialistes opposés à la 1re guerre mondiale ont avancé le mot d’ordre de fédération socialiste des Balkans en 1915. L’Internationale communiste l’a repris à son compte, jusqu’à ce que Staline en fasse un instrument de la diplomatie de la bureaucratie de l’URSS et assassine de nombreux cadres des partis yougoslave et bulgare.
Les protestations en Serbie ne sont pas seulement une crise interne au pays mais font partie d’une vague de mécontentement dans l’ensemble des Balkans. Il est possible d’observer des protestations au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine et en Grèce face aux régressions sociales et aux tendances autoritaires parmi la jeunesse et la classe ouvrière. Cela met en évidence un besoin de solidarité et de coordination régionale.
Le mouvement étudiant et populaire met en évidence la nécessité d’un parti ouvrier révolutionnaire en Serbie ainsi que d’une internationale communiste dans les Balkans et le monde entier. L’organisation des masses en lutte, la stratégie de la révolution permanente et la solidarité internationale sont les outils fondamentaux qui renforceront la lutte contre les régimes autoritaires et capitalistes, pas seulement en Serbie mais dans les Balkans, en Europe, au Proche-Orient.