Cependant, il serait trompeur de réduire la crise politique actuelle uniquement à l’autoritarisme de Vučić. Cette crise est le produit de la dislocation de la Yougoslavie et de l’entrée des relations capitalistes dans les Balkans. Les « réformes de marché » et les privatisations des années 1990 ont apporté aux peuples de la région non pas la prospérité, mais le chômage, la pauvreté et l’effondrement de l’État social. Le processus de passage au capitalisme a également préparé le terrain à la montée des bourgeoisies nationalistes, aux guerres ethniques et à la dislocation des États. La restauration capitaliste qui a détruit les acquis socialistes de la Yougoslavie a créé dans la mémoire collective des peuples des Balkans une destruction sociale qui est encore fraîche.
L’Union européenne a visé lors de ce processus à transformer les Balkans en son arrière-cour. L’attente fondamentale de l’UE est d’utiliser la région comme une réserve de main d’œuvre bon marché, un corridor logistique et un tampon géopolitique. En échange, une « perspective européenne » a été promise à la Serbie et aux autres pays des Balkans mais cette promesse s’est transformée en une chaîne qui est toujours repoussée, qui aggrave l’exploitation et qui étrangle la volonté indépendante des peuples.
Aujourd’hui, bien que le taux de chômage officiel de la Serbie soit autour de 9 à 10 %, le chômage des jeunes dépasse les 25 %. Le salaire moyen est inférieur au tiers du salaire moyen de l’UE, des dizaines de milliers de jeunes quittent chaque année le pays. Le fait que la population qui était d’environ 8 millions de personnes dans les années 1990 soit tombée à 6,6 millions aujourd’hui est l’une des indications les plus frappantes du passage au capitalisme : la Serbie s’est pratiquement transformée en une semi-colonie qui « exporte de la main d’œuvre » vers l’UE et les entreprises occidentales.
Le régime de Vučić a mené une politique hypocrite qui a d’un côté assuré l’entrée des capitaux en apparaissant compatible avec l’UE et de l’autre, a fait chanter l’Occident en utilisant ses liens avec la Russie et a transformé la région en une table de négociations pour son pouvoir. Les centaines de milliers de manifestants qui remplissent actuellement les rues de Belgrade hurlent leur colère non seulement contre les résultats falsifiés des élections, mais également contre la destruction capitaliste des 30 dernières années et au manque d’avenir imposé par l’UE.
L’aspect le plus original du mouvement est que la direction est en grande partie entre les mains des étudiants. Les occupations d’universités, les forums de facultés et les assemblées étudiantes ont constitué le moteur de la résistance contre le régime. Cela n’est pas seulement une révolte contre le régime actuel, mais aussi l’explosion par les jeunes générations du mécontentement qui s’est accumulé dans les Balkans depuis l’éclatement de la Yougoslavie.
La composition sociale du mouvement
Les étudiants : la force motrice. Les étudiants forment la force motrice des manifestations. Les boycotts de facultés, les occupations d’universités et les assemblées sont organisés à commencer par l’université de Belgrade et dans les villes comme Novi Sad ou Niš. Les étudiants, en appliquant les pratiques de la démocratie directe – forums ouverts, les initiatives venant de la base, des processus de décision collective – créent le centre vivant de la lutte contre le régime.
La classe ouvrière : la participation, les contradictions et le potentiel. Le mouvement dans lequel les étudiants sont au premier plan a pu attirer de façon limitée la participation organisée de la classe ouvrière. Il est possible d’observer la participation dans certains secteurs donnés :
Les travailleurs de l’éducation : les syndicats d’enseignants et les travailleurs des universités ont fait des déclarations de solidarité avec les actions étudiantes, a participé de manière massive aux marches à certains endroits.
Les travailleurs de santé : un mécontentement sérieux existe parmi les médecins et les infirmiers, surtout en raison des conditions d’après la pandémie et des rémunérations faibles. Certains travailleurs des hôpitaux de Belgrade ont participé aux manifestations.
Les ouvriers de l’industrie : dans les secteurs de l’automobile (l’usine Fiat de Kragujevac) et minier, des réactions montent de la base, mais pour l’instant, il n’y a pas de participation massive.
Les travailleurs des services publics : la majorité des syndicats bureaucratisés sont proches du régime, mais à la base, en particulier en raison des faibles salaires et de la précarité, le mécontentement augmente.
La revendication de la grève générale n’est pas exprimée par les bureaucraties syndicales officielles. Cependant, les appels des étudiants et des organisations socialistes indépendants ont commencé à trouver un écho à la base. En particulier parmi les jeunes ouvriers et les enseignants, l’idée de « l’irruption de la classe ouvrière qui renversera le régime » est exprimée de plus en plus. Cette situation montre que dans l’étape suivante du mouvement, les grèves d’ouvriers et les occupations d’usine peuvent être à l’ordre du jour.
La participation rurale et petite-bourgeoise. Les manifestations ont débordé au-delà des grandes villes. La colère monte également parmi les agriculteurs paysans en raison du cercle vicieux de l’endettement et de la pression des importations causés par les politiques agraires. Les petits commerçants et les secteurs de production indépendante deviennent des alliés naturels du mouvement en raison de la paupérisation et du manque d’avenir.
La réponse du régime : la violence d’État et la répression
Le régime de Vučić a préféré la voie de la répression directe et de la violence face à la massification des manifestations. La police est intervenue de manière dure dans les manifestations, elle a utilisé des bâtons, des bombes lacrymogènes et des véhicules d’intervention dans les grandes villes, à commencer par Belgrade. Les organisations des droits de l’Homme ont fait état de centaines d’arrestations et de dizaines de blessés seulement dans les premières semaines. Certaines sources soulignent que les forces de l’ordre utilisent une force disproportionnée contre les jeunes manifestants et que cette situation renforce la colère dans les masses.
Le régime a aussi mis sur le terrain des « groupes de miliciens pro-régime » afin de provoquer les manifestations et de remettre en cause leur légitimité. Ces groupes ont visé les étudiants et les travailleurs ont créant des provocations dans les actions de rue. Les visuels diffusés sur les réseaux sociaux montrent que certains miliciens agissent clairement de façon coordonnée avec la police.
Face à la violence policière et la répression, il est possible d’observer une démoralisation et des fissures chez certaines unités. Particulièrement chez les policiers jeunes et instruits, l’application d’une violence de masse pose un problème éthique et professionnel. Cette situation aggrave la crise de confiance du régime à la fois à la base de la société et dans celle des forces de l’ordre.
Les organisations des droits de l’homme et les médias indépendants ont condamné la répression des manifestations sur un plan international. Mais le silence des acteurs comme l’UE et l’OTAN encourage d’autant plus les politiques de répression du régime de Vučić. Cela montre que la capacité de violence de l’État face aux actions de masse est élevée mais que celui-ci a perdu sa légitimité sociale.
Les questions stratégiques
La gréve générale : le terrain objectif et les pas nécessaires
Bien que la classe ouvrière n’est pas encore apparue sur scène de manière massive, la colère et le mécontentement grandissent de plus en plus à la base. Les faibles rémunérations et la précarité professionnelle dans les secteurs de l’enseignement, de la santé et dans le secteur public créent une réaction sérieuse contre le régime parmi les jeunes ouvriers et les travailleurs. Cependant, les syndicats officiels ont, dans leur majorité, tendance à se concilier avec le régime, ce qui empêche que l’appel à la grève générale puisse venir d’en haut. D’un point de vue stratégique, le mouvement doit être organisé par les syndicats qui seront forcés depuis la base par les étudiants et les groupes socialistes. La grève générale doit être mise en avant non seulement une revendication mais en même temps comme une forme d’action qui fera apparaitre la fragilité du régime.
Les comités d’autodéfense
L’intensité de la violence policière met à l’ordre du jour le droit à l’autodéfense des masses. Mais le point critique est la nécessité de l’organisation de l’autodéfense sous des formes massives et démocratiques. Les assemblées étudiantes, les comités de quartiers, les comités ouvriers peuvent créer des mécanismes de protection collective contre la violence dans la rue. Ces comités ne doivent pas fonctionner contre des attaques spontanées mais de manière planifiée, coordonnée et sur une base démocratique ; ainsi à la fois la sécurité sera assurée et la légitimité du mouvement sera protégée.
Les formes d’organisations de masse : les assemblées étudiantes + les conseils ouvriers. Les assemblées étudiantes constituent la colonne vertébrale du mouvement ; mais tant que cette énergie ne rencontrera pas la classe ouvrière, elle sera insuffisante à renverser le régime. Les comités de quartiers et les conseils ouvrier peuvent étendre le mouvement en appliquant la démocratie à la base. Ces formes d’organisation garantiront à la fois la pérennité des actions et formeront en même temps le terrain pour formuler les revendications sociales de façon ouverte et collective. Par ailleurs, ils prépareront le terrain à la formation des organes de pouvoir qui pourront se poser en alternative à l’ordre établi.
Le renversement du régime. Cet objectif ne peut être atteint avec des actions spontanées ou bien avec des manifestations sans lendemain. Le renversement du régime sera possible avec une lutte menée de manière planifiée, stratégique et coordonnée par les étudiants, la classe ouvrière et les groupes socialistes. Le rôle des médias libres, de la solidarité internationale et des organisations locales sera ici déterminante.
La dimension internationale
La vague de mécontentement qui se lève dans les Balkans. Les protestations en Serbie ne sont pas seulement une crise interne au pays mais font partie d’une vague de mécontentement dans l’ensemble des Balkans. Il est possible d’observer des protestations au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine et en Grèce face aux destructions économiques et aux tendances autoritaires parmi la jeunesse et des secteurs de travailleurs. Cela met en évidence un besoin de solidarité et de coordination internationale régionale.
La perspective de révolution permanente : les soviets des Balkans et la fédération socialiste. D’un point de vue historique, les Balkans ont été connus avec des tentatives de fédération socialiste et des expériences de soviets ouvriers. Les mouvements d’aujourd’hui peuvent, en reprenant cet héritage, reconstruire une organisation fédérale partant de la base sur l’axe des assemblées ouvrières et étudiantes. Cela est d’une importance critique non seulement pour la Serbie mais également pour développer les stratégies de la classe ouvrière de tous les Balkans.
L’Europe et la solidarité internationale. Il est possible d’établir des parallèles avec les luttes menées contre les régimes autoritaires de droite en Europe. La solidarité internationale à établir entre les migrants, les unions étudiantes, les syndicats et les organisations socialistes peut fournir un soutien à la fois financier et politique, et peut en même temps remettre en question la légitimité du régime de Vučić. Particulièrement la perspective de la Fédération socialiste des Balkans rendra possible que les mouvements locaux abandonnent leur solitude et se transforment en une puissance régionale.
L’issue programmatique, pour une boussole politique
Le contrôle indépendant ouvriers. Face aux falsifications électorales et l’autoritarisme du régime, l’un des objectifs fondamentaux du mouvement doit être de mettre au point des mécanismes de contrôle sous contrôle ouvrier et de la jeunesse. La transparence doit être établie pour le décompte des voix, l’observation des élections et les forums d’assemblée ; cela serait un pas concret pour empêcher la confiscation de la volonté politique populaire.
Demander des comptes face à toute la répression et aux violences policières. Face au régime de Vučić et à la violence policière, il est d’une importance critique de protéger les masses avec des comités d’autodéfense. Ces comités doivent s’organiser dans un cadre démocratique ; un mécanisme de protection contre la violence dans la rue doit être créé de manière coordonnée, planifiée et venant de la base. En même temps, les initiatives populaires visant à demander des comptes contre les actions arbitraires des membres du régime et à assurer la justice doivent être soutenues.
La grève générale et comment la base peut forcer les syndicats. La revendication de grève générale qui monte depuis la base doit être mis à l’ordre du jour par les étudiants et les organisations socialistes afin de créer une pression sur les syndicats. Les travailleurs d’enseignement, de santé et de l’industrie peuvent, en faisant des actions communes, mettre en évidence la fragilité du régime de Vučić. La grève générale n’est pas seulement une manière de protester, c’est une démonstration de force et un outil stratégique contre le régime.
La démocratie de la base : les assemblées étudiantes et ouvrières. L’organisation du mouvement doit être effectuée sur l’axe des assemblées ouvrières et étudiantes avec la démocratie à la base. Les processus de prise de décision doivent être collectifs, ouverts et transparents ; les revendications de tous les secteurs doivent être représentées directement par des assemblées. Cela assurera à la fois la pérennité du mouvement et permettra de renforcer la légitimité des masses.
Contre le régime capitaliste des oligarques, la perspective du pouvoir de la classe ouvrière. Sur le long terme, le mouvement doit se positionner non seulement contre l’autoritarisme, mais aussi sur l’axe de la perspective du pouvoir de la classe ouvrière contre le régime capitaliste des oligarques. Les étudiants, les ouvriers et les groupes socialistes doivent développer, en partant des structures fédératives locales et régionales, des stratégies pour renforcer la solidarité internationale dans l’ensemble des Balkans. Cela empêchera le mouvement de se limiter à des protestations spontanées et rendra possible une transformation sociale durable.
Premières leçons
Le mouvement en Serbie se distingue par l’énergie des étudiants et le dynamisme de la jeunesse ; cependant cette force seule ne suffira pas à renverser le régime de Vučić. La leçon la plus critique est que l’irruption sur scène de la classe ouvrière déterminera le destin du mouvement. Tant que des ponts ne seront pas établis entre les étudiants et la classe ouvrière, les luttes de masse demeureront à l’état de vagues des colères passagères.
Ce mouvement n’est pas propre à la Serbie ; il fait partie de la lutte de la classe ouvrière de tous les Balkans et de l’Europe. Il est obligatoire d’établir des liens internationaux avec les vagues de mécontentement au Kossovo, en Bosnie, en Grèce et avec d’autres pays pour la solidarité régionale et la coordination stratégique. L’unique outil pour cela, à la fois en Serbie et dans tous les Balkans, est le parti révolutionnaire de la classe ouvrière.
En guise de conclusion, l’expérience de la Serbie met encore une fois en évidence la nécessité de la construction de la direction révolutionnaire internationale. Les structures fédératives organisées en partant de la base parmi les étudiants, les ouvriers et les groupes socialistes, la perspective de la révolution permanente et la solidarité internationale sont les outils fondamentaux qui renforceront la lutte contre les régimes autoritaires et capitalistes pas seulement en Serbie mais dans les Balkans et en Europe.