De la manufacture du pressage à la fabrique de la conserve

La pêche, la transformation et le commerce de la sardine à Douarnenez démarrent à la période gallo-romaine, la salaison était alors la seule méthode pour conserver le poisson lors du transport.
Depuis le 17e siècle et l’innovation de la sardine pressée, Douarnenez connait un essor économique. Le port compte en 1832 150 ateliers de presse, occupant 600 ouvrières et 281 chaloupes dont 54 seulement appartiennent à des marins pêcheurs, le reste étant la propriété des négociants-armateurs. Les ouvrières sont alors payées au mille de sardines pressées tandis que les marins acceptent de vendre leurs poissons au prix fixé par les négociants.

Le procédé de conservation des aliments inventé en 1795 par le confiseur Nicolas Appert (l’appertisation, d’abord dans des bocaux en verre puis dans des boites en fer-blanc) permet le commerce des aliments sur de grandes distances. Le capitaliste Nantais Joseph Colin en développe l’industrie sur la côte bretonne. Lorient voit sa première usine de conserves s’installer en 1825. Bien que la sardine pressée fasse de la résistance à Douarnenez, elle finit par être supplantée en 1853 par la boite de fer-blanc. La ville compte 30 usines en 1880 sur les 59 du département.
Les usines absorbent toute l’activité et divisent le travail des exploitées.
Au métier de la presse, succède une industrie aux multiples fonctions. Le travail se parcellise. Au sommet de la hiérarchie, les contremaitresses. Sur elles reposent la bonne marche de l’entreprise, la qualité du travail et le rendement. Puis viennent les étêteuses-emboiteuses-sécheuses, les saleuses, les cuiseuses, les charoyeuses ou manœuvres qui apportent la sardine ; et enfin les femmes de bouillotte qui ont pour tâche de surveiller le temps d’ébullition, de vérifier les boites de sardines puis de les essuyer. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 30)
La baie de Douarnenez devient ainsi un centre industriel et attire aussi des appétits étrangers. Ainsi la rogue de morue, ces œufs de poisson ou plus précisément des gonades pleines d’ovules, utilisés comme appât pour pêcher la sardine est vendue principalement par la Norvège et la Suède depuis le 17e siècle. Cela vaut à Douarnenez d’avoir un consulat de ces deux États.
Dans l’entre-deux-guerres, sur les 160 usines de sardines que compte le pays, 132 sont concentrées en Bretagne, avec Douarnenez comme capitale. La plupart des patrons possèdent plusieurs usines sur la côte, ce qui leur permet d’honorer les commandes même en cas de blocage dans l’une d’elles. Le capitaliste nantais Maurice Amieux, possède 14 usines sur la côte bretonne et vendéenne mais aussi à Nantes, Paris ou Périgueux. René Béziers, président du Syndicats des industriels de Douarnenez, en possède avec son frère 11 dont 6 dans le seul Finistère, Saupiquet, nantais lui aussi, en possède 10 en Bretagne et en Vendée.
Il faut ajouter à ce tableau les deux usines fabricant les boites de conserve, Ramp que l’on nomme la Méta possédée en partie par la famille Chancerelle, et l’usine Carnaud, dont le siège est à Basse-Indre en région nantaise.
La prolétarisation des anciens paysans ou pêcheurs indépendants
Au sein des capitalistes, les patrons des fabriques diminuent la part de la survaleur accaparée par les négociants-armateurs. Ils créent un marché et encouragent la multiplication de l’offre. Les petits patrons pêcheurs disposant de leur bateau passent ainsi de 191 en 1865 à 552 une décennie plus tard. En 1904, alors que le port atteint son record de 900 chaloupes, presque toutes appartiennent à un patron pêcheur. Celui-ci prélève sur le montant des ventes de quoi entretenir l’embarcation, le matériel et les appâts qui restent sa propriété. Le reste est divisé à part égale entre chaque marin, patron compris (le mousse ne touchant qu’une demi-part). C’est aux femmes des ouvriers que revient la tâche de ramender et tanner les filets.
Dans l’industrie elle-même, les métiers sont genrés. Les hommes sont manœuvres, mécaniciens ou soudeurs alors que les femmes sont huileuses, friteuses, emboîteuses, saleuses, sertisseuses, bouilloteuses, serveuses, repasseuses, monteuses, bordeuses, emballeuses, caoutchouteuses… Celles qui travaillent à la biscuiterie ou à la filature Belleguic ont plus de chance, elles rentrent chez elles sans sentir ni le poisson ni la friture mais la filature emploie principalement les femmes et les filles de patrons pêcheurs car ce sont eux qui achètent le plus de filets.
Les ouvrières des sardineries embauchent quand les bateaux rentrent au port et travaillent jusqu’à ce que l’entièreté de la cargaison achetée par l’usinier soit mise en boites, jusqu’à 72 heures d’affilée.
La période d’activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coute du travail à l’ouvrière, une dépense de force mais ne forme aucune valeur pour elle. Elle forme une survaleur qui a pour le capitaliste tous les charmes. (Kar Marx, Le Capital, I, 1867, ES poche, p. 162)
La nécessité d’habiter près du port, les marins pour pouvoir transporter les lourds filets jusqu’aux embarcations, les femmes pour pouvoir aller et revenir de l’usine, force les familles à s’entasser dans des logements d’une seule pièce. Ce type de logement représente encore 48 % du parc en 1954. Il en résulte que les femmes restent confinées dans le logement insalubre pour les tâches domestiques tandis que les hommes se retrouvent dans des lieux de socialisation comme les cafés.
Dans le même temps, les riches font construire de grandes demeures sur les hauteurs dominant la baie.
L’appropriation du littoral par le capital
La baie est transfigurée, les capitalistes achetant au cours du 19e siècle pour rien des terrains sur la côte. Surtout dans les années 1870 lorsqu’ils apprennent que la Compagnie d’Orléans allait y faire venir le train. Les capitalistes principalement nantais, s’appropriant ainsi des terres « sans propriétaire ».
Négociants, armateurs et notables, à qui l’argent et la notoriété donnaient quelques privilèges, élevèrent des clôtures pour privatiser ces terres. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 22)
Cette privatisation des espaces publics touche également les plages que les ouvriers ont la mauvaise habitude de fréquenter les jours fériés. En 1871, un arrêté municipal interdit la baignade à la plage de Pironic sans port d’un costume de bain complet, costume trop onéreux pour les familles de sardinières. Les riches s’arrogeant ainsi celle qu’ils renomment Plage des Dames, alors que les enfants de marins et d’ouvrières sont relégués à Pors Cad. Avec le développement en parallèle du tourisme aisé dans la baie, c’est à Tréboul que s’implanteront les hôtels accueillant bourgeois, notables et artistes, car disposant de plages de sable fin et surtout se situant loin des usines et de leurs odeurs.
Tout cela modifie la composition sociale de la population. En 1880, la ville compte 3 000 ouvrières, entre 1 500 et 2 000 ferblantiers et 500 autres ouvriers.
Comme partout à cette époque, la bourgeoisie se veut paternaliste et hygiéniste face à un prolétariat ignare et irresponsable, Louis Béléguic, propriétaire de la filature du même nom finance l’Abri du marin un lieu de jeux et de formation, situé dans le port du Rosmeur, pour les retirer des cafés où ils ont leurs habitudes. Malgré cette apparente « bienveillance », la ségrégation entre les prolétaires et les capitalistes est totale : la langue, les habits, les quartiers, les places dans l’église, les écoles différentes ou les cours de récréation séparées, marquent la distinction de classe. Les patrons marient leur progéniture entre eux.
Le clergé est main dans la main avec les usiniers pour que les subalternes restent à leur place. Il leur interdit même de danser ! Quiconque tient une salle où les deux sexes bougent ensemble au son de la musique est menacé d’excommunication et ses enfants privés de baptême.
Une exploitation féroce dans le cadre de la 3e République
L’économie locale étant dépendante de la mer, le calendrier de la ville est rythmé par les saisons de pêche. De fin juin à début novembre, c’est la sardine de rogue, le petit maquereau de ligne et le thon. Suivis de la sardine de dérive, puis entre le 10 décembre et le 8 février le sprat. Enfin, avant la fermeture de l’usine, on la lave s’ensuit le chômage durant 2 mois jusqu’à l’arrivée du gros maquereau.
Le patronat local a obtenu une dérogation à la loi de 1919 qui fixe à huit heures la journée de travail. En contrepartie, les patrons de sardinières se sont engagés à ne pas faire travailler les ouvrières plus de 72 heures par semaine, promesse évidemment non tenue. Aucune heure supplémentaire n’est comptabilisée. Les heures de nuit ne sont pas non plus payées davantage alors même que le travail de nuit des femmes est interdit à cette époque. Les heures passées à attendre les grands paniers chargés à raz de poisson sont simplement perdues.
Pour compléter ce tableau, nous devons ajouter que les heures de nuit ne sont payées que 0,80 F, comme celles de jour et que le temps passé à l’usine à attendre l’arrivée du poisson, la fin du salage, du séchage (si le poisson est séché au soleil), ou le refroidissement du poisson après cuisson n’est pas payé. (Emmanuel Allot, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 15)
La loi interdit le travail des enfants de moins de douze ans. Pourtant, les sardinières commencent souvent à 10 ans, voire à 8 pour aider leurs parents. Les garçons ne sont pas mieux lotis, eux aussi embarquent en tant que mousse avant l’âge légal.
La législation existe, mais elle est contournée par la misère. Par les patrons aussi, qui préfèrent se battre pour la coiffe que pour le certificat d’études. (Anne-Denes Martin, Les ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 39)
En effet, le patronat exige le port de cette coiffe dans les usines, ce qui vaut aux sardinières et par extension aux habitantes de la baie le nom de Penn Sardin.

Le patron s’appuie sur les contremaitresses pour s’assurer du travail des sardinières. Elles n’hésitent pas à les battre. Elles vérifient les heures d’embauche, elles distribuent les jetons que les ouvrières échangent ensuite contre l’argent. Les jetons censés représentés les heures travaillées sont diminués au bon vouloir des contremaitresses jugeant la qualité du travail de la journée.
Jetant aux orties la division des pouvoirs d’ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d’après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique… Ici, le fouet du conducteur d’esclaves est remplacé par le livre de punitions de la contremaitresse. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire. (Kar Marx, Le Capital, I, 1867, ES poche, p. 301-302)
Autres lieutenantes des capitalistes, les commises ont la charge de négocier l’achat du poisson aux pêcheurs, tentant d’emporter l’enchère au meilleur prix. Si les unes comme les autres sont souvent issues de la même classe que les sardinières, elles sont les défenseuses zélées des intérêts du patron et pour cela sont les seules à être payées au mois. Cette hiérarchie à la tête de laquelle se trouvent des hommes, le directeur et le propriétaire, permet souvent à ceux-ci d’imposer un droit de cuissage aux nouvelles employées.
Les ouvrières sont réparties selon leur âge : aux jeunes filles peu expérimentées (jusqu’à seize ans) incombe une partie de la logistique ; aux anciennes plus fatiguées (parfois jusqu’à quatre-vingts ans) le nettoyage des boites qui peut être fait assise.
Pour cela, elles touchent 80 centimes de l’heure, quand le kilo de sucre est à 3 francs, celui de pâtes à 4 et celui du beurre à 15 Les capitalistes accumulent grâce à l’or bleu qu’elles mettent en boitent pendant qu’elles et leurs familles se nourrissent pour moitié de pain et coupent leur café à la chicorée. Souvent la honte d’acheter des denrées pour « 4 sous » (20 centimes) pousse les parents à envoyer les enfants aux commissions. En guise de récompense, ceux-ci sont autorisés à s’acheter de la poussière de gâteau (des déchets de la biscuiterie).
Les autres communes de la région ne sont pas mieux loties, à Audierne, Penmarch ou au Guilvinec par exemple, les ouvrières ne touchent que 0,70 F de l’heure. Les manœuvres touchent 1,30 F de l’heure à Douarnenez contre tout juste 1 F à d’autres endroits comme à Audierne.
Pour supporter ce travail harassant, les sardinières chantent. Cela leur est autorisé par les usiniers qui en comprennent l’utilité pour tenir la cadence mais surveillent toutefois la teneur des chansons entonnées. Les chants de revendication notamment sont prohibés pour la plupart, les contrevenantes sont renvoyées. L’un des plus connus, Saluez riches heureux, exaspèrent particulièrement les patrons qu’il interpelle.
Saluez, riches heureux
Ces pauvres en haillons
Saluez, ce sont eux
Qui gagnent vos millions
Ces chorales impressionnantes sont réputées et attirent les badauds.
Les promeneurs du soir poussent volontiers jusqu’au port pour écouter ces chorales et applaudir à l’occasion une ronde improvisée dans la cour d’une usine, à l’heure de la coupure, pour évacuer les fatigues. (Anne Crignon, Une belle grève de femmes, Libertalia, 2023, p. 45)
La place des ouvrières dans la société
Dans leur misère, les Penn Sardin conservent cependant le gout des belles choses et s’habillent de trésors choyés le dimanche, ce qui insupporte les petites bourgeoises et les bourgeoises autant que leurs époux qui raillent les prétentions de ces travailleuses qui se rendent à la messe « sapées comme des duchesses ».
Ce gout de la toilette porte ombrage aux épouses de notables qui se sentent menacées dans leur privilège d’élégance. Quant aux usiniers, ils y voient un prétexte pour ne pas augmenter les salaires. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 71)
Avec l’absence des maris partis en mer, les corvées domestiques pèsent exclusivement sur les femmes. Mais souvent les femmes centralisent les revenus du couple et contrôlent les dépenses du mari sous forme d’argent de poche.
Quand mon père ramenait l’argent à la maison, il le donnait à ma mère. Ma mère le mettait dans l’armoire. Quand il avait besoin de quelque chose, il demandait. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 113)
Elles recueillent aussi l’argent des enfants tant que ceux-ci vivent sous le même toit. Les femmes de la baie ont aussi un droit de regard sur les achats professionnels, le matériel et même l’achat d’un bateau. Et ce n’est pas tout, puisqu’elles maitrisent mieux le français, elles gèrent les relations avec les administrations, les banquiers, les vendeurs ou les quirataires. Les quirataires financent les navires en échange de parts (quirats), sont souvent des commerçants locaux au premier lieu desquels les patronnes des cafés qui savent qu’en plus de ce que leur rapportera leur part, les marins dépenseront chez elles une partie de la leur.
L’autorité des femmes et leur capacité à tout assumer développent une certaine immaturité chez les hommes : Les docteurs, les banquiers disaient qu’ils préféraient avoir affaire aux femmes parce que les hommes étaient inexistants. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 123)
Malgré l’école primaire et le service militaire, les marins n’utilisent entre eux qu’un des dialectes bretons de la Cornouaille (dans l’est de la Bretagne, on ne parle pas « breton », mais « gallo »). Par contre, leurs épouses sont généralement bilingues car elles mobilisent fréquemment le français appris à l’école.
Ce fut pour moi tout une révélation, la première fois qu’il me fut donné de pénétrer chez ces praticiennes de la mer. La bonne grâce de leur accueil, leur langage si correct, si choisi qu’on l’eut dit emprunté à une page de Bossuet. (Paul Mével, médecin, cité dans Une belle grève de femmes, Libertalia, 2023, p. 37)
Autre particularisme, après le mariage, les Penn Sardin conservent bien souvent leur nom de naissance, nom sous lequel elles sont ensuite enterrées.
Toutefois, cette relative autorité tranche avec leur place sociale dans la société capitaliste. Les sardinières sont en bas de l’échelle car, si elles subissent la même exploitation que les ouvriers, elles sont moins payées. Juridiquement, comme pour toutes les femmes de France, le statut de mineure que leur confère l’État français les soumet en droit civil aux hommes et les prive de tout droit politique. Selon la coutume bretonne patriarcale et cléricale, les veuves, nombreuses chez les femmes de marins, doivent respecter deux ans de deuil en noir et porter la coiffe de deuil jusqu’à la mort, même remariées.
Interactions et solidarités
Toutefois la ressource est fluctuante et les crises sont nombreuses : 1886, 1906, 1907… Certaines sardinières vont alors faire des saisons dans les usines plus au Sud, jusqu’à Saint-Jean-de-Luz. Les patrons pêcheurs tentent pour certains de se diversifier, notamment dans le thon.
La première guerre mondiale ralentit l’activité du port car beaucoup de marins sont envoyés au front. Un grand nombre n’en reviendra pas. Un des bouchers de l’état-major avoue : « Ce que j’en ai consommé, de Bretons ! » (général Nivelle, 1917). Le brassage des conscrits avec d’autres ouvriers sous l’uniforme, les voyages des sardinières suivant le poisson sur la côte atlantique élargissent l’horizon du prolétariat breton, desserre l’emprise de l’Église catholique.
Des facteurs extérieurs, la guerre et les mouvements de populations qu’elle entraine, précipitent l’évolution des mentalités. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 175)
Face à cela, la solidarité est grande chez ces opprimés qui laissent leurs portes ouvertes pour que le passant puisse s’abriter des aléas du ciel breton. Lorsqu’une mère est contrainte de laisser son bébé chez elle pour se rendre à l’usine, les voisines viennent en entendant les pleurs. Même chose chez les marins-pêcheurs, les malades continuent de percevoir leurs parts. Et lorsqu’une épouse se retrouve veuve, une demi-part lui est versée pour les filets qu’elle continue d’entretenir.
Cette solidarité imprègne toute la vie. En dehors des usiniers et des notables, personne dans la cité n’est appelé « Monsieur » ou « Madame », mais « tonton » ou « tante ». Ainsi les plus jeunes appellent-ils leurs aînés(es), sans qu’il y ait le moindre signe de parenté ; pas seulement les voisins, les amis, mais toutes les personnes que l’on rencontre et que l’on connait. Une famille aux dimensions d’une ville ! (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 107)
Les luttes ouvrières en Bretagne
Avec la transformation capitaliste, la classe ouvrière commence à s’organiser et lutter. Au départ, entre syndicat de métier conservateur et syndicalisme-révolutionnaire ; après la première guerre mondiale, entre mainmise de l’Église catholique et influence du jeune Parti communiste-section française de l’Internationale communiste.
En 1895, 1896 et 1902, les soudeurs de Douarnenez se mettent en grève contre les sertisseuses mécaniques qui les remplacent dans les usines. Un syndicat de métier masculin est mis sur pied en 1896 qui obtient le renvoi des femmes qui faisaient le même travail pour 0,60 F les 100 boites, soit 1 F de moins, au lieu d’exiger le même salaire pour tous.
Les ouvriers des forges d’Hennebont, produisant du fer-blanc pour les conserveries, font grève en 1903 pour une augmentation de salaire qu’ils obtiennent au bout de 41 jours. En 1904, à Lorient, sous impulsion anarchiste, les ouvriers du bâtiment font grève, victorieusement, pour limiter le temps de travail à 10 heures et augmenter les salaires. Peu après, à Brest, des employés des tramways, des ouvriers boulangers, des plâtriers et des dockers se mobilisent. En janvier-février 1905, ils déclenchent la grève générale à Brest.
En 1905, une grève explose chez les ouvriers du bâtiment de Douardenez. La même année, les sardinières de la ville revendiquent la fin de la paye au millier de sardines et le salaire à l’heure. Pour l’occasion, le syndicat des ouvrières sardinières de Douarnenez est monté.
Vous pensez bien quand on payait les gens au mille ! Du temps de ma mère, on leur donnait ce qu’on voulait. Tandis qu’après c’était à l’heure, ce n’était plus pareil. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 139)
Ces luttes contribuent à l’image de ville rouge de Douarnenez. L’Église fonde, pour contrer l’effet de la grève de 1905, une organisation jaune, le Syndicat professionnel des filles d’usines de Douarnenez et de Tréboul. Le syndicat des ouvrières disparait rapidement car les ouvrières qui s’y sont investies sont frappées d’anathème, les patrons préférant les pratiquantes aux syndicalistes.
À Fougères, le syndicat révolutionnaire des ouvriers de la chaussure déclenche 1906-1907 une grève générale pour une augmentation de salaire contre le syndicat jaune. L’augmentation est loin de la revendication mais le syndicat majoritaire est reconnu par les autorités et le patronat local. Le socialiste réformiste Jaurès vient sur place. En mars 1907, les dockers et ouvriers-charbonniers nantais se mettent en grève dans l’objectif d’obtenir de meilleures conditions de travail et une augmentation des salaires avec l’aide de la CGT syndicaliste-révolutionnaire qui vient de naitre.
Douarnenez et la création du PC-SFIC
Les travailleurs avancés se tournent encore à la fin du 19e siècle vers un mouvement politique bourgeois, le Parti radical, avant de se reconnaitre dans le Parti socialiste (PS-SFIO) qui se cantonne aux élections et à l’activité parlementaire sous la direction du réformiste et patriote Jaurès. Pencalet (PR) est maire de Douarnenez de 1906 à 1909. En 1912, un capitaliste, Le Guillou de Penanros, est élu. En 1914, la direction de la CGT et le PS-SFIO soutiennent la guerre de leur bourgeoisie impérialiste. En 1919, Le Goic (PS-SFIO) est élu maire de Douarnenez.
À cause de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe, la majorité du PS rejoint en décembre 1920 l’Internationale communiste (IC) et devient le Parti communiste-SFIC. Une minorité réformiste incarnée par Blum s’y oppose et garde le nom de PS-SFIO. 17 des 26 conseillers municipaux socialistes élus à Douarnenez en 1919 rallient le jeune parti communiste. En 1921, Le Floch (PC-SFIC) devient maire de la ville. Ce n’est pas une première dans la région puisque la première mairie à basculer après le congrès de Tours est Huelgoat, elle aussi dans le Finistère dont le maire Jacques-Louis Lallouët élu en 1919 sur une liste SFIO rallie la SFIC dès 1920.
La bureaucratie réformiste de la CGT de Léon Jouhaux exclut les révolutionnaires (communistes, anarchistes) qui fondent la CGTU en 1921. En octobre 1924, c’est toujours un candidat du PC-SFIC qui est élu maire à Douarnenez, Daniel Le Flanchec, suite au décès de son prédécesseur. Le PC-SFIC attire des syndicalistes révolutionnaires qui étaient hostiles à l’opportunisme du PS-SFIO (Alfred Rosmer, Pierre Monatte, Gaston Monmousseau, Pierre Semard….).
Mais l’Internationale communiste est caporalisée par Zinoviev à partir de 1923 en lien avec l’écartement de Trotsky en URSS par Zinoviev et Staline. Zinoviev place Albert Treint à la tête du PC-SFIC. De 1923 à 1925, la ligne de l’IC (et donc du PC-SFIC) est gauchiste (l’heure serait à l’offensive, le PS-SFIO serait discrédité, l’État serait dans un processus de « fascisation »).
Le parti se comporta dans toutes ses actions de 1924-1925 comme s’il avait à exploiter la faillite d’un régime et se trouvait engagé dans un processus de crise révolutionnaire. (Jederman, La Bolchevisation du PCF, Maspero, 1971, p. 85-86)
Treint et Suzanne Girault accusent de « trotskysme » Souvarine, Delagarde, Monatte et Rosmer et les chassent du PC. Monatte régresse dans le syndicalisme-révolutionnaire et fonde le mensuel La Révolution prolétarienne.
L’explosion de 1924
En mai 1924, le PC progresse aux élections législatives (25 députés) qui sont gagnées par le Cartel des gauches du Parti radical (PR) et du PS-SFIO. Comme le Parti communiste est encore hostile à ce moment-là aux alliances avec la bourgeoisie, le Parti socialiste n’ose pas rejoindre le gouvernement Herriot (PR).
Fin octobre 1924, des grèves épisodiques émaillent le port breton : les mécaniciens de l’usine Ramp obtiennent 0,10 F de plus de l’heure puis les manœuvres de l’usine Roussel réclament une paie horaire de 1,50 F. Le 21 novembre à l’usine Carnaud, les 100 ouvrières et les 40 manœuvres se heurtent au refus du contremaitre de recevoir leurs revendications, ils souhaitant que les salaires soient portés à 1 F de l’heure pour les premières, 1,50 F pour les seconds. Suite à la réponse négative du directeur Griffon, les délégués se rendent à la mairie quérir Le Flanchec, lequel se déplace à son tour auprès du directeur en réclamant 1,75 F pour les manœuvres et 1,25 F pour les ouvrières, sans plus de succès. L’ensemble du personnel quitte alors l’usine, la situation est d’autant plus explosive que quelques jours avant, 3 ouvrières avaient été renvoyées de l’usine Béziers pour un débrayage improvisé. Rapidement, la grève s’étend aux sardineries.
Les sardinières ayant connu le conflit de 1905 se montrent les plus intransigeantes en 1924.
Les jeunes pleines d’entrain, ardentes et enjouées. Les vieilles, fortes de l’expérience d’une ancienne grève, ne redoutant rien, cuirassées par leur longue vie de privations. Les femmes d’âge mûr, plus prudentes, plus réservées, moins hardies, soucieuses des petits dont elles ont encore la charge. Mais toutes décidées à tenir pour vaincre. (Lucie Colliard, Une belle grève de Femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 8)
Le maire Le Flanchec met à disposition des grévistes les salles de la cantine scolaire des hospices pour les soupes populaires. À partir de là, les ouvrières vont propager la grève d’usine en usine en manifestant au chant de L’Internationale, ralliant à elles la biscuiterie et la seconde usine métallurgique, Ramp. Les grévistes partent quotidiennement en cortège dans la ville, s’arrêtant devant chaque usine en chantant.
Le 24 novembre, les mécaniciens rejoignent la grève, réclamant de passer de 2 F ou 2,30 F de l’heure à 2,50 ou 2,75. Le 26, après avoir demandé 1,25 F à leur patron, ce sont les ouvrières de la filature Béléguic qui rejoignent la grève. Puis le même jour, les mécaniciens de garage cessent le travail. Toutes les usines sont désormais en grève, un total de 3 000 grévistes. Le drapeau rouge du syndicat de 1905 est ressorti. Dès le début, les ouvrières vont chercher le soutien du Maire, Le Flanchec. Celui-ci et Ambroise Bazin, secrétaire de la section PC-SFIC de Douarnenez renforcés par Marie Le Bosc, déléguée CGTU de la manufacture des tabacs de Nantes arrivée dès le samedi 22.

La grève générale et le comité de grève
Le PC-SFIC et la CGTU prennent la direction du mouvement et envoient des cadres sur place, parmi lesquels Charles Tillion, alors à l’union régionale de la CGTU, et Lucie Colliard, membre de la commission féminine nationale de la CGTU. Ils sont rejoints par Maurice Simonin, délégué de la fédération de l’alimentation, Racamond, du bureau confédéral et Henriet, député PC-SFIC de la Seine.
Ils mettent en place un comité de grève qui s’installe à l’hôtel de ville. il organise des soupes populaires et une crèche. L’organisation des ouvrières permet d’harmoniser les revendications, souvent contradictoires d’une usine à l’autre, ce qui laisse planer le danger qu’un accord séparé soit signé dans l’une d’elles. Lucie Colliard pousse les sardinières à réclamer n’ont pas 1 mais 1,25 F de l’heure, soit 5 sous d’augmentation. Cette doléance va devenir l’hymne de la grève, Pemp real a vo ! (5 sous ce sera).
Au début de la grève, le manque d’organisation syndicale se fait sentir ; il y a un peu de flottement. Tout le monde n’est pas d’accord sur les revendications. Puis le mouvement se discipline. Avec l’aide des camarades Lucie Colliard, Simonin, délégués de la CGTU, et Tillon, de l’Union régionale, un Comité de grève s’organise et le cahier de revendications est établi. (Emmanuel Allot, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 17)
Usines de conserves | ||||
Tarif actuel | Tarif demandé | Surtravail actuel | Tarif demandé | |
Sertisseurs (prix de l’heure) | 1,45 | 1,90 | ||
Manœuvres (prix de l’heure) | 1,30 | 1,75 | ||
Femmes sardinières (prix de l’heure) | 0,80 | 1,25 | ||
Fabrication de boites vides | ||||
Femmes (prix de l’heure) | 0,70 | 1,20 | ||
Montage (prix du mille) | 3,10 | 4,50 | ||
Boites de pois (prix du mille) | 5,00 | 6,50 | ||
Bordeuses (prix du mille) | 1,60 | 2,25 | ||
le mille au-dessus de 8 000 | ||||
Caoutchouteuses (prix de l’heure) | 0,80 | 1,25 | 0,30 | 0,60 |
Presses (prix de l’heure) | 0,85 | 1,30 | 0,30 | 0,60 |
Répareuses (prix de l’heure) | 0,95 | 1,35 | ||
Mousses (prix de l’heure) | 0,60 | 0,75 |
Le comité de grève fixe aussi les conditions de pêche aux marins afin de ne pas nuire à la lutte.
Le comité de grève autorise les pêcheurs à prendre la mer pour l’approvisionnement de la population en poisson frais et la vente aux mareyeurs qui n’ont pas d’usines de conserves. Ils devront à leur débarquement, faire une part de pêche qui sera répartie par les soins du comité aux grévistes et aux cantines… Le comité de grève décide qu’en aucun cas l’approvisionnement des maisons dont le personnel est en grève ne pourra avoir lieu, quel que soit l’endroit où se trouvent leurs usines. (Le Temps, 27 décembre 1924)
Le 26 novembre, pour tenter de mettre fin à la grève générale, le juge de paix, Paul Le Falchier, convoque une réunion de conciliation. Le patronat (Béziers, Ramp, Griffon…) refuse.
La commission patronale des usines métallurgiques et des fabricants de conserves dont les intérêts sont connexes, s’est réunie afin de donner une réponse précise et irrévocable à vos diverses convocations. Notre commission considère, et nul ne l’ignore, que la grève actuelle est plutôt communiste et révolutionnaire qu’économique. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 2 décembre 1924)
Le patronat menace aussi sur l’illégalité de la grève en cours, puisqu’un accord signé en 1920 suite à une autre grève avait acté l’obligation pour les grèves futures de n’être déclenché qu’après que tout le stock de poissons ait été travaillé, or il reste au lancement du mouvement de 1924, 123 000 boites de poisson abandonnées dans 8 usines pour une valeur de 200 000 F selon les usiniers.
Ils réclament l’intervention de la police armée pour faire respecter la « liberté du travail », ce à quoi le préfet n’est pas favorable. Toutefois ce dernier dépêche des renforts pour assurer les propriétés de ces messieurs et intimider les grévistes.
Des gendarmes arrivés dans la nuit et cantonnés à Ploaré assurent la garde des usines et patrouillent, sous la direction de leur capitaine. M. Dominici, commissaire spécial de Quimper, veille personnellement à la marche des évènements, parfaitement secondé par notre sympathique commissaire, M. Coquet. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 26 novembre 1924)
Les capitalistes concernés se réunissent à Quimper dans le luxueux hôtel de l’Épée et tablent sur la reprise de la pêche le 3 janvier pour que les marins pêcheurs fassent pression sur leurs femmes afin que leurs cargaisons ne restent pas sur leurs bras. Le patronat prépare de plus un plan de secours en cas de victoire des sardinières, baisser le prix d’achat du poisson à leurs maris.
Mais la grève s’étend également aux marins pêcheurs, le 27 novembre, seuls 4 bateaux prennent la mer après avoir donné la garantie que le poisson ne serait pas vendu à Douarnenez.
Déjà dans la matinée, la grosse masse des bateaux n’avait pas pris la mer. Quatre barques seulement à la pointe du jour, avaient gagné les lieux de pêche ; mais il était bien entendu qu’elles ne débarqueraient pas leur poisson à Douarnenez. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 26 novembre 1924)
De leur côté, les ouvrières se rendent chaque matin à la mairie, se répartissent les tâches, propagent la grève aux bourgs voisins, récoltent des denrées pour les distributions, préparent la cantine, manifestent, perçoivent les cotisations syndicales (beaucoup de grévistes se syndiquant à la CGTU), surveillent les usines et notamment la marchandise produite et que le patronat souhaiterait récupérer. Et cette surveillance se relève d’autant plus importante lorsque le 4 décembre, un convoi accompagné de la gendarmerie tente de récupérer des caisses de conserves de l’usine Lozachmeur. Après la sortie de deux convois, les grévistes font capoter le troisième malgré la charge des gendarmes.
Le grand capital est inflexible
Le capitaliste Béziers explique dans le quotidien bourgeois national Le Temps que Douarnenez est dorénavant « aux mains des soviets », et dépose plainte contre le maire qui aboutira le 5 décembre à sa suspension pour un mois par le ministre de l’intérieur Camille Chautemps (Parti radical). La presse bourgeoise et le clergé catholique lancent des rumeurs sur la dépravation des ouvrières bretonnes. L’Aurore syndicale, organe des syndicats jaunes, parle d’« orgies répétées et répugnantes ».
Si la propagande bourgeoise tape à chaque coup sur les communistes, c’est parce que le PS-SFIO feint l’impuissance.
Nous luttons avec des armes émoussées hélas. Que pouvons-nous ? Nous ne sommes que des gens de bonne volonté ayant contre nous l’alliance patronale et cléricale. (Michel Lebars, maire PS-SFIO d’Audierne, Paris-Soir, 12 décembre 1924)
Le 15 décembre, trois déléguées sardinières (dame Morvan, Anna Julien et Alexia Poquet) se rendent aux négociations convoquées par le ministre du travail Justin Godart (Parti radical), ainsi que deux ouvriers Vigouroux et Jéquel. Ils sont accompagnés de Lucie Colliard et Maurice Simonin. Côté usinier, Béziers, Marlière sont accompagnés du responsable de l’Usine Chancerelle, Ollivier-Henry.
Contrairement au gros usiniers, les patrons tirant profit d’une seule usine sont plus en difficulté, ne pouvant comme les premiers honorer les commandes en les reportant hors Douarnenez. Juste avant l’entrevue, Quéro, patronne d’une unique usine, cède et octroie une partie des revendications, 1 F de l’heure, majoration de 50 % des heures supplémentaires (au-delà de 10 h) comme pour les heures de nuit, pas de représailles envers les grévistes, autorisation du syndicat.
Le patronat finance des briseurs de grève
Le patronat refuse cependant de céder la moindre miette, mais met à profit ce voyage dans la capitale pour se rendre rue Bonaparte dans les locaux de l’Union générale des syndicats réformistes, regroupant les syndicats jaunes du pays. L’un en particulier, le Syndicat libre, affilié au Comité des forges, propose des services de briseurs de grève. Il est dirigé par Léon Raynier qui est également à la tête de l’Aurore syndicale.
Raynier se déplace en personne, accompagné de quatre nervis, ils commencent à distribuer leur torchon calomniant, les responsables PC-SFIC et CGTU ainsi que le maire Le Flanchec. Peu inspirés, ils expliquent chercher du travail dans la région, alors même qu’il s’agit de la saison morte pour l’industrie sardinière. Certains avoueront plus tard percevoir 100 F par jour pour leurs basses œuvres.
Pendant ce temps la grève se poursuit, les manifestations et réunions continuent de se tenir et de nouvelles cantines sont ouvertes. Des fonds sont levés notamment par le PC-SFIC et par le maire durant sa suspension, des vêtements sont collectés dans toute la France pour les enfants, de quoi passer les fêtes, les collectes dans les communes alentour font toujours le plein, de Douarnenez à Concarneau, les travailleurs de la mer comme de la terre sont solidaires des Penn Sardin, 500 repas sont ainsi distribués chaque jour.
Peu avant le nouvel an, les briseurs de grève installés à l’Hôtel de France, reçoivent des renforts de Paris. Dans l’après-midi du 1er janvier 1925, dans un café, quatre d’entre eux manifestement éméchés sortent leurs armes et tirent vers l’entourage de Le Flanchec, celui-ci est touché à la gorge, son neveu, Martial Quigner, marin à la tête et trois autres marins (Marc Stéphan, Jean Garrec, Vincent Cloarec) sont blessés plus légèrement. La nouvelle se repent comme une trainée de poudre, « Lazhet eo bet Flanchec ganto ! » (Ils ont tué Flanchec).
Alors que les responsables PC-SFIC/CGTU appellent au calme, les grévistes se rendent à l’Hôtel de France et en lapident la façade. Raynier et d’autres sont exfiltrés par les gendarmes, le directeur de l’usine Pennamen, présent ce soir-là, s’enfuit par les toits. L’hôtel est saccagé, des marins se jettent sur les chevaux des brigades montées et la foule arrose les autres de pavés. Les ouvrières et les marins bloquent la ville et l’on entonne la Jeune garde.

À Douarnenez, le sang ouvrier a été versé par une équipe de briseurs de grève, embauché par le patronat de là-bas. Le hasard seul a fait qu’il n’y ait pas eu de morts à déplorer. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 7)
Dans les jours qui suivent, patronat et gouvernement Cartel des gauches s’appliquent à minimiser l’affaire. Le télégramme du correspondant de L’Humanité est même bloqué.
Voilà donc un télégramme qui est resté douze heures en souffrance, retenu au central à la suite d’instructions ministérielles. Le gouvernement voulait que seul son communiqué officiel passe dans les journaux d’hier matin. (L’Humanité, 3 janvier 1925)

Le patronat finit par céder
De leur côté, les capitalistes de la conserve approchent le préfet pour étouffer l’affaire en échange de négociations. Celles-ci ont lieu le 5 janvier 1925. Devant le juge de paix, le patronat accepte une augmentation du salaire horaire mais refuse de majorer les heures supplémentaires ou de nuit à 50 %, n’en proposant que 25. Déterminées à ne pas brader le combat qu’elles ont mené jusque-là, les déléguées quittent les négociations. L’enquête sur les évènements du 1er janvier se poursuivant malgré tout, les usiniers sont pris la main dans le sac.
La coopérative des marins pêcheurs respecte les directives du comité de grève et vend les cargaisons loin de Douarnenez et une partie est donnée aux soupes populaires nourrissant les familles en grève. Finalement, le 6 janvier, les capitalistes cèdent sur presque toutes les revendications : l’application de la journée de 8 heures, le paiement des heures d’attente, la majoration des heures de nuit et des heures supplémentaires, l’interdiction des sanctions pour faits de grève ou d’action syndicale.
Toutefois, le salaire horaire est à hauteur de 1 F de l’heure pour les sardinières, au-dessous de la revendication du comité de grève (1,25 F). Après 47 jours de grève, les sardinières ces filles incultes et baragouineuses vainquent l’implacable patronat. Béziers laisse à d’autres le soin d’officialiser la défaite, c’est Marlière, Ramp et Ollivier-Henry qui signent à la mairie l’accord. 21 des 23 usines sont concernées par l’accord, la veuve Quéro ayant déjà signé avec le Comité le 22 décembre et les ouvrières de Belleguic ayant repris le travail le 2 janvier. Le lendemain, les ouvrières mettent leurs habits du dimanche non pas pour la messe mais pour célébrer leur victoire avant la reprise du travail le 8 janvier. Une dernière fois, 5 000 personnes se réunissent sous les halles, encore davantage partent en cortège dans la ville, avant qu’un bal ait lieu dans la soirée.
Justice bourgeoise et blocage des salaires
Dans les années qui suivent, ces acquis seront élargis à d’autres commune, Guilvinec, Concarneau, Lesconil…
Côté judiciaire, malgré les preuves, Béziers et Marlière jouissent d’un non-lieu dans l’affaire de la fusillade du 1er janvier, alors que les chèques perçus par Raynier et signés de la main du trésorier du syndicat des patrons de sardineries sont présentés au procès. Ce qui fait exulter la presse bourgeoise.
L’instruction a révélé que ces deux industriels très honorablement connus n’avaient joué aucun rôle dans la bagarre qui fut provoquée par des repris de justice dans le débit de « l’Aurore ». (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 29 juillet 1925)
Concernant Raynier et ses nervis, le jury de Quimper (qui ne comprend pas un seul ouvrier) estime qu’ils n’ont pas eu la volonté de donner la mort à Le Flanchec.
En mai 1925, à la faveur des élections municipales, le PC-SFIC donne pour consigne d’inclure des femmes sur les listes candidates, profitant d’un vide juridique sur leur présence alors même qu’elles sont privées du droit de vote. À Douarnenez, la liste de Le Flanchec comprend Joséphine Pencalet, une seule femme alors que la ville comporte plus de 2 000 ouvrières. Placée en quatrième position, cette sardinière a participé à la grève de 1924. Comme pour les autres, son élection est d’abord suspendue par arrêté préfectoral avant d’être invalidée en novembre sur décision du conseil d’État.
L’Église tente de réagir à l’influence communiste en terre réputée catholique, l’abbé Le Goff arrivé comme vicaire en 1923, fondera dans les années 1930 une section de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Le patronat va geler les salaires durant des années, ce qui aura pour effet de grignoter peu à peu les gains de 1924.
Les limites de la grève
Que le conflit se solde par une victoire tient à la combattivité des ouvrières. Les poursuites judiciaires pour meurtre contre le patronat ont joué en faveur des grévistes. Peu relèvent que la stratégie de la direction du PC-SFIC consistait à restreindre la grève à la seule baie de Douarnenez alors que les principaux patrons disposaient d’usines sur toute la côte atlantique et que les ouvrières de celles-ci partageaient le même sort que leurs camarades de Douarnenez.
Il est clair que si une seule de ces usines se trouve en grève et que les autres continuent le travail, la résistance de ces patrons sera facile. D’où le besoin de travailleur à organiser les ouvrières de la conserve sur toute la côte. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)
La fédération CGTU de l’alimentation ne fera de la propagande dans les autres usines qu’une fois le conflit de Douarnenez terminé. Autre erreur relevée par Monatte, les stocks de poissons, dormant dans les usines, récupérés par le patronat durant le conflit (255 tonnes). Cela aurait pu être évité, si la CGTU avait organisé la solidarité ouvrière par la grève chez les camionneurs et les cheminots, pour refuser le transport de ces marchandises, ce qui aurait diminué la résistance du patronat. Il accuse également Cachin (vieux dirigeant chauvin du PS-SFIO mis en avant par et les députés PC-SFIC d’avoir fourni un masque d’ami des ouvriers au gouvernement du Parti radical à l’assemblée alors que dans le même temps ce gouvernement suspendait le maire Le Flanchec et garantissait aux usiniers la jouissance de leurs stocks en envoyant la troupe.
Pour les communistes, la solidarité aux grévistes, c’était à la classe ouvrière seule de l’assurer. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)
Il est également très critique sur la qualification de fascisme au sujet de la fusillade du 1er janvier. Terme, il est vrai, employé à la légère par le PC-SFIC sans qu’il agisse en accord avec cette qualification.
On a voulu voir un attentat fasciste. Comme si les patrons avaient attendu le fascisme pour soudoyer des briseurs de grève et pour armer des assassins de militants ouvriers… Si c’est un attentat fasciste, qui s’est produit le 1er janvier à Douarnenez, je ne comprends pas que Henriet n’ait pas été mis en accusation par le parti communiste pour avoir détourné la colère des grévistes. Depuis des mois on nous raconte qu’au premier attentat fasciste caractérisé une riposte décisive se produira : pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ; et quand l’attentat se produit quand toute une population est prête à exercer sa vengeance on l’en détourne. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)
Monatte explique ainsi que si les grévistes ont cherché immédiatement le soutien de la mairie c’est uniquement car elles ne disposaient d’aucun syndicat et cela a propulsé le PC-SFIC et ses envoyés sur place à la tête du mouvement, limitant fortement l’auto-organisation et l’expérience de lutte chez les ouvriers de Douarnenez. Pour Monatte, si la lutte s’est déroulée empiriquement ainsi dans le port breton, il ne doit pas être monté en modèle sous peine d’amoindrir la possibilité pour la classe ouvrière de prendre conscience d’elle-même.
Le rôle des femmes dans la lutte
Cette grève de femmes a longtemps été minimisée par les historiens bourgeois, se basant d’abord sur les déclarations publiques et les coupures de presse. Tout a été fait à l’époque, pour diminuer le rôle des ouvrières dans le conflit, chacun craignant le ridicule, à commencer par le préfet qui envoyait à l’État central des câbles mentionnant un mouvement dirigé par des ouvriers. Le déroulé des évènements du 21 novembre est lui aussi travesti, les ouvrières sont décrites comme ayant suivi les manœuvres dans leurs revendications et sont systématiquement placées en second dans les récits.
Vendredi, à 13 heures, les manœuvres de l’usine Carnaud, occupés à la fabrication des boîtes métalliques, se sont présentés à leur directeur Jean Griffon, pour lui demander une augmentation de salaire. […] En même temps, les ouvrières du même établissement, rétribuées à raison de 0,80 F de l’heure ont sollicité de leur patron un salaire de 1 F de l’heure (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 24 novembre 1924)
Le patronat, conscient que la plus grande part du profit qu’ils réalise à Douarnenez se fait sur le dos des sardinières a essayé de jouer les hommes contre les femmes. Il accepte mi-décembre le 1,50 F réclamé par les manœuvres mais refuse d’augmenter les ouvrières de plus de 0,10 F de l’heure. Il menace aussi de baisser le prix du poisson afin que les marins pêcheurs fassent pression sur leurs femmes, en vain.
Toutefois, s’il s’agit bien d’une grève ouvrière menée par des femmes, et non une grève de revendications féminines. Comme le montre l’inégalité des traitements dénoncée par Lucie Colliard, les femmes touchent systématiquement moins que les hommes.
Ce n’est pas 1,25 F que nous devrions demander pour les femmes mais 1,75 F comme pour les hommes. (Lucie Colliard, Une belle grève de femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 19)
Le comité de grève lui-même n’est pas exempt de tout reproche puisque si les femmes constituaient 73 % des grévistes, elles n’eurent droit qu’à 6 places sur les 15 dans la direction du mouvement.

Colliard insiste aussi sur le rôle des femmes dans l’affrontement avec les gendarmes au soir de l’attentat des briseurs de grève, loin des historiens pour qui cela a été l’œuvre des seuls hommes.
Ah ! la vieille balançoire bourgeoise de la femme ange du foyer, comme elle était loin cette nuit-là ! (Lucie Colliard, Une belle grève de femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 22)
Aucune revendication n’a concerné les conditions de travail spécifiques aux femmes.
Vous avez encore bien des revendications à poser, surtout vous, les femmes : il n’y a pas d’hygiène dans vos usines, vous n’avez pas de vestiaires propres pour vos vêlements ; il n’y a ni crèches ni garderies pour vos petits, ni chambres d’allaitement. (Lucie Colliard, Une belle grève de Femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 25)
À la sortie du conflit, 900 d’entre elles ont leur carte syndicale, obligeant parfois leurs maris à prendre leur part dans le travail domestique.
Moi, je me rappelle, j’avais cinq ans, j’allais par la main avec mon père. C’est qu’il y avait de grandes manifestations ! Il y avait du monde ! J’allais avec mon père par la main aux meetings. Ma mère, il fallait qu’elle aille aux réunions, elle était déléguée. Alors mon père faisait à manger. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 169)