Une réhabilitation de la pensée écologique de Marx
Dans une nouvelle approche de la société d’abondance associée à l’anthropocène, l’auteur s’inscrit dans une analyse de la rupture métabolique comme fondement méthodologique et théorique, et il l’enrichit avec les contributions de Marx et d’Engels, mais aussi de Lukács, de Mészáros, en faisant du capital constant le principal responsable. Aujourd’hui le capitalisme est destructeur et il menace l’existence humaine, et il n’est pas évident qu’il génère un progrès conduisant au socialisme, tant la relation dialectique entre les champs social et naturel repose sur une dynamique complexe, ni mécanique ni constructiviste. Marx évoquait déjà une rupture métabolique à trois niveaux : perturbation du métabolisme naturel, rupture spatiale et rupture temporelle. L’auteur met également en évidence un fétichisme dans le récit de l’anthropocène, au sens où le discours selon lequel l’humanité est en soi responsable de la crise écologique ne tient pas compte des rapports sociaux, ne discute pas de l’hypothèse selon laquelle le changement climatique est lié aux rapports de pouvoir tels qu’ils existent sous l’hégémonie du capitalisme mondial, et donc du capitalocène. Il est donc nécessaire de concevoir la logique du capital comme le principal organisateur du métabolisme planétaire.
Une alternative au capitalisme : le communisme de décroissance
Saito part de la critique marxiste pour proposer une alternative au capitalisme, en réhabilitant le communisme, en l’occurrence un communisme de décroissance. Il n’est donc pas porteur d’une croissance économique supérieure à celle du capitalisme, quand bien même elle soit soutenable ou désirable, ni d’un appauvrissement, mais d’un avenir ne reposant pas sur une croissance infinie de la consommation. Plus précisément, il s’agit de remplacer, en tant qu’objet du développement, les forces productives par les pouvoirs humains en tant que tels. La richesse cesserait de se mesurer en quantité de marchandises pour l’être en pouvoirs humains, qui incluent la culture, le temps libre, les aptitudes personnelles, les connaissances, mais aussi la nature, indispensable pour l’épanouissement humain.
Cela signifie que la richesse capitaliste n’en est pas une, qu’elle est artificielle, qu’elle passe par la destruction des communs, alors qu’à l’inverse, le communisme passe par une planification commune, par un contrôle commun des moyens de production, par une gestion démocratique et communale et une propriété coopérative. En d’autres termes il s’agit de remplacer la croissance de la quantité de marchandises par le développement de l’émancipation, de redéfinir l’abondance comme celle de la richesse commune, à travers les travailleurs associés. L’enrichissement passe par un hédonisme alternatif, il se détermine hors des circuits commerciaux, est imperméable au calcul du PIB, repose sur des modes de vie sains, solidaires, et démocratiques, sur un développement de la liberté. Il s’agit de remplacer la valeur d’échange, porteuse de profit, par la valeur d’usage, source de bien-être, et concrètement de réduire la production de biens non essentiels (et de bullshit jobs), d’abolir la subordination aliénante des individus à la division excessive du travail en faveur d’une collaboration autonome, vers une économie soutenable et égalitaire.
Pourquoi l’écologie de Marx a été marginalisée
Pour autant le livre s’interroge sur la raison pour laquelle les préoccupations environnementales de Marx ne sont que rarement apparues, avec des conséquences malheureuses sur la pensée de Marx elle-même et sur son potentiel d’émancipation. Elle a évolué, notamment à la lecture de nombreux travaux de biologistes et de chimistes, notamment Liebig, vers une préoccupation forte à la fin de sa vie. La position que défendait Marx dans les Grundrisse (1857-1858), selon laquelle la pleine automatisation réalise l’émancipation du travail et le plein développement de l’individu dans une société qui a dépassé le travail, réduit le travailleur à être porteur d’une chose réifiée, au sens où le développement des forces productives dans le capitalisme n’améliore que le pouvoir du capital en privant les travailleurs de leur subjectivité. Ainsi, il ne conduit pas automatiquement à un meilleur futur. L’auteur suggère d’inverser ce qu’il qualifie d’interprétation traditionnelle du matérialisme historique en établissant que les rapports de production déterminent les forces productives, et non l’inverse, ce qui selon lui revient à un abandon de la formulation de 1859 (« Préface », Contribution à la critique de l’économie politique). Il est ainsi question de partir de l’étude du mode de production, capitaliste en l’occurrence, et des rapports de production qui lui correspondent, plutôt que de concevoir les forces productives comme variable indépendante, de telle sorte que les forces productives du capital disparaitront avec le capitalisme, au sens où les technologies capitalistes sont insoutenables et destructives, elles ne peuvent pas être utilisées dans le socialisme. Il ne suffit donc pas de transférer la propriété des forces productives du capital au travail social. Une telle approche optimiste à l’égard de la technologie masquerait un réalisme pessimiste capitaliste tel qu’aucune lutte de classe ne serait en mesure de défaire les rapports de production capitalistes.
Saito suggère qu’Engels n’aurait pas saisi un certain nombre de subtilités qui lui auraient permis de comprendre la théorie de Marx sur la rupture métabolique, et cela en expliquerait leur marginalisation, dans la mesure où Engels est un des tout premiers à avoir diffusé la pensée de Marx. Il aurait en effet laissé de côté quelques-unes de ses notes sur les questions environnementales, celles qui notamment apparaissent dans certaines des œuvres complètes (MEGA, Marx-Engels-Gesamtausgabe) récemment publiées. Elles portent sur la centralité de la question du métabolisme dans la critique du capitalisme. Saito croit déceler ici des divergences entre Marx et Engels, en matière d’écologie. De même, il conçoit le matérialisme historique comme un système dialectique fermé, au sens où il correspondrait à une simplification de la pensée de Marx. Il reproche à Engels, avec l’accent qu’il aurait porté sur la reconnaissance scientifique d’une loi transhistorique de la nature vers le règne de la liberté, de défendre une dialectique de la nature fondée sur la dichotomie conscience-matière et idéalisme-matérialisme, avec une primauté ontologique au dernier. Cela reviendrait à une position transhistorique, et donc au rejet du métabolisme de Liebig en faveur d’une antithèse ville-campagne, d’une approche unilatérale du développement historique fondée sur la reconnaissance progressive des lois naturelles à l’aide des sciences naturelles modernes. Marx à l’inverse n’aurait jamais adopté de projet de dialectique matérialiste, il ne s’intéressait pas à l’ontologie philosophique, mais plutôt à un engagement empirique avec la science de la nature, afin de comprendre la transformation à la fois physique et sociale de la relation de l’homme à la nature, d’étudier l’organisation du métabolisme entre l’homme et la nature, de reconnaitre en quoi cela tend à la construction d’une société à la fois plus égalitaire et plus soutenable.
Conclusion
L’ouvrage de Kohei Saito est ainsi précieux pour tous ceux et toutes celles qui voient la pensée de Marx, non pas comme un dogme, mais comme un guide pour l’action, et comme un outil qui offre une méthode pour comprendre le réel afin de mieux se donner les moyens de le transformer. C’est également à ce titre que nous jugeons que la critique qu’adresse l’auteur à la fois au matérialisme historique et à la contribution d’Engels nous semble discutable.
D’abord, l’interprétation qui est faite du matérialisme historique qui, à la fois en raison de la priorité qu’il aurait accordé aux forces productives dans le développement historique, et de la définition étroite des forces productives dont le développement serait à un certain niveau non souhaitable, nous paraît inappropriée. D’une part, rien dans la formulation de Marx, en particulier dans la préface de 1859 qui est d’abord une synthèse, n’attribue de priorité explicative aux rapports de production ou aux forces productives.
D’autre part, limiter le champ des forces productives au développement technologique relève aussi d’une interprétation discutable du texte, et il serait possible de reformuler la question en définissant comme forces destructives celles qui qui ont un impact négatif sur l’environnement.
Ensuite, la critique qu’adresse l’auteur à Friedrich Engels nous semble excessive au sens où sa contribution à la question environnementale a toute sa place avec sa Dialectique de la nature (1873-1882).
Il n’en reste pas moins que cet ouvrage d’adresse à tous les marxistes qui s’intéressent à l’écologie, comme tous les écologistes qui s’intéressent au marxisme, et plus largement tous ceux qui sont persuadés que la question sociale et la question écologique sont complémentaires, qui pourront largement nourrir leur réflexion à la fois théorique et pratique.