Grande-Bretagne : après les élections législatives du 4 juillet, qu’attendre du gouvernement Starmer ?

Le 4 juillet, après quatorze ans, le Parti conservateur perd la gestion des affaires communes de la bourgeoisie britannique. Apparemment, la démocratie bourgeoise fonctionne puisqu’il laisse –temporairement– place au Parti travailliste, un parti ouvrier bourgeois qui a fait ses preuves en matière de gestion loyale du capitalisme depuis cent ans (1924). Cependant, la routine des rites monarchiques et de l’alternance parlementaire ne doit pas masquer l’irruption d’un parti fascisant (Reform UK, Réformer le Royaume-Uni) qui s’inscrit dans une inquiétante tendance mondiale.

Évolution du pourcentage des votes entre 2019 et 2024 / The Independant

Les conservateurs au gouvernement en 2010

En 2010, le Parti travailliste dirigé par Gordon Brown perd les élections législatives. N’obtenant pas la majorité absolue à la Chambre des communes, David Cameron est contraint de constituer avec les Libéraux-démocrates le premier gouvernement de coalition depuis 1945. Il est reconduit dans ses fonctions en 2015, après que son parti remporte la majorité absolue aux élections générales, ce qui lui évite d’avoir à former une nouvelle coalition.

Reflétant la fracturation de la bourgeoisie britannique, le Parti conservateur reste divisé sur l’appartenance à l’Union européenne. Les hauts fonctionnaires et l’état-major du Parti conservateur sont plutôt pour, à condition de s’en tenir à un marché commun et d’empêcher tout pas vers le fédéralisme (d’où le refus d’adopter l’euro). Mais un personnage du parti comme Alexander Boris de Pfeffel Johnson, ancien maire de Londres (2008-2016), une sorte de Trump avec un peu plus de culture, est pour la sortie (de fait, pour le resserrement des liens de soumission aux États-Unis). Un autre, Nigel Farage, a quitté le Parti conservateur pour fonder un parti europhobe et fascisant, l’UKIP.

Le référendum de Cameron sur l’UE de 2016

En 2016, pour desserrer la concurrence du Parti travailliste, du parti nationaliste bourgeois écossais SNP et du parti anglais xénophobe UKIP, Cameron croit malin de convoquer un référendum sur l’appartenance à l’Union européenne.



Certes, la direction du Parti conservateur se prononce pour rester ; mais la clique de Johnson et l’UKIP déchainent, avec l’appui des médias réactionnaires du groupe capitaliste Murdoch, une campagne démagogique (le service de santé public gratuit NHS irait mal à cause de l’UE), xénophobe et raciste (il faudrait « retrouver le contrôle » des frontières pour arrêter l’immigration). Stupidement, une partie du mouvement ouvrier (CPB, SWP, SPEW, SL…) explique que voter pour le départ est l’occasion d’infliger une défaite au gouvernement conservateur et à l’UE.

Avec une participation importante de 72,2 %, près de 52 % des électeurs du Royaume-Uni se prononcent le 23 juin 2016 pour la sortie de l’Union européenne.


En France, le RN se réjouit du résultat et préconise d’imiter la Grande-Bretagne, tout comme LFI.

Le Royaume-Uni, libéré de la tutelle de Bruxelles, renationalise le chemin de fer que les libéraux avaient mis en chaos. L’indépendance paye. (Jean-Luc Mélenchon, 30 janvier 2020)

Cameron, ayant perdu le référendum, démissionne. Il est remplacé par Theresa May qui entame de laborieuses négociations de désengagement de l’UE. De nombreux immigrés venus d’autres États membres quittent le pays. Le NHS continue à se détériorer.

En 2017, elle convoque des élections législatives anticipée.

À la surprise générale, le Parti conservateur, même s’il a progressé tant en voix (plus 2,35 millions) qu’en pourcentage n’obtient que 318 sièges alors qu’il en faut 326 pour la majorité absolue.

Le gouvernement de Johnson accomplit la sortie en 2020

May est supplantée en 2019 par Johnson.

Ses tentatives pour une sortie rapide de l’Union européenne étant contrées par la Chambre des communes, il convoque de nouvelles élections anticipées fin 2019. Les conservateurs obtiennent leur plus grand nombre d’élus depuis 1987 tout en progressant peu en voix (+1,2 %). Johnson ayant les coudées franches, conduit en janvier 2020 la sortie de l’UE.

Évidemment, le Brexit n’apporte pas la prospérité promise par Johnson et Farage. Le gouvernement doit également gérer la crise économique et la pandémie de Covid-19 puis une vague d’inflation, elle aussi mondiale.

L’impopularité du gouvernement Sunak de 2022-2024

Les banques alimentaires se multiplient avec la paupérisation d’une partie de la population. Des grèves pour les salaires touchent en 2022 le secteur public (en particulier le NHS) ainsi que les entreprises privées de transport ferroviaire. C’est « l’été du mécontentement ». La direction du Parti travailliste, la bureaucratie confédérale (TUC) et celles des syndicats s’entendent pour empêcher la grève générale.

Les parlementaires du Parti conservateur destituent Johnson en juillet 2022 pour le remplacer par Liz Truss. Elle n’occupe le poste que quelques semaines. À cause d’un projet de budget déficitaire, exemptant tant les riches et les patrons que le FMI s’en émeut ! , elle se heurte au groupe parlementaire et démissionne.

l’inflation baisse / ONS, 17 juillet
La croissance reprend / ONS, 28 juin

Rishi Sunak, lui succède le 25 octobre 2022. À cause de la stagnation économique de 2022-2023, il est largement rejeté selon les sondages d’opinion. Le 22 mai 2024, il convoque des élections anticipées. Plusieurs indicateurs économiques deviennent favorables, mais trop tard pour sauver le gouvernement Sunak.

Le Parti travailliste dans l’opposition

L’échec électoral de 2010 du Parti travailliste conduit à la démission de Brown qui est remplacé par Ed Miliband. Le revers de 2015 oblige celui-ci à jeter l’éponge. Lui succède Jeremy Corbyn, de l’aile gauche, grâce à 62 % des votes lors de l’élection interne.

Cela marque un retour au discours travailliste traditionnel, keynésien et étatiste, après la mutation ouvertement procapitaliste et libérale de Blair en 1994. Pour autant, le fonds commun de tout le Parti travailliste reste le nationalisme, la défense du capitalisme britannique, le respect de la monarchie, le militarisme et l’OTAN.

Grâce à l’infléchissement politique, le parti grossit en un an de 300 000 membres (surtout des jeunes en formation et des travailleurs salariés) pour atteindre un effectif de 720 000 fin 2017.

Mais l’aile droite reste majoritaire dans l’appareil et le groupe parlementaire. Elle lance une campagne relayée par les médias (y compris le quotidien « de gauche » The Guardian) pour purger le Parti travailliste des « antisémites », c’est-à-dire tous ceux qui défendent les droits de Palestiniens. Le conciliateur Corbyn plie et il nomme au « cabinet fantôme » (le futur gouvernement en cas de victoire électorale) plusieurs représentants de l’aile droite, dont sir Keir Starmer, un ancien « trotskyste » (en 1986, il était membre du groupe pabliste Socialist Alternatives, mouvementiste et quasi-réformiste, enfoui dans le Labour depuis des décennies). Corbyn livre ceux qui le soutiennent aux inquisiteurs blairistes et sionistes.

Lors des élections législatives de 2017, le Parti travailliste progresse. Mais, à celles de 2019, il échoue et perd 60 sièges. Corbyn démissionne. Il est remplacé par Starmer qui entreprend de purger l’aile gauche, jusqu’à chasser Corbyn.

En trois ans seulement, il va complètement transformer le Labour, le discipliner, abandonner une à une ses promesses sociales, marginaliser l’aile gauche du parti en écartant les membres soupçonnés d’antisémitisme ou de complaisance à son égard, même Jeremy Corbyn est exclu du groupe parlementaire. (Le Monde, 5 juillet)

Starmer, à Worcester, le 29 mai 2024

En 2022-2023, Starmer interdit aux responsables travaillistes de manifester avec les grévistes.

Le chef du Parti travailliste, sir Keir Starmer, a licencié un de ses porte-paroles, Sam Tarry, député et ministre du transport dans le gouvernement fantôme, après qu’il s’est montré sur un piquet de grève. (The Guardian, 27 juillet 2022)

Finies les promesses de gratuité des études et de nationalisations (sauf pour le rail déficitaire, ce qu’a déjà commencé le gouvernement du Parti conservateur). Les engagements sont limités : réduction de la précarité de l’emploi, relance du logement, fin de l’exonération fiscale de TVA pour les écoles privées, recrutement d’enseignants, création d’une entreprise publique dédiée à l’énergie verte… Pour le NHS, la solution résiderait dans le partenariat avec le privé. Le soutien à Israël n’a rien à envier au Parti conservateur.

La victoire travailliste en trompe l’œil

Part des votes / New York Times

Malgré l’édulcoration du programme qui visait à élargir l’électorat, Starmer obtient moins de voix en 2024 (9,7 millions) que Corbyn en 2019 (plus de 10,2 millions).

Wikipedia

C’est le mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour qui a mécaniquement amplifié la victoire du Parti travailliste. La participation (28,8 millions d’électeurs sur 48,2 millions d’inscrits) s’établit à 59 %, soit son taux le plus bas depuis 2001 (2017, 68,7 % ; 2019, 67,5 %). L’abstention dans les zones populaires est plus importante.

Si le Parti travailliste obtient une majorité absolue à la Chambre des communes (412 sièges sur 650, soit un gain de 214 sièges par rapport à 2019), il ne récolte que 9,7 millions de voix, soit 33,7 % des votes, 20 % des inscrits).

Contre le Parti conservateur et le Parti travailliste, un groupe de pression typique des pays anglo-saxons, Muslim Vote (Vote musulman), soutient les candidats qui se sont prononcés contre le génocide en cours à Gaza, souvent du mouvement ouvrier, parfois ceux du Parti vert ou des Libéraux-démocrates. Ainsi, quelques candidats « indépendants » réalisent de scores significatifs dans 17 circonscriptions avec une population musulmane importante. 5 indépendants (dont Corbyn) accèdent à Westminster. Aucun ne combat pour les intérêts de la classe ouvrière. Au pire, ce sont des petits patrons cléricaux. Au mieux, ils reprennent le discours travailliste traditionnel (sauver le NHS, réduire le cout de la vie…).

Le reste du mouvement ouvrier

LONDRES, 6 JUILLET, LE CANDIDAT INDÉPENDANT CORBYN HARANGUE UNE MANIFESTATION DE SOUTIEN AUX GAZAOUIS

La plus grosse organisation « trotskyste » ne présente pas de candidat. Le Socialist Workers Party (SWP cliffiste qui se vante de ne pas avoir de programme) prétend que des bulletins de vote suffiraient à éliminer pour toujours le Parti conservateur.

Nous appelons tout le monde à utiliser son bulletin pour écraser, exterminer et étouffer les tories. Puis danser sur leur tombe… Mais nous devons faire plus avec nos votes. Nous exhortons les gens à soutenir les candidats qui soutiennent la Palestine. (Socialist Worker, 28 juin)

Par contre, trois autres organisations « trotskystes » participent aux législatives. Le Socialist Party (SPEW, une branche du semi-réformisme grantiste issu de feu Militant, représentée par la GR en France) présente 40 candidats sous l’étiquette TUSC (une sorte d’imitation du travaillisme, la base syndicale et populaire en moins) rejointe cette année par la SL. La TUSC échoue lamentablement (avec un score moyen de 314 voix par circonscription). Son rival le Revolutionary Communist Party (ex-SA, la branche pro-Chavez du grantisme qui vient de découvrir qu’elle était communiste, représentée en France par Révolution) annonce une seule candidate sous l’étiquette « indépendante ». Tant de modestie parait étrange pour une organisation qui vient de se proclamer « parti » et prédit à ses jeunes membres une révolution imminente. Elle obtient un certain succès avec 1 791 suffrages (4,1 %,) mais nettement moins que la candidate du Parti travailliste qui est élue avec 19 145 voix. Le SEP (un des groupes healystes issus de l’ex-SLL-WRP) désigne deux candidats sans grand écho (120 voix en moyenne par circonscription).

Trois partis réformistes poststaliniens interviennent à l’échelle nationale. Le Workers Party of Britain aligne 154 candidats. Son chef George Galloway est un ancien député travailliste, chrétien affiché, allié autrefois au SWP et à la MAB (proche des Frères musulmans) au sein du parti Respect. Hostile à l’avortement et à l’immigration, Galloway a soutenu en 2019 le parti fascisant Brexit Party de Farage aux élections européennes. En 2023, il se prononce pour des restrictions au droit à l’avortement. Le WPB est chauvin et protectionniste. Galloway claironne qu’il va obtenir 12 députés. Malgré 210 000 voix, il n’en obtient aucun. Le Socialist Labour Party de Scargill présente 12 candidats (avec un score moyen de 301 voix par circonscription) ; le Communist Party of Britain 14 candidats (187 suffrages par circonscription en moyenne).

Rien dans ces résultats électoraux n’indique une montée de la lutte de classe prolétarienne, ce que confirme la baisse du nombre de conflits collectifs de travail et de journées de grève depuis l’été 2023.

La modification des rapports entre les partis bourgeois


Plus qu’à une victoire du Parti travailliste, on a assisté à une débâcle du Parti conservateur avec 6,8 millions de voix (23,7%) et 121 sièges, son pire résultat depuis la création du parti en 1834.

L’affaissement du SNP, le parti nationaliste écossais au pouvoir à Édimbourg, et surtout du Parti conservateur profite aussi à leurs concurrents bourgeois.


Le parti fascisant Reform UK de Farage n’obtient que 5 sièges. Néanmoins, il a obtenu 4,1 millions (14,3 %) de voix, au 3e rang, pas si loin des 6,8 millions de suffrages du Parti conservateur dont il siphonne l’électorat populaire. Ce résultat est un signal d’alarme pour la classe ouvrière.

Le Parti libéral-démocrate stagne avec 3,5 millions de voix (moins 200 000) soit 12,2 % des suffrages exprimés mais obtient malgré tout 72 députés. Le Parti vert réussit à conquérir 4 sièges, contre 1 précédemment, avec un total de 1,9 million de voix (6,7%) contre 865 000 en 2019. Le parti nationaliste bourgeois irlandais Sinn Féin réussit à devenir le premier parti nord-irlandais en nombre de voix et de sièges à Stormont (Irlande du Nord) et à Westminster.

Le gouvernement d’un parti social-impérialiste n’est pas un gouvernement ouvrier

Échanges de biens (produits manufacturés, pétrole, autres énergies, matières premières, agroalimentaire, produits intermédiaires) / ONS, 28 juin
Dettes publiques de plusieurs puissances impérialistes rapportées à leur PIB / ONS, 30 avril
Taux de chômage officiel / ONS, 18 juillet

Si le solde des échanges de services est excédentaire, celui des échanges de biens est structurellement déficitaire et le Brexit n’y a rien changé. La dette publique dépasse 100 % du PIB. Les loyers ont augmenté de 8,6 % depuis un an. Le chômage semble remonter.

5 juillet, le futur premier ministre se rend au palais

Starmer donne aussitôt des gages aux capitalistes, qu’il présente comme les « créateurs des richesses » alors que c’est la classe ouvrière et la nature qui en sont la source. Les capitalistes les accaparent grâce à la propriété privée des moyens de production.

Le 17 juillet, l’ouverture formelle du parlement lui a permis de présenter un programme contenant 40 projets de loi pour l’année à venir… Il a promis d’être du côté des « créateurs de richesse ». (Le Monde, 19 juillet)

Il confirme l’abandon du projet d’expulser des migrants au Rwanda, mais parce qu’il n’est pas assez dissuasif. Selon lui, le problème réside dans les réseaux mafieux, comme si ces derniers ne prospéraient pas à cause des restrictions de l’immigration.

Nous sommes déterminés à démanteler les réseaux de passeurs, à briser leur modèle économique et à sécuriser nos frontières. (Keir Starmer, « Tribune », Le Monde, 19 juillet)

Pour une politique révolutionnaire, pour un parti ouvrier internationaliste

Muslim Vote appelle Corbyn, le Parti vert et des « groupes indépendants » à former un NFP comme en France. Galloway envisage aussi d’imiter le NFP, sans en avoir les moyens. Corbyn hésite à lancer une organisation nationale mais prétend qu’il a inventé « une nouvelle façon de faire de la politique », un refrain connu (PT brésilien, Die Linke allemande, Syriza grecque, PRC italien, Podemos espagnols, LFI française…).

Il faut en finir avec les vaines tentatives par les staliniens défroqués et les faux trotskystes de mettre sur pied un « bon » parti réformiste (Respect, SLP, TUSC, etc.) que Corbyn va peut-être répéter demain avec le même résultat démoralisant. Assez de respect de la monarchie, assez d’illusion dans le parlementarisme, assez de servilité envers les bureaucraties syndicales, assez de prosternation devant les partis écologistes ou les organisations islamistes !

L’avant-garde des travailleurs doit entreprendre la construction d’un parti de masse clairement et ouvertement révolutionnaire, membre d’une internationale fondée sur le communisme de Marx, Engels, Luxemburg, Lénine et Trotsky.

20 juillet 2024