Tout gouvernement avec des partis bourgeois se retournera contre la classe ouvrière

L’apprenti sorcier

En décidant de dissoudre l’Assemblée nationale, Macron avait fait le pari de retrouver des marges de manœuvres parlementaires, en souhaitant « une clarification ». Il voulait contenir la poussée du RN qui s’était exprimée aux élections européennes, profiter de l’explosion de la Nupes pour tracer une fausse symétrie entre RN et LFI, qualifiée « d’extrémiste et d’antisémite », et redonner plus de poids à l’alliance autour du parti macroniste pour se mettre à l’abri d’une motion de censure au moment du vote du budget 2025 de l’État et de la Sécu (obligatoirement votés par l’AN).

C’est un échec. La Nupes a ressuscité en NFP en quelques jours, bricolant un « contrat de législature » reprenant quelques revendications mais se gardant bien de s’attaquer réellement au capital. D’ailleurs, le NFP entend ménager, voire renforcer, l’appareil répressif de l’État bourgeois.


Ministère de l’intérieur

La participation a atteint 66,6 % au 2e tour, bien supérieur à 2022 où elle n’était que de 53,8 %. Le nombre de voix obtenues est à relativiser du fait des nombreux « retraits républicains » et aussi des élus du premier tour. Même le premier tour donne une indication biaisée puisque les trois coalitions ont partagé les circonscriptions. La meilleure image de l’audience des partis reste celle des élections présidentielles.

Certes, le RN est loin de la majorité, les retraits et désistements du front républicain ayant joué. Mais il progresse et devient le premier parti en termes de voix et de députés. Le NFP, à la surprise générale, arrive en tête du nombre de députés élus. Le RN et alliés obtiennent 10 millions de voix (8,7 + 1,3) et 143 députés ; le NFP 7 millions de voix et environ 190 députés (142 pour la Nupes en 2022) ; Ensemble (Renaissance et ses alliés) 6,5 millions et 165 sièges (il dégringole de 81).

Il faut au minimum 15 députés pour constituer un groupe, sans quoi on est marginalisé dans l’AN. La clôture est le 18 juillet. La situation s’établissait ainsi le 12 juillet, alors que les chiffres sont encore fluctuants, un certain nombre de députés n’ayant pas encore décidé quel groupe ils rejoignaient et que le périmètre de certains groupes est encore incertain.

Parmi les groupes constitués par les partis réformistes :

  • LFI obtient 72 députés (75 en 2022) ; parmi les 6 députés Après (candidats non présentés par Mélenchon mais élus quand même), Corbière, Ruffin, Autain appellent à la formation d’un groupe regroupant toute « la gauche », ce qui hautement improbable.
  • le PS obtient 65 sièges (31 en 2022), quelques députés du PS refuseraient de siéger dans le groupe Socialistes, sans rupture avec LFI alors que, inversement, des élus Générations pourraient le rejoindre.
  • le PCF n’a que 9 sièges (dont un apparenté, dissident du PS), mais 6 ou 7 députés « divers gauche » des TOM DOM pourraient s’adjoindre comme ils l’avaient fait en 2022 pour permettre la constitution d’un groupe Gauche démocrate et républicaine.

Pour les groupes des partis de la bourgeoisie :

  • Le RN a 123 députés (89 en 2022) et 17 pour la clique Ciotti de LR qui aura son propre groupe À droite.
  • Renaissance a 104 députés (172 en 2022),
  • Ce qui reste de LR autour de Wauquiez obtient 44 sièges (63 députés LR et apparentés en 2022) et forme le groupe La Droite Républicaine. 5 députés LR n’ont pas encore rejoint ce groupe.
  • Les Écologistes ont 34 élus dont 5 pour Génération.s (23 EELV en 2022).
  • Le MoDem a 33 députés (48 en 2022)
  • Horizons a 25 députés (30 en 2022) + 3 députés « divers droite » investis par Ensemble. Il pourrait y avoir 4 groupes au total. Même le groupe Ensemble, présidé par Attal, échappe désormais au contrôle de Macron.

Restent les « autres » députés, objets de toutes les attentions et convoitises : 11 ex-LIOT, 4 divers droite pas forcément LR compatibles, 3 UDI, 2 divers gauche, 1 indépendantiste calédonien.

Si bien que la situation est inextricable et la majorité introuvable car aucun parti ni même aucune alliance ne parviennent à franchir le seuil de la majorité absolue de 289 députés, ni même à s’en approcher. Et l’Assemblée, selon la constitution, ne peut pas être dissoute avant un an.

Faits et méfaits du front républicain


Le NFP s’est fait gloire d’avoir mis en œuvre sans faillir le front républicain pour barrer la route au RN, appelant ainsi à voter sans sourciller aussi bien pour Borne que pour Darmanin, tandis que plusieurs dirigeants LR ou d’Ensemble excluaient LFI de tout report de voix. À l’issue du 1er tour, le RN et ses alliés avaient déjà fait élire 39 députés et étaient en tête dans 258 circonscriptions pour le second tour. D’une part, les désistements « républicains » ont réduit le nombre de triangulaires de 306 à 89. D’autre part, dans le cadre du front républicain, les reports de voix ont assez largement fonctionné. Mais c’est un front républicain à géométrie variable car les reports de voix ont été plus massifs du NFP vers LR ou Ensemble que l’inverse, ce qui a au bout du compte minoré les résultats du NFP, notamment ceux de LFI et permis à LR et à Ensemble de limiter la casse en sauvegardant un certain nombre de sièges. Une aide miraculeuse : « nous avons frôlé la disparition », dira Attal qui va prendre la présidence des députés macronistes. Cela ressort clairement de l’analyse des résultats. Ainsi le RN a perdu 90 de ses duels sur 150 face au NFP, soit 60 %, mais 111 sur 132 face à la coalition présidentielle (84 %) et 39 sur 45 face à LR canal historique (87 %).

Si de nombreux travailleurs ont refusé de voter pour tout candidat bourgeois, une partie importante des électeurs des partis ouvriers parlementaires (LFI, PS, PCF) a donc voté pour des candidats bourgeois « de gauche » ou « républicains » pour empêcher le RN d’arriver au pouvoir, malgré les déboires et désillusions qui ont suivi les appels à voter Chirac en 2002 pour s’opposer à Le Pen père, et à voter Macron en 2017 et 2022 pour s’opposer à Le Pen fille. Sans doute l’ont-ils fait avec moins d’illusions que précédemment, mais ils l’ont fait car il n’y avait aucune perspective ouvrière indépendante d’ouverte pour s’opposer au RN sur un terrain de classe. En effet, non seulement le programme du NFP est respectueux du capitalisme, mais il laisse croire que c’est dans le cadre des élections que la classe ouvrière peut faire aboutir ses revendications. Et très logiquement, sur le terrain électoral, le NFP s’est transformé en front républicain.

Le parti fascisant est le premier en voix

Le front républicain est donc parvenu à limiter la progression du RN, mais l’échec du RN à atteindre ou approcher une majorité absolue doit être relativisé :

  • le RN et À droite (LR clique Ciotti) ont réuni près de 10 millions de voix lors d’un second tour des législatives, après 10,6 millions au premier tour.
  • 157 de ses candidats ont perdu, mais en faisant plus de 40 % au deuxième tour, 76 d’entre eux ont fait plus de 45 %.
  • le RN est le groupe qui progresse le plus par rapport à 2022 et sera le premier groupe de l’Assemblée.
  • le RN a fait élire 80 de ses députés sortants (sur 89) et avait fait élire 39 députés dès le premier tour.
  • le RN a réussi à débaucher le président de LR et dispose désormais d’un groupe d’alliés à l’Assemblée.
  • le RN va bénéficier d’un financement public très important, de l’ordre de 20 millions d’euros par an.

La quadrature du cercle

Le NFP arrivant en tête, mais n’ayant qu’une petite majorité relative (193) loin de la majorité absolue (289), Mélenchon, Faure, Roussel et Tondelier revendiquent que le premier ministre soit issu de leurs rangs et qu’il applique le programme du NFP, ou au moins que celui-ci serve de base aux discussions ! Le fait que PS, LFI et les Écologistes se disputent le poste de premier ministre et sans doute tous les autres ministères est anecdotique. Les dirigeants du NFP se récrient, Macron doit nommer premier ministre l’un des leurs, « il doit respecter son devoir de républicain », martèle Faure.

Mais, prévient déjà Larcher (président LR du Sénat), « Si le premier ministre appartient au NFP, nous nous mettrons en travers ». Ainsi, dès son premier pas, n’importe quel premier ministre issu du NFP est assuré d’avoir une motion de censure votée par LR, Ensemble et le RN pour le renverser. Et la proposition d’une « marche populaire » à Matignon faite par Quatennens (LFI) pour demander à Macron de désigner un membre du NFP comme premier ministre, tout comme l’initiative de la fédération CGT des cheminots, soutenue par la CGT, de manifester le 18 juillet « vers » l’Assemblée nationale et les préfectures pour demander « le respect des urnes » et la constitution d’un gouvernement du NFP n’y changeront rien.

Car « le respect des urnes » aboutira au bout du compte à ce qu’une majorité de députés élus tout à fait régulièrement censure le gouvernement du NFP. Contrairement à ce que prétendent les dirigeants du NFP, il lui sera impossible de rassembler autour des mesures « prioritaires » comme l’abrogation de la loi retraite, la hausse du SMIC, le retrait de la réforme de l’assurance chômage des « majorités de projet » avec les députés LR ou Ensemble de bonne volonté, raisonnables ou ayant entendu le message des électeurs. Il ne s’agit pas de bons sentiments, mais de lutte des classes. La bourgeoisie n’a pas besoin du front populaire à cette étape et elle n’en veut pas. Pour tenter de sortir de l’impasse, Macron tente de mettre sur pied un gouvernement de front républicain, excluant le RN et LFI :

Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’État de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle (Macron, Lettre aux Français, 10 juillet)

Effectivement, la seule possibilité arithmétique viable pour assurer une majorité absolue et donc éviter une motion de censure serait une alliance du PS avec LR (ou au moins une partie de LR), Ensemble, les Écologistes. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. D’audacieux architectes se lancent dans cette entreprise hasardeuse.

Le groupe Horizons a validé une idée, celle d’un accord très temporaire qui pourrait aller jusqu’à l’année prochaine… afin de permettre un gouvernement le plus large possible, qui partirait des LR pour aller jusqu’aux sociaux-démocrates… voire on peut avoir des discussions avec le Parti communiste et les Écologistes. Je lance cet appel, car il y a des menaces qui pèsent sur notre pays… J’en appelle directement d’ailleurs… au président Hollande, qui est député depuis lundi. (Marcangeli, Horizon, 10 juillet)

Mais ce bel échafaudage impliquerait que le PS, le PCF et accessoirement les Écologistes rompent le NFP et abandonnent LFI en rase campagne. Difficile pour eux d’endosser ouvertement les habits du traitre, a fortiori pour voler au secours d’un Macron affaibli. Sauf à réussir à faire porter la responsabilité de la rupture à LFI, après avoir constaté l’impossibilité d’un gouvernement NFP. Et cela impliquerait aussi que LR se prête à la manœuvre. Tout cela fait beaucoup de conditions.

Il n’y a donc pas de solution gouvernementale stable, même pour durer ne serait-ce qu’un an, en attendant une autre dissolution D’autant qu’il faudra, à l’automne, quand même voter les budgets 2025 de l’État et de la Sécu, d’une manière ou d’une autre, alors que la dette publique pose problème.

Quelle perspective pour la classe ouvrière ?

Le soulagement éprouvé par une grande partie des travailleurs et des jeunes d’avoir écarté le danger de l’arrivée au pouvoir du RN risque d’être de courte durée. D’abord l’instabilité et la « tambouille » ne peuvent que renforcer le RN. Ensuite, même si Le Pen a décidé de mettre le cap sur la prochaine élection présidentielle, on ne peut écarter que, lassée par ce nouvel échec au bord du pouvoir, une partie du RN ou les groupes fascistes de sa périphérie ne poussent les feux de l’antiparlementarisme et de la violence dans une situation où la démocratie bourgeoise serait paralysée.

Tout dépendra de la réaction de la classe ouvrière, une fois le brouillard des élections dissipé. Tout gouvernement d’alliance avec des partis bourgeois, qu’il s’agisse d’un gouvernement du NFP ou d’un gouvernement de front républicain ou d’urgence nationale, avec Macron pour président de surcroit, ne peut que gouverner qu’au compte de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Il faut l’aider à s’extraire des illusions parlementaristes que LFI, le PS et le PCF s’emploient à alimenter, à se dégager des journées d’action et manifestations en soutien aux députés du NFP que des bureaucrates syndicaux commencent déjà à mettre en place.

Seul le front unique ouvrier, la mobilisation pour les revendications des travailleurs, des étudiants et des opprimés, pour l’auto-organisation, pour l’autodéfense, pour préparer la grève générale contre tout gouvernement de front républicain avec Macron, pour un gouvernement ouvrier peut ouvrir une perspective politique à la classe ouvrière.

13 juillet 2024