Il s’agissait de supprimer un foyer d’instabilité affectant deux alliés des États-Unis tout en ménageant la domination de l’impérialisme britannique sur les six comtés de l’Irlande du Nord et en freinant les aspirations populaires d’unification. Comme en Irak et au Liban, l’impérialisme dominant misait sur les divisions identitaires et religieuses, un cadre empêchant la classe ouvrière de surmonter ses divisions dans une lutte des intérêts sociaux communs. En contrepartie du désarmement des groupes paramilitaires (notamment l’IRA), du départ des troupes britanniques et du démantèlement de la frontière militaire, il partageait entre nationalistes et unionistes le pouvoir au moyen de gouvernements de coalition. Ainsi, le Premier ministre a vocation à être désigné parmi les députés du parti arrivé en tête et son adjoint parmi ceux du parti arrivé deuxième.
Une assemblée qui ne fonctionne pas
Le 25e anniversaire a lieu à un moment où le niveau de vie des travailleurs nord-irlandais, qu’ils soient catholiques, protestants ou agnostiques, est affecté par l’inflation (plus de 13 %), où les échanges entre l’Irlande et la Grande-Bretagne tendent à diminuer, et aussi dans le contexte de l’enlisement des négociations qui font suite au Brexit sur la frontière nord-irlandaise [voir Révolution communiste n° 38], de la défaite électorale des partis unionistes en Irlande du Nord [voir Révolution communiste n° 50].
Comme un signe de la perte d’influence des impérialismes américain et britannique, cet accord est un un échec, puisque l’Assemblée de Stormont ne fonctionne pas, et les tensions inter-impérialistes ne facilitent pas son rétablissement. Talonné par le TUV (Voix unioniste traditionnelle, hostile à l’accord de 1998), paniqué par le changement démographique (la population « catholique » est désormais plus nombreuse que la « protestante »), le DUP (Parti unioniste démocratique) a fait usage en février dernier de son droit de véto (contenu dans l’accord de 1998) pour dissoudre l’Assemblée. Créé en 1971 par Ian Paisley, un pasteur fondamentaliste, en soutien aux groupes paramilitaires pro-impérialistes, le DUP est également contre le droit à l’avortement (qui était interdit en Irlande du Nord jusqu’en 2020) et contre le droit au mariage homosexuel (interdit en Irlande du Nord jusqu’en 2019). Il s’agit d’une protestation contre le « cadre de Windsor », un accord du 27 février au sujet de la frontière nord-irlandaise, en dépit des concessions de l’Union européenne.
L’Irlande du nord se retrouve ainsi sans gouvernement, mais ce n’est pas la première fois puisque l’assemblée n’a pas fonctionné pendant 9 des 25 années écoulées depuis la signature. Déjà en mai 2022, Sinn Féin devenait le premier parti d’Irlande du nord, ou du moins arrivait en tête du premier tour des élections générales, une première dans l’histoire de la République, si bien que le DUP refusait de nommer un vice-président (avec le soutien de Boris Johnson et de Donald Trump) comme l’exige l’accord.
Une tentative par les impérialismes occidentaux de rétablir l’assemblée
Pour les initiateurs de l’accord de Belfast de 1998, il faut plus que jamais maintenir la stabilité en Europe occidentale au moment où la Russie mène la guerre à l’Ukraine et où la Chine remet en cause le partage antérieur du monde entre grandes puissances.
Alors que Michelle O’Neill, vice-présidente de Sinn Féin, affirmait en octobre dernier qu’elle refuserait le retour à l’administration britannique, Steve Baker, le ministre britannique chargé de l’Irlande du Nord, n’a pas exclu la possibilité d’un rétablissement du gouvernement direct de l’Irlande du Nord par le Royaume-Uni : « Nous préférerions de loin remettre les ministres locaux à leur place, mais nous ne pouvons clairement pas permettre à la situation de durer trop longtemps avec les arrangements actuels » (BBC, 6 avril 2023).
O’Neill ayant annoncé sa présence à l’intronisation du roi d’Angleterre et d’Irlande du Nord, le Premier ministre Rishi Sunak ne perd donc pas espoir : « Je vous appelle à travailler pour mettre Stormont… en ordre de marche » (Le Point, 19 avril 2023). Il est conscient que le capital britannique n’a rien à gagner aux affrontements, et il insiste, en adressant un message aux unionistes du DUP : « Nous croyons passionnément que l’Irlande du Nord est plus forte au sein du Royaume-Uni et que le Royaume-Uni est plus fort avec l’Irlande du Nord ».
Le capital préfère la stabilité politique, c’est pourquoi le gouvernement britannique comptait sur la présence de Joe Biden pour faire pression sur le DUP afin qu’il mette fin à son boycott. Joe Kennedy, l’envoyé spécial de Biden en Irlande du Nord écrivait à ce titre, dans un journal unioniste, qu’« au cours de la dernière décennie, la stabilité politique a attiré près de 1,5 milliard de livres sterling de nouveaux investissements rien que des États-Unis » (The Newsletter, 4 avril 2023). Les impérialismes de l’Union européenne, des États-Unis et du Royaume-Uni ont ainsi intérêt à ce que le calme règne en Irlande du nord.
Des tensions inter-impérialistes sur fond de Brexit
De toute évidence, le capital américain a d’importants intérêts en République d’Irlande, avec son faible taux d’imposition des entreprises, avec sa position géographique à l’entrée de l’Europe… Pour Biden, ce moment est une « étape essentielle pour garantir que la paix et les progrès durement gagnés de l’accord de Belfast/du Vendredi saint soient préservés et renforcés » (News24, 1er mars 2023), et il a assuré lors de son discours à Belfast que « des dizaines de grandes entreprises américaines sont prêtes à investir » tant que les dirigeants politiques sont capables de « maintenir la paix et libérer cette incroyable opportunité économique » (The Eastern Herald, 12 avril). L’ambassadrice des États-Unis au Royaume-Uni Jane Hartley affirmait à la même occasion que « les États-Unis sont la plus grande source d’investissement direct étranger en Irlande du Nord et, en tant qu’ancienne femme d’affaires, je peux vous le dire, vous investissez dans quelque chose quand vous avez confiance. Et nous avons confiance en vous. Nous croyons en vos progrès ».
Le Premier ministre britannique Sunak espérait certainement profiter de la présence de Biden pour démontrer la qualité des perspectives de l’accord sur l’Irlande du nord, et il fut certainement déçu de voir sa réunion bilatérale avec Biden réduite à un échange matinal autour d’un café. Le président étasunien a passé moins de 24 heures en Irlande du Nord, et Sunak n’a pas assisté à son discours à l’Université d’Ulster. Biden s’est ensuite rendu à Dublin pendant deux jours. Le DUP, peu sensible à la pression du gouvernement américain, en a profité pour affirmer que Biden « est antibritannique. Il est pro-républicain et il a fait connaître son antipathie envers les protestants en particulier » (Sammy Wilson, député, The Telegraph, 11 avril 2023), qu’il « déteste le Royaume-Uni » (Arlene Foster, ancienne Première ministre d’Irlande du Nord et ancienne dirigeante du DUP, GB News, 12 avril 2023).
Le statu quo établi entre la république irlandaise et la monarchie anglaise est bancal depuis 25 ans. Mais peu importe la couleur du drapeau, à condition que ce ne soit pas celui de la classe ouvrière, le capital n’a qu’un guide, sa rentabilité, et c’est en associant les fractions nationalistes et unionistes de la bourgeoisie irlandaise que les impérialistes pensent trouver leur compte. Quelle que soit la fraction de la bourgeoisie, la classe ouvrière n’a rien à gagner à s’allier avec elle, et si l’Irlande doit être unie, c’est sous le drapeau du pouvoir ouvrier, de la fédération socialiste des iles britanniques et des États-Unis socialistes d’Europe.