Les Ouïghours, peuple d’origine turcophone et principalement musulman, dont la grande majorité (9 millions) sont établis à l’extrême ouest de la Chine, sont historiquement originaires du Turkestan (pays des Türks). Divisée entre le Turkestan russe et le Turkestan oriental (chinois), après les colonisations russes et chinoises au XVIIIe et XIXe siècle, cette région d’Asie centrale comprend aussi le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan. Aujourd’hui, y est recensée une diaspora ouïghoure estimée entre 500 000 et 1 million, résultat d’exodes multiples.
Le Xinjiang dans la tourmente des guerres civiles
Les populations turques introduisent la religion musulmane aux Xe-XIe siècles en Asie centrale, au détriment du bouddhisme et du christianisme. L’empire chinois conquiert le Xinjiang en 1659. Il est démembré à la fin du XIXe siècle par les puissances capitalistes (Grande-Bretagne, France, Russie, Etats-Unis, Japon…).
Des nationalistes panturcs en profitent pour créer un État indépendant, la République islamique turque du Turkestan oriental (1933-1934), les Hans (la majorité ethnique en Chine : 92 % aujourd’hui de la RPC) sont obligés en 1933 de choisir entre l’islam ou l’exécution.
En 1944, une nouvelle génération de nationalistes kazakhs et Ouïghours fonde la république du Turkestan oriental avec l’aide de l’URSS. La bureaucratie russe incarnée par Staline cherche à contrer la menace impérialiste japonaise. Les nationalistes misent sur la religion et persécutent les Hans.
Quand les armées paysannes dirigées par le Parti communiste chinois conquièrent la Chine continentale en 1949 au détriment des nationalistes bourgeois du Guomindang, Staline et Mao s’entendent pour liquider physiquement le gouvernement du Turkestan oriental, officiellement victime d’un accident d’avion. L’État chinois, calqué sur le modèle de l’URSS, unifie le pays (à l’exception de Taiwan et de Hongkong depuis rétrocédée par le Royaume-Uni), renverse les capitalistes et les propriétaires fonciers, émancipe les femmes, sépare l’État des religions et alphabétise la population.
Mais le « socialisme » qui émerge en 1952 est d’emblée sous le contrôle d’une bureaucratie privilégiée et totalitaire, très masculine et quasi-exclusivement han. Tout en mettant en scène des ouighours en habit traditionnel et parlant leur langue, le régime de Mao encourage la mise en place de centres de peuplement han à travers les Corps de production et de construction du Xinjiang (CPCX).
En l’absence de base militante locale, l’implantation de colonies militaires et la promotion de la reprise en main et l’arrimage du Xinjiang après 1949 a largement reposé sur la promotion d’une immigration massive de Hans fournissant les cadres pour administrer la région, mais aussi pour contrôler les zones ou les axes stratégiques clés (frontières, capitale régionale, principaux axes de transport…) tout en diluant ou en isolant les foyers de population indigène. Cet afflux massif a largement été canalisé par les CPCX, qui ont dans un premier temps permis de fixer les anciens soldats démobilisés de la guerre civile et dont les rangs ont ensuite été renforcés par des populations de Chine intérieure, puis par les jeunes envoyés à la campagne durant la Révolution culturelle. (Rémi Castets, « Entre colonisation et développement du Grand Ouest : impact des stratégies de contrôle démographique et économique au Xinjiang », Outre-Terre, n° 3, 2006)
La Chine capitaliste colonise le Xinjiang
La proportion de Hans passe de 6,7 % en 1949 à 39 % en 2010 dans la « région autonome » du Xinjiang. Entretemps, l’État change de nature quand la majorité de la bureaucratie restaure en 1992 le capitalisme sous la houlette de Deng Xiaoping.
Dans les années 2000, l’État bourgeois refoule la langue ouïghoure de l’enseignement pour privilégier le chinois standard (Giulia Cabras, « Entre résistance et adaptation, la place de la langue ouïghoure dans l’espace sinisé de Ürümchi », Perspectives chinoises n° 2, 2017). Le désengagement progressif de l’État dans l’attribution de bourses aux minorités ethniques, la libéralisation de l’éducation et son renchérissement, ont conduit à un recul de la qualification des catégories les plus pauvres.
Le système éducatif chinois est censé faciliter l’ascension sociale des minorités. Néanmoins, le désengagement financier partiel de l’État central a entraîné l’augmentation des frais de scolarité. Parallèlement, le fait que la rémunération des professeurs soit à la charge des municipalités pénalise les zones rurales, qui disposent de moyens moindres que les zones urbaines peuplées de Han. Avec la libéralisation de l’économie chinoise, une certaine aisance financière est de plus en plus nécessaire à la poursuite des études. Alors que les familles han, plus riches, peuvent faire suivre à leurs enfants des études plus longues et dans de meilleurs établissements, les enfants des minorités nationales désertent en masse le système scolaire entre le collège et le lycée. (Rémi Castets, « Entre colonisation et développement du Grand Ouest : impact des stratégies de contrôle démographique et économique au Xinjiang », Outre-Terre, n° 3, 2006)
En 1990, les Ouïghours représentaient 54 % de la population, mais 76 % des travailleurs agricoles contre 30 % des directeurs et administrateurs. L’inégalité est aussi mesurée par une mortalité infantile 3,6 supérieure chez les Ouïghours que chez les Hans, et une espérance de vie inférieure de 2,5 années, dans un pays où la protection sociale est inexistante (Rémi Castets, « Le mal-être des Ouïghours du Xinjiang », Perspectives chinoises n° 4, 2003).
Ces disparités économiques et ces inégalités sociales entre les colons hans et les ouïghours majoritaires suscitent un mouvement anticolonial qui reste sous le contrôle de la petite bourgeoisie nationaliste et islamiste.
En février 1997, durant trois semaines des manifestations et des émeutes ont lieu à Guldja (Yining en chinois) après l’arrestation pendant le Ramadan de deux étudiants ouïghours par la police chinoise, accusés « d’activités religieuses illégales ». Le bilan est de plusieurs centaines de morts et plusieurs milliers de disparus.
Les attentats du 11 septembre 2001 sont l’occasion pour les autorités chinoises, sous couvert de lutte contre le djihadisme et le terrorisme musulman, de s’attaquer à la culture ouïghoure et à la population du Xinjiang.
En mars 2008, peu avant des Jeux olympiques de Pékin, une manifestation d’indépendantistes ouïghours à Hetian est réprimée avec l’emprisonnement de 600 d’entre eux. Là encore, le gouverneur de la province du Xinjiang annonce avoir déjoué un attentat islamiste contre les Jeux olympiques, lors d’une opération de police contre un groupe séparatiste ouïghour à Urumqi.
Les émeutes d’Urumqi en juillet 2009, marquent encore les tensions entre Hans et Ouïghours, après le décès de deux ouvriers ouïghours d’une usine de jouets à Shaoguan (province côtière du Guangdong). Selon les sources du gouvernement chinois, celles-ci causent la mort de 197 personnes et font 1 680 blessés.
2016 : l’oppression du pouvoir s’intensifie
La condition des Ouïghours se détériore alors que les relations économiques avec le reste du monde vont bon train, à travers le projet de Route de la soie et du CPEC (China-Pakistan Economic Corridor).
Avec la nomination, en 2016, du nouveau gouverneur du Xinjiang, Chen Quanguo, réputé pour sa brutalité au Tibet entre 2011-2016, le pouvoir central intensifie la répression avec la mise en place de camps d’internement. Chen restera en poste jusqu’à fin 2021.
Le Nouvel An lunaire, ainsi que d’autres fêtes chinoises comme la fête du Printemps et la fête des Bateaux-dragons, ont remplacé les fêtes sacrées de tradition ouïghoure, l’Aïd el-Kebir (Qurban Heyt), l’Aïd el-Fitr (Roza Heyt) et la fête du printemps (Norouz), sont interdites comme l’expression d’un « extrémisme religieux » (Amy Anderson et Darren Byler, « Manger de la hanité », Perspectives chinoises n° 3, 2019). Dans un livre blanc publié par le gouvernement portant sur la politique ethnique dans la région, les autorités de l’État ont écrit que la « culture chinoise » devrait désormais être considérée comme le socle de toutes les autres cultures ethniques (Bureau de l’information du conseil des affaires de l’État, 2018).
Ces dispositifs sont mis en œuvre par une myriade de près d’un million de fonctionnaires et de policiers non musulmans, s’appuyant sur un système de surveillance biométrique et numérique, assisté par l’intelligence artificielle. L’État bourgeois met à profit ces technologies pour expérimenter des dispositifs de surveillance de masse : reconnaissance faciale, contrôles de téléphones portables, d’identité (Sylvie Lasserre, Voyage au pays des Ouïghours, EHESS, 2010). Ils investissent tous les lieux (1 400 à Urumqi). Chaque maison est notifiée d’un code QR (code à réponse rapide) donnant aux autorités toutes les informations relatives à la famille. Pékin va jusqu’à imposer aux habitants ouïghours de vivre avec un chinois han à leur domicile.
Le prélèvement ADN de chaque individu est utilisé pour être associé avec les données de reconnaissance faciale (Sylvie Lasserre, Voyage au pays des Ouighours, EHESS, 2010).
Des centres dits d’éducation et de formation, mais plutôt de rétention, vont servir à mater tous les individus soupçonnés de nourrir des pensées politiquement incorrectes par Pékin. Entre cinq cents et un millier de camps de rétention secrets vont être construits dans le Xinjiang, dont certaines organisations de défense des ouïghours estiment qu’ils enfermeraient jusqu’à trois millions de civils innocents.
Internés dans des conditions inhumaines (plusieurs dizaines de personnes dans 12 mètres carrés), soumis à une discipline militaire, avec chants aux louanges de Xi Jinping et du Parti communiste chinois, les prisonniers doivent apprendre le mandarin, dont la maitrise correcte est la condition de leur libération, même pour les illettrés et les personnes âgées.
D’après l’association Human Rights Watch (Éradiquer les virus idéologiques, 2018), pratiquer l’islam, installer le réseau social WhatsApp ou un VPN (réseau privé virtuel) sur son téléphone portable suffit à être interné.
Dans certains camps, les autorités utilisent le travail forcé, et ont recours à des traitements de stérilisation des hommes et des femmes pour le contrôle des naissances, ainsi qu’à des dispositifs de torture (emploi de gants haute tension pour frapper les détenus, placement au fond d’un puits sans pouvoir bouger).
Des milliers d’enfants ouïghours arrachés à leurs parents internés, sont placés dans des orphelinats, tandis que des colons hans occupent des terres de paysans enfermés.
Le quotidien New York Times publie, le 17 novembre 2019, quatre cents pages de documents officiels du PCC via un de ses membres exfiltré, impliquant le gouvernement chinois dans l’adoption d’une stratégie délibérée d’enfermement des minorités ethniques avant toute exécution d’un crime. Ils révèlent que les « centres de formation vocationnels » sont en réalité des centres pour « rééduquer », forger l’idéologie et le comportement.
Les enjeux économiques pour le capitalisme chinois
Si le séparatisme ou la lutte contre le radicalisme islamique sert de justification au pouvoir central chinois, il n’y a aucun doute sur la nécessité pour les intérêts économiques de ce dernier à accaparer les richesses de cette province occidentale (PIB équivalent à 202 milliards d’euros en 2020 contre 57 milliards en 2008). Une croissance de 7 % a été enregistrée en 2021, plaçant cette région au 13e rang sur les 31 provinces chinoises pour son produit intérieur brut par habitant.
La bourgeoisie han a pu mettre en valeur cette région riche en hydrocarbures, dotée de richesse minérale et de terres agricoles vierges, en s’appuyant sur le programme des CCPX appelés aussi Bingtuans (« brigades militaires »). À tel point, qu’elles contrôlent un tiers des surfaces arables, et un quart de la production industrielle locale (Rémi Castets. « Le mal-être des Ouïghours du Xinjiang », Perspectives chinoises n° 4, 2003) à travers 1 500 groupes industriels, commerciaux ou de construction, soit 50 % des exportations provinciales.
Sur un espace couvrant 16 % du territoire chinois, la culture du coton représente 85 % du total national et 20 % au niveau mondial. Le sous-sol est aussi riche de minéraux (plomb, fer, zinc, cuivre uranium, or), et en terres rares (béryllium, lithium). Ces dernières sont cruciales pour fabriquer du silicium polycristallin pour l’industrie des panneaux photovoltaïques (45 % de la production mondiale).
L’extraction pétrolière et gazière dans les régions d’Aksou et de Karamay représente 60 % de la production locale, et en fait la 2e région pétrolière du pays avec des réserves estimées à 30 %. Le Xinjiang assure également un tiers de la production de gaz naturel du pays.
Peu importe si les villes du Xinjiang font parties des plus polluées au monde comme Hotan, Khashgar, Aksu (1e, 2eet 7e ville aux plus fortes concentrations de particules fines en Chine en 2020).
Qui plus est, cette région se situe sur une des « routes de la soie », si stratégiques pour la sécurité et l’expansion de l’impérialisme chinois.
À l’instar des villes côtières chinoises, depuis 1992, Yining, Bole et Tacheng (frontalières du Kazakhstan), mais aussi Urumqi, ont acquis le statut de « ville frontalière ouverte » où des mesures fiscales avantageuses sont établies pour attirer les capitalistes nationaux et étrangers. Suivant la même logique, Pékin inaugure une zone franche à Khorgos en 2003, à la frontière avec le Kazakhstan. Sur 15 km2, elle accueille plusieurs centaines de sociétés spécialisées dans les produits manufacturés et les nouvelles technologies avec toutes les infrastructures nécessaires : services bancaires, logistiques, hôtels, halls d’exposition pour les produits chinois (Sébastien Peyrouse, « La présence économique chinoise au Kazakhstan », Perspectives chinoises n° 3, 2008). En 2007, plus de trois millions de personnes et deux millions de tonnes de marchandises auraient transité par ce poste de Khorgos.
Aujourd’hui, on compte plus de 16 ports secs dotés de zones commerciales frontalières, de fonction d’entreposage, de services logistiques comme la zone franche de Jeiminay ouverte en 2006 sur plus de 100 hectares et destinée à rayonner vers le Kazakhstan et la Russie.
Les intérêts des multinationales occidentales
Le sort des Ouïghours sert d’argument et de pression aux Etats-Unis et à l’Union européenne contre la Chine, Biden parle même de « génocide » en aout 2020 alors que, selon le dernier recensement, la population ouïghoure au Xinjiang est passée de 8,34 millions de personnes en 2000 à 11,62 millions en 2020. Mais qui peut faire confiance en matière de défense de minorités nationales à des États qui discriminent et emprisonnent en masse (2,2 millions de personnes incarcérées aux Etats-Unis), qui restreignent l’entrée des réfugiés à leurs frontières, qui reconnaissent et aident Israël (né de la colonisation de la Palestine) ?
En plus, les multinationales occidentales opèrent sans vergogne au Xinjiang. La main d’œuvre ouïghoure ou kazakhe est exploitée par les grands groupes mondiaux du textile (H&M, Nike, Adidas, Uniqlo, Zara), de l’industrie automobile et de construction (Volkswagen, Mercedes-Benz, BMW, Siemens, Alstom) ou des services informatiques (Apple, Amazon, Samsung, Google), notamment en ayant recours à du travail forcé.
Concernant l’exploitation de travail forcé dans les champs de coton, le groupe français du luxe Kering, propriété du milliardaire François Pinault, 3e fortune de France, affirme ne pas être en mesure d’identifier l’origine de celui importé dans sa chaine de production. Bien que cela soit imposé par la loi française « sur le devoir de vigilance », votée en février 2007, mais cette dernière laisse la charge de la preuve aux victimes et ne contraint les entreprises qu’à adopter un « plan de vigilance », sans obligation de résultat.
Une organisation non gouvernementale a établi que 80 000 Ouïghours avaient été transférés par les autorités chinoises de leur province d’origine vers 27 autres usines du pays destinées au marché international (Australian Strategic Policy Institute, Uyghurs for sale, 2020). Pas moins de 80 entreprises occidentales profiteraient ainsi d’un prolétariat surexploité, soumis à un régime quasi-carcéral. Comme à l’usine de Taekwang à Qingdao, un fournisseur de Nike, où les 600 ouvriers fabriquent des chaussures, le jour, et, le soir, chantent l’hymne national chinois, apprennent le mandarin dans le cadre de la « formation professionnelle » et de « l’éducation patriotique ».
Le groupe de pression des patrons à Bruxelles, Business Europe, fait opposition à toute tentative d’étendre la loi française « sur le devoir de vigilance » à toute l’UE, à toute directive d’interdiction d’importation de marchandises issues du travail forcé.
Pour en finir avec l’oppression nationale
L’avant-garde de la classe ouvrière de Chine doit se battre non seulement pour le droit de s’organiser, de s’exprimer, de manifester, de faire grève, mais aussi pour la fin de l’asservissement du Xinjiang :
- abolition de la surveillance de masse,
- fermeture des camps de rééducation et de travail forcé,
- arrêt de la colonisation de peuplement,
- possibilité d’enseignement en langue ouïghoure à tous les niveaux et dans toutes les matières,
- droit des Ouighours et des autres minorités nationales à se séparer de l’État impérialiste chinois.
Plus le régime démocratique d’un État est proche de l’entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables. (Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916)
La lutte contre l’oppression des minorités nationales est la condition pour que le prolétariat puisse unifier ses forces à l’échelle de toute la Chine, rallier les opprimés et arracher le pouvoir aux exploiteurs, ouvrir la voie de la fédération socialiste de l’Asie orientale et centrale.