Arrêté avec toute sa famille lors de la rafle du Vel d’Hiv par la police française, il fera partie avec sa sœur de la centaine de survivant sur les 13 000 Juifs envoyés à la mort dans les camps nazis. Comme une plaie qui ne se refermera jamais, il en gardera une haine de la police et de ses agissements toute sa vie.
Après-guerre, il enchaîne les petits boulots, docker, ouvrier, emballeur, aide laborantin, manutentionnaire, employé de bureau, représentant de commerce… Politiquement, lors de la crise révolutionnaire de 1944, il adhère à l’organisation de jeunesse stalinienne JCF mais en est exclu pour « hitléro-trotskisme ». En 1946, il rejoint le Parti communiste internationaliste (la section française de la Quatrième Internationale) qu’il avait rencontré dans la Fédération nationale des auberges de jeunesses.
Quel bonheur de rencontrer des internationalistes, alors que je sortais des rangs d’un parti chauvin ultranationaliste. (Maurice Rajsfus, Une Enfance laïque et républicaine, souvenirs, Manya, 1992)
Mais, avec le reflux de la vague révolutionnaire et le sauvetage du capitalisme permis par les trahisons des partis sociaux-démocrates, travaillistes et staliniens d’Europe occidentale, la direction de la 4e Internationale est politiquement désorientée. Avec l’ouverture de la « guerre froide », sa section française entre en crise : en 1947, une fraction autour de David Rousset cherche à construire un « parti large » (le RDR) qui anticipe le NPA ou le POID, en abandonnant le programme. En 1948, une autre autour de Cornelius Castoriadis révise le programme pour justifier l’abandon de la défense de l’URSS face à l’impérialisme américain. Rajsfus suit celle-ci qui fonde Socialisme ou barbarie. Ce groupe disparaîtra à la veille de mai 1968 tandis que, achevant sa trajectoire, son chef rejette le marxisme.
Le travail pendant la période de SoB a d’abord consisté en l’approfondissement de la critique du stalinisme, du trotskisme, du léninisme et finalement du marxisme et de Marx lui-même. (Cornelius Castoriadis, La République des lettres, 1 juin 1994)
Castoriadis abandonne la lutte de classes pour adopter la posture du « citoyen qui fait des propositions ». Sa « révolution » doit se faire avant tout dans la tête des individus.
Révolution ne signifie pas les torrents de sang, la prise du palais d’Hiver, etc. Révolution signifie une transformation radicale des institutions de la société… Pour qu’il y ait une telle révolution, il faut que des changements profonds aient lieu dans l’organisation psychosociale de l’homme occidental, dans son attitude à l’égard de la vie, bref dans son imaginaire. (Cornelius Castoriadis, « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, La société à la dérive, Seuil, 2005)
Pendant ce temps, utilisant ses contacts dans la Fédération nationale des auberges de jeunesses, Rajsfus contribue au mouvement contre la guerre d’Algérie notamment en organisant la manifestation du 13 octobre 1955 au Quartier latin. Devenu journaliste à l’orée des années 1960, il rejoint le Parti socialiste unifié (PSU), une scission du PS-SFIO qui se prononce contre la guerre coloniale. En tant que membre du Syndicat national des journalistes, il participe à la grève générale de mai 1968, engagement qui lui vaudra l’animosité de la direction du journal La Vie des métiers qui l’emploie, ce qui débouchera sur son licenciement en 1971.
Durant la grève de 1968, il commence à recenser les exactions policières chaque soir sur des fiches bristol, activité qu’il continuera assidûment durant 46 ans. À la suite de l’assassinat en 1993 à Paris de Makomé M’Bowolé, jeune de 17 ans tué à bout portant d’une balle dans la tête par un inspecteur de police, il fonde l’Observatoire des libertés publiques et son bulletin Que fait la police ? recensant les « bavures » policières.
Il n’a pas plus de chance avec le PSU qu’avec SoB. Ce parti centriste a en mai-juin 1968 pour dirigeants l’ex premier ministre de la 4e République Mendès-France et le futur premier ministre de la 5e République Rocard. Il préconise « l’autogestion » qui n’est qu’une diversion quand on est, comme le PSU, hostile à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. En 1969, son candidat ne part aucunement de la lutte des classes. Une minorité le quitte pour proclamer des sectes maoïstes (GOP de Marc Heurgon, UCF-ML d’Alain Badiou) tandis que la majorité le déserte pour le PS ou pour les Verts, deux partis qui ne remettent pas en cause l’appareil répressif de l’État bourgeois.
À la Libération, deux ou trois flics, reconnus comme d’importants tortionnaires, ont été fusillés, mais il n’y a pas eu de procès de la police française. Certains policiers ont d’ailleurs participé, ensuite, à la répression des Algériens en 1961, puis à celle de Mai 68. (Maurice Rajsfus, Libération, 22 décembre 2019)
Par contre, Rajsfus n’oublie pas l’analyse matérialiste de la police reniée aujourd’hui par le PS, le PCF, LFI et LO.
L’essentiel, c’est que tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste. (Léon Trotsky, « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne », janvier 1932, Contre le fascisme, Syllepse, 2015)
Très impliqué également contre les résurgences de la bête immonde, il est quelques années président du réseau antifasciste Ras l’front.
Moins connu est son engagement en défense des Palestiniens et contre le sionisme. Il fustige ceux qui utilisent le terme « antisémite » comme « une arme brandie contre tous ceux qui s’opposent au sionisme, qui ne saurait souffrir la moindre critique » (No Pasaran, novembre 2000). Au grand scandale des sionistes, il dénonce le rôle de l’Union générale des Israélites de France, qui collabora avec les autorités nazies et pétainistes, notamment lors de la rafle du Vel d’Hiv (Maurice Rajsfus, Des Juifs dans la collaboration : l’UGIF, 1941-1944, EDI, 1980). Les bourgeois à la tête de l’UGIF rendaient régulièrement des comptes au Commissariat général aux questions juives de Vichy. Ils furent parmi les plus zélés à demander à la population « juive » de s’enregistrer dans les commissariats de police, de porter l’étoile en zone occupée, de faire tamponner la mention « Juif » sur leurs cartes d’identité en zone libre, voire d’inciter les autorités vichystes à épargner les Juifs français pour s’en prendre plutôt aux Juifs étrangers.
Jamais Rajsfus ne se reniera pour obtenir les prébendes de la classe dominante comme l’ancien bakouniniste Daniel Cohn-Bendit (1945-…), le mao-stalinien défroqué André Glucksmann (1937-2015) ou le renégat du trotskysme Henri Weber (1944-2020) qui est mort quelques semaines avant lui. Le parcours de Maurice Rajsfus, ses accrochages avec les staliniens et les sionistes, le dédain que lui réservaient les universitaires respectables, sa haine persistante de la police bourgeoise (comme en atteste le titre de l’un de ses derniers ouvrages, Je n’aime pas la police de mon pays, Libertalia, 2012) lui valent la sympathie de tous les révolutionnaires. Engagé toute sa vie contre les violences policières et le racisme, il a disparu au moment où un mouvement de masse se dresse contre la police bourgeoise et sa violence aux États-Unis, mais aussi en France. C’est le meilleur hommage qu’on peut lui rendre.