Le 24 février s’est ouvert le procès en extradition d’Assange. Celui-ci se tient dans le tribunal de Woolwich, adossé à la prison de Belmarsh, normalement destiné aux procès en terrorisme. Son accès est fortement sécurisé, et sa salle d’audience ne contient que 16 places pour le public. Une salle spéciale pour les médias jouxte celle-ci, où les journalistes accrédités reçoivent une transmission des débats. Traité comme un dangereux terroriste ou un tueur en série, Julian Assange a comparu dans un box derrière une vitre blindée à l’épreuve des balles, où il avait du mal à entendre ce qui se disait, et où il était empêché de communiquer avec ses avocats. Quand son avocat espagnol Baltasar Garzon tenta de lui serrer la main à travers une fente dans la vitre, les deux gardes se ruèrent pour l’en empêcher. Malgré les demandes répétées de la défense, la juge Vanessa Baraitser a constamment refusé de laisser Assange s’assoir à côté de ses avocats, comme tout prévenu ordinaire.
Le deuxième jour, Kristin Hrnafsson, éditeur de Wikileaks, se vit interdire l’accès à la salle d’audience. C’est seulement lorsque John Shipton, le père d’Assange déclara que la famille quitterait la salle, ce qui se passa et fut répercuté sur les réseaux sociaux, qu’on laissa enfin entrer Hrnafsson.
Les étranges contorsions du procureur
James Lewis, le procureur, commença sa plaidoirie par un discours explicitement adressé aux médias, à savoir que les grands journaux comme The Guardian et The New York Times ne risquaient pas de subir les mêmes accusations qu’Assange, parce que son inculpation ne portait pas sur la publication des mémos secrets, mais bien sur la divulgation de noms et l’aide apportée à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning. Puis il lut une série d’articles de presse attaquant Assange, montrant ainsi qu’ils n’étaient pas dans le même bateau. Des sections de sa plaidoirie furent alors transmises électroniquement aux journalistes accrédités. La juge Baraitser ne se formalisa pas que l’accusation s’adresse aux médias plutôt qu’au tribunal. Après une interruption de séance, elle questionna le procureur sur la véracité de ces faits, et invoqua le Official Secrets Act de 1989 pour affirmer que la publication, et même la simple possession non autorisée, de secrets officiels était un délit. Après un moment d’hésitation, le procureur se rangea à son avis, tout journaliste ou média publiant un secret officiel commettrait un délit, quel que soit le moyen par lequel il l’aurait obtenu, même s’il ne citait pas les noms de ses sources. Aucun des grands médias ne s’inquiéta de ce revirement, ne publiant que des extraits des documents transmis selon lesquels la liberté de presse n’était pas menacée. Ce qui se disait effectivement au tribunal ne les intéressait pas. Par contre, les quatre avocats du gouvernement des États-Unis se montrèrent embarrassés, parce que cet argument contredisait leur stratégie visant à dissocier les actes d’Assange de la publication de secrets par les médias.
Le procureur présenta ensuite sa conclusion, Assange étant poursuivi pour un délit selon le droit des deux pays, l’extradition s’imposait. Il n’était même pas nécessaire de fournir des preuves, et la liberté d’expression ou le Human Rights Act n’avaient rien à voir avec l’affaire.
Pour la défense, Edward Fitzgerald expliqua qu’il s’agissait bien d’un délit à caractère politique, que ceux-ci sont exclus du traité d’extradition entre le Royaume Uni et les États-Unis. Il rapporta des preuves données aux tribunaux espagnols de ce que la CIA avait chargé une société espagnole d’espionner Assange à l’ambassade d’Équateur, en particulier qu’elle avait enregistré les conversations qu’il avait eues avec son avocat à propos de la demande d’extradition. Cette violation du secret des discussions du prévenu avec ses avocats (un principe du droit) devrait suffire à invalider la procédure d’extradition. Il annonça que la défense produirait des preuves de ce que la CIA avait envisagé d’empoisonner ou d’enlever Assange. Il expliqua aussi comment l’accusation déformait les faits : Assange n’a pas conspiré pour pirater des ordinateurs, et Wikileaks n’a pas publié de noms. Finalement, il a exprimé la crainte qu’Assange ne puisse pas bénéficier d’un procès équitable aux États-Unis.
Une juge très partiale
Au début de la 2e journée, l’avocat Fitzgerald dénonça le traitement subi par Assange la veille : deux fois déshabillé pour une fouille, onze fois menotté, cinq fois enfermé dans des cellules différentes ; de plus, les autorités de la prison lui confisquèrent les documents relatifs à son procès, y compris les communications avec son avocat. La juge Baraitser lui rétorqua avec dédain qu’il avait déjà soulevé de telles questions, et qu’elle avait toujours répondu qu’elle n’avait pas de juridiction sur la prison. Fitzgerald répondit qu’il était habituel que les magistrats transmettent leurs commentaires et demandes à la prison pour tout ce qui pourrait affecter le déroulement du procès, et que les autorités pénitentiaires y prêtaient une oreille attentive. La juge prétendit ignorer une telle pratique. Mais le procureur Lewis intervint pour souhaiter qu’Assange bénéficie d’un procès équitable et confirma la pratique indiquée par la défense. La juge déclara alors que la défense devait déposer une requête en annulation du procès pour les raisons invoquées.
Pour la défense, Mark Summers intervint longuement pour démontrer la fausseté du dossier d’accusation. La juge l’interrompit à deux reprises. Après une pause, elle affirma que les conclusions du procès en cour martiale de Manning aux États-Unis ne pouvaient pas être considérées comme des faits. Face aux arguments de la défense, elle ne put pas cacher son hostilité. Le procureur Lewis affirma alors que les conclusions de la cour martiale ne devaient pas être considérées comme des faits, que leur validité devait être décidée par le procès aux États-Unis.
Ensuite la juge Baraitser affirma que si le traité d’extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis interdisait les extraditions politiques, ce n’est pas le cas de la loi britannique générale sur l’extradition ; comme le traité n’a pas autorité sur le tribunal, les extraditions politiques ne sont pas illégales.
Au 3e jour, Edward Fitzgerald demanda formellement qu’Assange puisse comparaître assis à côté de ses avocats. La juge rétorqua que cela signifierait qu’il n’est plus détenu, donc il faudrait pour cela faire une demande de libération conditionnelle. À nouveau, le procureur Lewis pour l’accusation intervint dans le sens de la défense, que même les terroristes les plus dangereux déposent dans le box des témoins, et que fréquemment dans les procès d’extradition les prévenus comparaissent à côté de leur avocat, dans les cas extrêmes les criminels violents peuvent être menottés à un gardien. La juge répondit qu’Assange pouvait poser un danger pour le public, pour des raisons de santé et de sécurité. Après une argumentation bizarre, elle conclut que la défense devait déposer ses arguments par écrit d’ici le lendemain matin.
La défense, s’appuyant sur la jurisprudence tant britannique et internationale, argua que toute extradition doit se conformer à la fois à la loi britannique et au traité du Royaume-Uni avec les États-Unis, ce dernier interdisant les extraditions politiques. À nouveau, la juge interrompit Edward Fitzgerald, affirmant que l’intention du parlement était d’autoriser les extraditions politiques. L’avocat répondit que si la loi sur l’extradition ne mentionne pas l’interdiction des extraditions politiques, elle ne dit pas qu’elles sont autorisées. Pour l’accusation, Lewis répondit alors qu’un traité n’était contraignant que s’il était spécifiquement incorporé dans la législation par le Parlement. Il argumenta aussi sur les différences de définition de délit politique dans les pays anglo-saxons et ailleurs dans le monde.
Le débat sur ce point se poursuivit au 4e jour, Lewis pour l’accusation puis Fitzgerald pour la défense présentèrent chacun pendant une heure leurs arguments. La juge Baraitser interrompit le premier une seule fois, mais le second dix-sept fois. Lewis proposa une définition très étroite de délit politique : un acte commis dans un pays pour renverser le gouvernement de ce pays, ou faire changer sa politique. Quand Fitzgerald répondit que l’action de Wikileaks et Assange, en dénonçant les crimes du gouvernement des États-Unis, visait à les faire cesser donc à changer l’action de ce gouvernement, la juge l’interrompit pour dire que dénoncer les méfaits d’un gouvernement n’était pas la même chose que d’essayer de faire changer sa politique.
Pour ce qui est du fait que les actes d’Assange ont été commis hors du sol américain, on pourra noter que les autorités de ce pays se donnent le droit de poursuivre toute personne, résidant n’importe et de quelque nationalité que ce soit. De plus, comme les documents révélés par Wikileaks peuvent être lus aux États-Unis, il y a bien un acte commis sur le sol de ce pays.
Les droits de l’homme bafoués dès le procès
Ce jour-là, une séance fut aussi consacrée à la demande déposée par la défense pour permettre à Assange de comparaître à côté de ses avocats, et non dans son box derrière une vitre blindée. La juge fit déposer au tribunal le texte de sa décision avant même que la défense n’ait commencé sa plaidoirie. Cette dernière s’appuya sur la jurisprudence européenne, l’état de santé psychique d’Assange qui, selon les règles de procédure devraient lui permettre de s’assoir avec ses avocats, et la nécessité qu’il puisse communiquer avec ses avocats, surtout quand seront auditionnés les témoins. Actuellement, la communication n’est possible qu’à travers une mince fente dans le vitrage, au su et au vu des gardiens, salariés d’une entreprise de sécurité privée. La juge se montra irritée et demanda sarcastiquement à l’avocat Mark Summers qui étaient les gens assis derrière lui, sachant très bien que c’étaient des membres de l’équipe légale de défense, puis elle ajouta qu’Assange n’avait qu’à leur communiquer ce qu’il avait à dire (dans les faits, placé derrière eux, il serait obligé de crier pour les alerter), et qu’il pouvait passer des notes par la fente. Finalement, Summers conclut que contrairement à ce qu’elle avait dit auparavant, la juge avait juridiction sur la question de la comparution à côté des avocats ou derrière la vitre blindée, ce qu’elle admit.
Baraitser lut alors sa décision, apportée avant la plaidoirie : Assange pouvait parler en criant depuis son box, qu’il pouvait passer des notes par la fente, la défense pouvait à tout moment demander une interruption de séance pour discuter avec son client dans une cellule. Elle affirma également qu’aucune des expertises psychiatriques ne disait qu’il ne pouvait pas comparaître enfermé dans son box… mais bien sûr, la question n’avait été posée à aucun des experts !
Notons qu’un des experts avait averti qu’Assange présente tous les facteurs de risque de suicide, et qu’en cas d’extradition, il risquerait de le tenter. Aussi on pourrait penser que toutes les mesures vexatoires contre lui, isolement en cellule, fouilles corporelles approfondie, comparution dans un box derrière une vitre blindée, confiscation de ses documents, empêchement de communiquer avec ses avocats ou même de les toucher, sont une politique délibérée du gouvernement britannique pour le pousser à bout, politique reprise fidèlement par la juge.
Après quatre jours d’audience, le procès est ajourné jusqu’au 18 mai. Les grands médias internationaux se sont peu intéressés à l’affaire, et ceux du Royaume-Uni ont essentiellement fait du copier-coller des documents officiels, en particulier du procès-verbal. Le lecteur trouvera beaucoup de détails et commentaires intéressants sur le site de Craig Murray (https://www.craigmurray.org.uk/ articles du 25 févriers au 2 mars, traduits en français sur le site Le Grand Soir).
La responsabilité du mouvement ouvrier
L’emprisonnement et la demande d’extradition d’Assange mettent en jeu le droit des médias et des journalistes d’exposer les crimes et mensonges des gouvernements, en particulier des puissances impérialistes, que ceux-ci couvrent par des lois drastiques sur le secret d’État. À travers Assange, ils veulent faire un exemple pour soumettre par la peur tous les journalistes. Le comportement de la juge Baraitser, interrompant constamment la défense, s’irritant de ses arguments, et prétendant de mauvaise foi n’avoir aucune juridiction sur les mauvais traitements subis par Assange dans la prison ou sur son droit à comparaître assis à côté de ses avocats, montre qu’elle agit sur ordres du gouvernement britannique, son « indépendance » n’est qu’une fiction, et on peut présumer qu’Assange ne bénéficiera pas d’un procès équitable.
Il s’agit donc d’une menace grave contre les libertés démocratiques, aussi il importe que le mouvement ouvrier se mobilise pour la défense d’Assange et de tous les lanceurs d’alerte. À cet égard, on doit déplorer l’inertie totale du mouvement ouvrier officiel, dont le Labour Party et son leader Jeremy Corbyn. Bien qu’il ait précédemment dit son opposition à l’extradition d’Assange vers les États-Unis, il n’émet aucune protestation au parlement et ne mobilise pas son parti. En effet, tous les réformistes vouent un respect superstitieux à l’appareil d’État bourgeois, en particulier ses sacro-saints juges, et ils craignent comme les flammes de l’enfer de tomber sous le coup des lois sévères du Royaume-Uni réprimant l’outrage aux magistrats.
Non à l’extradition ! Liberté pour Julian Assange ! Non à l’amende frappant Chelsea Manning ! Front unique des organisations ouvrières, partis et syndicats, du monde entier, britanniques et américaines au premier chef, pour défendre les lanceurs d’alerte !