La contribution d’un sociologue sur la bureaucratisation du syndicalisme

En échange d’un rôle de partenaire social dans un nouveau dispositif sur les retraites, les directions confédérales ont baissé d’un ton, au risque du dépérissement du mouvement et de la dispersion. Certes, des actions dures auront lieu, pour que la base puisse donner libre cours à sa colère. Mais le secteur privé n’a pas été convié, laissant ces salariés galérer pour rejoindre leur travail. Tant pis donc si la majorité des retraités salariés s’appauvriront, ou leurs enfants. À moins que les confédérations ne jouent un rôle plus important dans le dialogue social ensuite ? À vrai dire, leur pouvoir décroîtra plutôt au même rythme que le mouvement social. Leur rôle est reconsidéré pour un temps, mais elles n’auront pas plus de pouvoir qu’elles n’en ont eu durant le mouvement social actuel. En quelque sorte, elles scient la branche sur laquelle elles sont assises.

Pourquoi ? Parce que les syndicats jouent un rôle de contrôle social tout autant que d’avocat du travail. Avec une conséquence funeste. Si la gauche, partisane ou syndicale, trahit les salariés, on voit, comme partout, pousser les courants nationalistes et populistes, le plus souvent conservateurs, voire liberticides.

Le rôle de pompier des syndicats est un secret de Polichinelle pour les politiques de tout bord, les médias et nombre d’experts. Trois logiques expliquent historiquement la construction de cette fonction de contrôle social.

Une première logique institutionnelle est politique : il s’agit de l’adhésion ou non aux valeurs républicaines. De par sa reconnaissance légale, le syndicalisme doit respecter les fondements de la République, et la sacrosainte propriété privée des entreprises au sein desquelles il intervient. En même temps, il proclame dès son unification au sein de la CGT son appartenance à un courant révolutionnaire (charte d’Amiens, 1906), et cette identité va être renforcée par l’allégeance au communisme. Cette dernière connaît des aléas, la défense de la révolution se commuant en défense de l’URSS, mais elle ne se dément pas dans le second XXe siècle. Qu’il s’agisse de l’adhésion à la République ou à l’URSS, cette priorité politique s’impose à l’agenda syndical, y compris et surtout en matière de grèves, déclenchées ou freinées non pas en fonction du potentiel de contestation sociale, mais d’abord et surtout en fonction de cette priorité politique.

Une seconde logique est celle de l’inflation bureaucratique. Les idéaux s’émoussent parfois au contact d’intérêts matériels et, dès l’origine, des militants radicaux dénoncent l’intégration sociale de « l’aristocratie ouvrière ». En même temps que se développe une certaine différenciation sociale au sein du salariat, une différenciation organisationnelle émerge : des permanents syndicaux font leur apparition au fur et à mesure de l’accroissement des droits syndicaux et de la force du mouvement ouvrier, notamment dans ses bastions. La « permanentisation » syndicale devient nécessaire pour faire vivre les institutions paritaires (Unedic, Sécurité sociale, etc.) et s’accroît en même temps que les acquis sociaux. Elle atteint un sommet avec la création des délégués syndicaux après Mai 1968, nommés pour contrôler les délégués du personnel, qui, eux, sont élus.

Une troisième logique serait celle de la déflation bureaucratique. Alors que s’amorce la désindustrialisation en France, les effectifs ouvriers, le nombre de syndiqués et de grèves décroissent à partir du milieu des années 1970. Il en résulte un affaiblissement du syndicalisme, dont la tête enfle proportionnellement à la réduction du corps. Les syndicats sont confrontés à une législation interrogeant la réalité de leur implantation et de leur représentativité. Les grandes centrales doivent modérer leur ligne – c’est le recentrage de la CFDT, de la CGT et de FO dans les décennies 1980 et 1990 –, en particulier avec la fin de l’URSS. Enfin, l’appât du gain gagne les directions engluées dans une logique élitiste. Des scandales à répétition l’attestent, avec une suite de détournements de fonds publics à usage privé (CGT), de passages d’anciens dirigeants au secteur privé (CFDT) ou de notes de frais pantagruéliques de dirigeants (FO).

Ce dépérissement n’est certes pas univoque, il a produit de sérieux contentieux en interne, voire des scissions syndicales. Il n’est pas étranger non plus à la mise en place d’autres structures plus souples et moins contrôlées au gré des mouvements sociaux. Mais il pèse de tout son poids dans les moments, devenus rares, où les salariés relèvent la tête.

Ivan Sainsaulieu professeur à l’université de Lille, Le Monde, 21 décembre 2019