Italie : le « dégagisme » a tourné court

L’alliance de 2018 entre le M5S et la Lega

Les élections générales de mars 2018 ont plongé les partis bourgeois Partito Democratico (PD) et Forza Italia (FI) de Berlusconi en pleine déconfiture, le premier chutant à moins de 19 % des voix, le second à 14 %. Ces deux piliers du système gouvernemental italien depuis plusieurs décennies étaient dépassés par deux partis bourgeois démagogues, le Movimento 5 Stelle (M5S, Mouvement 5 étoiles) « dégagiste » ayant récolté près des 33 % des suffrages et la Lega (ancienne Ligue du Nord) fascisante ayant obtenu 17 %.

La Lega avait mis en sourdine ses ambitions sécessionnistes de l’Italie du Nord et ses diatribes contre les « fainéants » du Sud de la péninsule, focalisant ces attaques contre l’Union européenne et les migrants : « Le bon temps pour les clandestins est fini : préparez-vous à faire les valises » (Matteo Salvini, 2 juin 2018).

Le M5S, chantre du « dégagisme » contre tous les autres partis depuis 2009, avait déjà montré, à la tête de municipalités comme Rome, qu’il n’était pas si différent que les autres partis politiques. Au printemps 2018, il devint un parti de gouvernement, ce qui ne pouvait que l’affaiblir.

L’alliance entre le M5S et la Liga était de circonstance entre deux partis qui se disputaient la même base sociale : les petits capitalsites, la petite bourgeoisie (travailleurs indépendants, cadres), les chômeurs et les étudiants. La M5S profitait de la disparition du plus grand parti ouvrier d’Europe occidentale (le Partito Comunista Italiano, PCI), liquidé par les anciens staliniens pour constituer le PD avec les débris de la Democrazia Cristiana (Démocratie-Chrétienne, DC) complètement discréditée. Certes, les deux partis populistes étaient d’accord pour remettre en question le report de l’âge de la retraite à 68 ans (« réforme » du gouvernement Monti soutenu par le PD, la FI et l’UdC), pour défendre la famille traditionnelle, pour renforcer la police, pour diriger le mécontentement populaire vers l’UE et l’immigration. Mais ils s’opposaient sur bien des sujets : « revenu citoyen » bénéficiant aux pauvres (M5S), impôt unique ou « flat tax » au profit des riches (Lega), grands travaux pour relancer la croissance en berne (Lega).

La formation du premier gouvernement en juin 2018 ne se fit pas sans quelques concessions. Bien que Matteo Salvini hérita du poste de vice-président du conseil et du ministère de l’intérieur, principal bras répressif de l’État bourgeois, la plupart des ministères socio-économiques furent attribués au M5S. Le poste de président du conseil revenant à Guiseppe Conte, un juriste inconnu, proche de M5S. Cela ne s’est pas fait sans douleur, tant Sergio Mattarella, Président de la République, ancien DC et gardien des intérêts de la grande bourgeoisie, avait posé ses conditions au point de refuser de nommer Paolo Savona au poste de ministre de l’économie, à cause de ses positions « euro-critiques ». Pourtant, cet ancien dirigeant de la Confindustria (l’organisation patronale), n’avait rien de très inquiétant pour les intérêts des milieux d’affaires. Mais Mattarella, afin d’affirmer son autorité et rassurer la grande bourgeoisie que l’État était fidèle au grand capital, menaça de former un gouvernement « de techniciens ».

Docilement, Salvini et Di Maio revirent leur copie et acceptèrent Giovanni Tria, proposé par Mattarella car plus « euro-compatible ». Savona atterrit finalement… aux affaires européennes.

« Bruxelles » comme exutoire et la chasse aux migrants

Dès les premiers mois, le gouvernement Liga-M5S a fait des migrants sa cible privilégiée, jusqu’à refuser aux bateaux d’ONG ayant secouru des migrants en danger de mort d’accoster dans les ports italiens. En outre, le Diciotti, navire des garde-côtes italiens, qui avait secouru 150 migrants à Lampedusa, est resté bloqué dans le port de Catane sans autorisation de débarquement. Salvini s’en est servi pour forcer les autres États européens à les prendre en charge. Dans cette concurrence des cynismes, les larmes de crocodiles des uns ne valent pas mieux que l’outrance des autres pour s’en prendre aux plus vulnérables des démunis fuyant la guerre, la pauvreté, les persécutions. Macron, par exemple, est bien mal placé en donneur de leçon.

À l’automne 2018, le gouvernement se retrouva aux prises avec la Commission européenne à cause de son projet de budget 2019 qui prévoyait une hausse du déficit public de 2,4 %, contre 0,8 % selon les règles de l’UE. Pour financer la modification de l’impôt sur le revenu et l’instauration d’une « flat tax » en deux tranches (15 % et 20 %) voulue par la Liga ou le « revenu de citoyenneté » défendu par le M5S, Salvini et Luigi Di Maio ont usé de déclarations martiales et joué les matamores en provoquant un bras de fer avec la Commission européenne.

Mais les dirigeants actuels obéirent à la fraction dominante de leur bourgeoisie, quitte à décevoir leurs électorats. Au final, ils ont dû renoncer fin novembre à deux mesures-phares : la remise en cause de la réforme des retraites de 2011 et le « revenu de citoyenneté ».

Cette séquence politique a surtout entériné l’emprise de la Liga sur le gouvernement et le M5S a plus pâti de ces renoncements, comme la poursuite des travaux du gazoduc TAP. Le résultat des élections européennes de 2019 a propulsé la Lega au détriment de son allié gouvernemental, avec une quasi inversion des résultats par rapport aux législatives de 2018. En outre, Frata d’Italia (Frères d’Italie, parti fasciste) de Georgia Meloni a conquis 100 000 voix supplémentaires en un an, permettant d’envisager une nouvelle coalition franchissant la barre des 40 % (majorité nécessaire pour gouverner).

La coalition explosa au cours de l’été autour de la liaison TGV Turin-Lyon. Ce dossier, emblématique pour Salvini afin de relancer la croissance par des grands travaux, lui servit de prétexte pour déposer une motion le 8 août 2019 contre le chef de son propre gouvernement, Conte, avec l’objectif de provoquer des élections anticipées à l’automne.

Le M5S tourne sa veste et les fascistes se renforcent

Avec les encouragements du grand capital qui demeure partisan de l’UE, le M5S et le PD contrèrent alors la manœuvre de la Liga qui fut chassée du gouvernement le 29 août au profit d’une autre combinaison gouvernementale, encore plus improbable que la précédente, celle entre le Partito Democratico, le Movimento 5 Stelle et les Liberi e Uguali (Libres et égaux, LeU) formé d’écologistes et de débris de la sociale-démocratie.

Macron, Le Monde et Le Figaro ont applaudi le report des élections législatives, car la bourgeoisie française a besoin de l’italienne pour tenir tête à l’allemande dont la prépondérance économique s’est renforcée depuis 1989. Le président de la République Mattarella entérina l’accord pour former un gouvernement dirigé par Guiseppe Conti.

Même moins répugnant dans sa façon de traiter le sort des migrants, cet énième replâtrage va continuer de gouverner pour la bourgeoisie italienne… et probablement préparer le retour de Salvini.

Les élections régionales simultanées du président régional et du conseil régional en Ombrie (un des trois fiefs autrefois du PCI, avec la Toscane et l’Émilie-Romagne) n’ont épargné ni le PD, ni le M5S. Le 27 octobre, le PD n’obtint que 22,3 % des suffrages (-13,4 %) tandis que le M5S chutait à 7,4 % (-7,1 %). Inversement, la Lega fascisante recevait 36,9 % des voix (+23 %), les fascistes de FdI 10,4 % (+7,1 %) tandis que FI baissait à 5,5 % (-3 %). Aucun parti du mouvement ouvrier n’a franchi la barre de 1 % : ni le PC néostalinien et hyper-chauvin (0,9 %), ni le PCI (0,5 %), ni le PaP (0,3 %).

Pitoyablement, Di Maio a annoncé que le M5S ne renouvellera pas l’expérimentation d’une liste commune avec « la gauche » dans un scrutin régional, tout en maintenant l’alliance au niveau national.

Il est temps d’en finir avec les alliances avec les débris « démocratiques » de la bourgeoisie et de tracer la voie du front unique des organisations ouvrières contre les attaques de tous les gouvernements bourgeois contre les acquis sociaux, face aux agressions par les nervis fascistes des militants ouvriers, des étrangers ou des descendants des migrants.

Seul un parti ouvrier révolutionnaire, rassemblant les militants les plus déterminés sur une base internationaliste, sera en mesure d’assurer l’unité des exploités pour renverser le capitalisme et ouvrir la voie de la révolution socialiste européenne et méditerranéenne.

1er novembre 2019




Migrants du Diciotti bloqués à Catane – AFP du 21.08.2018