Les périodes électorales constituent les périodes où la politique est dans toutes les conversations et où toutes les parties de la société sont politisées au maximum. Les communistes-révolutionnaires ne peuvent pas négliger l’ordre du jour électoral et s’en tenir à distance. Ils ont pour devoir de développer une attitude et une perspective relatives aux élections et de les communiquer aux masses travailleuses dans la mesure du possible. Dire que les élections ne nous concernent pas ou que les élections ne sont pas à notre ordre du jour revient avant tout à adopter une attitude apolitique.
Dans la première partie de cet article, nous analyserons la fonction au sein du capitalisme des élections, du parlement et des administrations locales. Nous analyserons les expériences électorales historiques du mouvement ouvrier révolutionnaire et les conditions du boycott, ainsi que sa manière révolutionnaire de travailler durant les processus électoraux. À partir des leçons et des doctrines historiques qui en résulteront, nous effectuerons dans la seconde partie de notre article une analyse concrète du processus électoral de Turquie et tenterons de le clarifier dans une perspective et attitude concrètes.
Quelle est la fonction du parlement et des élections ?
Les élections et le parlement sont avant tout un appareil de l’État bourgeois. Comme les autres appareils, leur fonction principale est de gérer les affaires de la bourgeoisie. Le parlement existe pour préparer et adopter les lois dont la bourgeoisie a besoin. Les mairies et les administrations locales sont la projection du parlement sur les administrations locales. Le parlement ainsi que les administrations locales ne sont pas un organe étranger ou extérieur à la domination de la bourgeoisie, au contraire il s’agit d’appareils fondamentaux de l’État bourgeois. S’il faut appeler correctement les élections qui ont lieu toutes les quatre ou cinq ans, il s’agit de déterminer en demandant aux travailleurs qui, parmi les candidats de la bourgeoisie, devra continuer à gérer le système dans les institutions bourgeoises de l’ordre établi et mentira aux ouvriers.
La trouvaille suprême des classes dominantes est de dissimuler la dictature de la bourgeoisie et de légitimer cette dictature. Quant aux masses laborieuses, elles votent tous les 4 ou 5 ans pour un candidat ou un parti. Cependant, elles ne disposent d’aucun mécanisme de contrôle sur la personne ou le parti qu’elles ont élus. Elles ne peuvent le révoquer, lui transmettre leurs revendications ou demander des comptes. Ils remettent leur volonté politique au candidat qui les représente. Les masses qui votent se retrouvent automatiquement au rang de figurants de ce jeu de démocratie.
La compétition électorale, quant à elle, est fondée sur une concurrence faussée. Grâce à la presse et aux possibilités de publicité dans les autres médias de masse, les partis bourgeois disposent des moyens de publicité de et communication incomparablement supérieurs aux candidats de la classe ouvrière. Les partis bourgeois bâtis pour tromper les masses ouvrières travailleuses entreprennent des choses colossales avec l’argent gagné sur le dos des travailleurs. Derrière ces partis et à leur direction se trouvent des millionnaires. La bourgeoisie qui détient les médias et les moyens de communication de masse propulse le candidat qu’elle veut voir gagner. Il existe une règle invariable pour les processus électoraux. Le candidat le plus mis en avant, celui qui apparaît le plus souvent dans les bulletins d’informations finit par gagner les élections. C’est la bourgeoisie elle-même qui détermine les conditions pour participer aux élections, pour fonder un parti politique et ce qui doit figurer dans le programme des partis.
Décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement. (Marx, La Guerre civile en France, 1871)
Ce théâtre ne peut que constituer une camisole pour l’action directe et vivante des masses populaires. Dans cette structure, le peuple ne peut déterminer ce que feront les « représentants » élus au parlement, ne peut révoquer le « représentant » dont il ne serait pas content, ne peut le contrôler. Les éléments révolutionnaires peuvent entrer, certes difficilement, au parlement, mais cela ne modifiera jamais sa fonction et sa nature de classe. Le parlement ne peut trouver de solution permanente à aucun problème ouvrier. Tout comme les autres appareils de l’État bourgeois, le parlement ne peut ni modifier les autres appareils d’État, ni constituer un point de départ pour la révolution prolétarienne, ni être un point de transition pour atteindre une société sans classes. Car dans les dictatures bourgeoises, l’armée régulière, la police et toutes les institutions étatiques sont en dehors du peuple.
Depuis les États-Unis jusqu’à la Suisse, depuis la France jusqu’à la Grande-Bretagne, la Norvège, etc., la véritable besogne d’État se fait dans la coulisse; elle est exécutée par les cabinets ministériels, les diplomates, les états-majors. Dans le parlement, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le bon peuple. (Lénine, L’État et la révolution, 1917)
Le peuple n’a qu’un mécanisme de contrôle limité sur le parlement, toutes les autres institutions sont isolées du peuple. Et le parlement n’existe que pour conférer une légitimité politique à la bourgeoisie. Dans les gouvernements bourgeois extraordinaires (fascisme, dictature militaire), le parlement peut être entièrement supprimé.
De ces analyses, il ne faut pas conclure qu’il faut ignorer complètement le parlement et les élections. Le mouvement ouvrier révolutionnaire a travaillé pour les élections et pour faire partie du parlement même au temps de Marx et Engels. L’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire est pleine d’expériences positives et négatives au sujet du parlement et des élections. La classe ouvrière a lutté pendant de longues années pour le suffrage universel. Elle a remporté le droit de vote contemporain à la suite de grands combats. Elle a gagné la possibilité de participer aux élections et d’entrer au parlement avec ses propres partis. Elle a commencé à pouvoir entrer au parlement.
Alors, la bourgeoisie a tenté d’intégrer à son système la classe ouvrière qui parvenait à la concurrencer durant les élections. L’opportunisme, caractéristique de l’aristocratie ouvrière, a créé une déviation parlementariste au sein de la classe ouvrière. Cette tendance a prétendu pouvoir dépasser le capitalisme et construire le socialisme au moyen de réformes. Elle a atteint son sommet au sein de la IIe Internationale. Au sein de cette internationale, l’idée s’est répandue de passer au socialisme avec des moyens parlementaires, petit à petit et sans faire peur à la bourgeoisie. Plus particulièrement le SPD (Parti social-démocrate allemand) gagnait en importance de jour en jour, avait une grande influence au sein du Reichstag, dans les syndicats ouvriers, la vente de ses journaux était sur une pente ascendante. Mais il s’était intégré au système avec le parlementarisme et en accord avec sa bourgeoisie. En votant les crédits de guerre au parlement en 1914, il a fait entrer le mouvement ouvrier dans le guerre selon les intérêts de sa bourgeoisie. La tendance parlementariste qui était répandue au sein de la IIe Internationale a toujours été présente au sein du mouvement ouvrier. Elle est devenue un appareil utilisé par la bourgeoisie pour maintenir la classe ouvrière au sein du système.
En réaction à ces tendances, dans une partie de la classe ouvrière est apparue une volonté de boycott de principe des élections. Selon cette dernière, participer aux élections, voter, prendre part à une alliance électorale revient à s’intégrer au système, donc il faut refuser tout ce qui a trait aux élections.
Les conditions du boycott électoral
Même si les élections et le parlement sont une tromperie de la bourgeoisie, il s’agit d’organisations qui présentent une importance conséquente aux yeux des masses laborieuses en dehors des tentatives révolutionnaires ou en dehors des périodes où la lutte est exacerbée. Les élections constituent même les périodes où tous les segments de la société parlent le plus de politique et sont le plus politisés.
Le boycott n’est pas un mot d’ordre qu’il serait possible d’utiliser partout, tout le temps et ne saurait constituer une stratégie fondamentale pour les élections. La question du boycott ne peut être résolue qu’en prenant en compte les conditions concrètes du moment. Nous pouvons énumérer ainsi les conditions d’un boycott à la lumière des références du bolchevisme :
L’existence d’un parti communiste révolutionnaire qui aurait gagné les segments les plus conscients et militants de la classe ouvrière et qui aurait une influence sur une partie importante de la classe, qui serait capable de la mettre en mouvement et d’en prendre la tête.
Le fait que le système électoral et parlementaire bourgeois soit complètement pourri et ait perdu sa légitimité, que les masses aient perdu leur espoir dans le parlement et qu’elles soient à la recherche d’une alternative en dehors du parlement et qu’elles reflètent cela dans leurs actions.
Que les dirigeants ne puissent plus diriger comme avant, que les dirigés ne veuillent plus être dirigés comme avant et qu’ils le fassent sentir de manière radicale dans leurs actions.
Cela veut dire que les conditions du boycott sont directement liées au niveau de la lutte. Un appel au boycott n’a de sens que si une meilleure alternative est proposée à la place de l’institution qui est boycottée, que si les masses laborieuses se voient proposer une option concrètement révolutionnaire : soviets, conseils. Un appel au boycott ne se limite pas au fait de ne pas aller voter et de faire la propagande de ne pas aller voter au moyen d’affiches ou de tracts. Comme les autres partis qui prennent part aux élections, il faut organiser des campagnes en faveur du boycott (réunions, meetings), travailler pour faire de l’agitation et de la propagande. Il faut construire les organes d’auto-organisation qui permettront l’union de grandes masses.
Si les conditions d’un boycott ne sont pas réunies, voter pour un des candidats bourgeois ou abandonner sa classe et ne pas faire connaître un point de vue constituent un manque de scrupules. Les communistes révolutionnaires participent aux élections avec leurs candidats, leur programme et leur identité politique. Ils utilisent les périodes électorales pour s’organiser et faire de la propagande et de l’agitation révolutionnaires. S’ils n’ont pas les moyens de présenter leurs propres candidats, il leur faut constituer une alliance électorale au sein d’une plate-forme commune avec les groupes socialistes de gauche. S’ils n’ont pas cette possibilité non plus, il leur faut apporter un soutien critique aux candidats de gauche réformistes. Le principe déterminant est ici de ne soutenir sous aucun prétexte les candidats et partis bourgeois. Pour un groupe révolutionnaire, l’élément déterminant lors d’un processus électoral est celui-ci : profiter de l’atmosphère électorale pour faire de la propagande et de l’agitation révolutionnaires sans oublier de travailler pour s’organiser, et la façon de travailler pendant ces tâches.
Le front du système à l’approche des élections municipales ?
Pour le front du système, le 31 mars ne représente pas seulement des élections locales. Il s’agit d’une course afin d’obtenir de la légitimité pour le régime qu’Erdoğan a entrepris de construire après le 24 juin. Même si le régime d’Erdoğan a pu constituer le régime présidentiel qu’il visait depuis longtemps, il ne parvient pas à gouverner seul depuis le 7 juin. Il a besoin en permanence d’alliés dans une coalition pour soutenir son pouvoir. L’expression concrète de ce besoin est apparue durant le processus électoral du 24 juin. Grâce aux modifications du système électoral, il a mis en place le cadre légal pour pouvoir participer aux élections avec une alliance. Puis il a démarré le processus électoral. Quant aux partis d’opposition bourgeois, ils ne se sont pas opposés à ce cadre légal et ont commencé à se préparer en fonction des nouvelles règles du jeu.
Erdoğan qui a obtenu le résultat qu’il escomptait des élections du 24 juin est devenu dépendant du MHP dans le nouveau système. En tant que résultat de cette dépendance, il est entré en négociations pour les élections du 31 mars dans les villes où le MHP est puissant. Même si au début Erdoğan a feint de quitter les négociations, par la suite il a été obligé de faire un pas dans la direction désirée par Bahçeli. Le front du système participe à ces élections avec tout l’aspect brûlant de la crise économique. Malgré tous les discours qui affirment que l’économie va bien, dans les masses laborieuses il n’y a aucun écho à ses affirmations. Bien qu’il ait à affronter une opposition effacée et inefficace, Erdoğan ne veut rien laisser au hasard. Les scandales de tricheries qui voient le jour à chaque période électorale ont commencé à apparaître avant même les élections. Tous les jours apparaissent les tricheries effectuées sur les listes électorales. Il est question d’électeurs qui apparaissent par centaines à la même adresse, de nombres d’électeurs supérieurs à la population des districts ou des quartiers, des morts qui sont toujours inscrits sur les listes électorales et de nombreuses autres situations douteuses. C’est dans ces conditions que le front du système participe aux élections.
Quelle est la situation de l’opposition bourgeoise ?
Le CHP [Parti républicain du peuple, kémaliste] qui se trouve au centre de l’opposition intégrée au système a adopté une position de soutien lorsqu’Erdoğan s’est trouvé en difficulté ou quand une crise politique est survenue. L’esprit de Yenikapı [lieu du meeting d’Erdogan à Istanbul suite à la tentative de putsch de 2016], le soutien à l’intervention militaire en Syrie et en Irak, la modification de la loi sur le Haut comité électoral, la levée des immunités [des parlementaires du HDP], le soutien à l’invasion d’Afrin et bien d’autres éléments similaires viennent gonfler la liste. Le CHP a toujours développé des politiques d’opposition dans le cadre voulu par Erdoğan.
Il a renouvelé pour les élections locales l’alliance électorale Millet ittifakı [Alliance du peuple] avec le İYİ [Le Bon Parti, scission du MHP] et le SP islamiste [Parti de la félicité, d’où provient l’AKP] qu’il avait conclue pour les élections du 24 juin. Il a commencé à déterminer ses candidats suite à des négociations effectuées derrière des portes closes. À certains endroits, c’est le candidat du İYİ qui est soutenu, dans d’autres celui du SP, et à d’autres encore, des candidats communs sur lesquels tous les partis de l’alliance se sont mis d’accord sont présentés. Ces attitudes sans principe et les candidats de droite investis suite à des négociations derrière des portes closes provoquent des déceptions même dans la base du parti et la consolidation se révèle impossible à atteindre. L’alliance du peuple ne parvient pas à se différencier d’Erdoğan, au contraire, il lui fait la course et tombe dans une position de mauvaise caricature de son rival. Il livre une renchérit dans le racisme, le nationalisme et l’hostilité aux ouvriers. Les anciens politiciens qui furent membres de l’AKP mais qui ont été rejetés par ce parti sont intégrés aux listes CHP. Ce parti fait la sourde oreille aux oppositions de sa base. Il considère que les 25 % de l’électorat qui votent pour lui sont définitivement acquis. Il dénonce la tendance au boycott qui apparaît dans sa base et tente de la discréditer en l’accusant de faire le jeu de l’AKP.
L’autre partenaire de l’alliance, à savoir l’İYİ, se concentre sur le fait de voler des voix à la base du MHP et détermine ainsi toute sa stratégie électorale. Toute sa politique s’articule autour du racisme et du populisme de droite. Il attend parmi les remplaçants potentiels au cas où l’alliance du pouvoir avec le MHP se fissurerait.
La crise économique, les pertes vécues par les travailleurs ne concernent guère l’opposition intégrée au système. Face à la crise, elle n’a pas un programme différent de celui d’Erdoğan. Les périodes électorales sont utilisées avec du populisme pour tenter d’obtenir les voix des masses travailleuses. Nous pouvons dire en conclusion : l’alliance au pouvoir (Cumhur İttifakı) et l’alliance de l’opposition (Millet İttifakı) = l’alliance du palais présidentiel. L’existence de l’une dépend de l’autre. Elles sont les figurantes du même ordre, du même système.
Nous pouvons faire cette formulation au sujet de ces figurantes : l’AKP a besoin du CHP, le CHP a besoin de l’AKP. L’AKP a besoin du CHP, car il a besoin d’un parti pour maintenir les masses qui s’opposent à lui dans le cadre de l’ordre établi, de les rendre passives. Le CHP a besoin de l’AKP, car il a besoin de conserver sa base électorale de 25 %, de demeurer le principal parti d’opposition et de conserver ses mairies. Pour cela, ses arguments qui consistent à parler des valeurs de la République, de la laïcité, des attaques contre le style de vie, etc. se trouvent revigorées face à un pouvoir régi par l’islamisme. Lorsqu’il est question du soutien à l’AKP durant les périodes critiques, les intérêts du pays et de la patrie entrent en jeu.
Erdoğan a besoin du MHP, car il n’a pas le pouvoir de diriger le pays seul, lors de la construction de sa dictature, à chaque moment critique le soutien du MHP s’est révélé être vital. Car Erdoğan n’a pas de meilleure alternative que le MHP pour les politiques autoritaires, oppressantes et guerrières. Le MHP a besoin d’Erdoğan, parce qu’il ne parvient à appliquer ses politiques fascistes qu’avec l’intermédiaire de son régime. Pour pouvoir se placer au sein de la bureaucratie de l’État et des organisations paramilitaires ou tout simplement des réseaux criminels, il a besoin de l’aide de la dictature d’Erdoğan.
Erdoğan a besoin de Perinçek [dirigeant du VP, Parti de la patrie] car dès qu’il est question d’un problème avec les États-Unis ou l’Union Européenne, il a besoin de quelqu’un pour le présenter comme un combattant anti-impérialiste luttant pour le bien de son pays, et, en même temps, pour faire pression sur la base du CHP. Perinçek a besoin d’Erdoğan, car il trouve dans les manœuvres de politique étrangère d’Erdoğan de l’espace pour actualiser les idées d’eurasisme et de changement d’axe de la politique étrangère turque qu’il défend depuis des années.
Erdoğan a besoin du İYİ car dans le nouveau régime il ne désire pas être dépendant du MHP et veut le confort de pouvoir présenter le Bon parti comme alternative au cas où des fissures apparaîtraient dans l’alliance avec le MHP. L’İYİ a besoin d’Erdoğan car avec ses propres forces il ne peut que prendre sa place dans le cimetière des partis politiques. Il est entré au parlement avec le soutien du CHP, désormais il a adopté le rôle d’opposant avec le CHP. Ses chances de pouvoir faire partie de l’alliance au pouvoir dépendent d’une éventuelle fissure au sein de l’alliance AKP-MHP.
Erdoğan a besoin du BBP (parti de la grande unité, droite nationaliste) car de temps à autre, lorsqu’il donne un ultimatum au peuple kurde, il a besoin d’un porte-parole pour les discours ultranationalistes et fascistes qui pourraient provoquer des problèmes avec l’Union européenne s’ils venaient du gouvernement. En dernière analyse, la politique de l’ordre établi dépend entièrement d’Erdoğan.
Lorsqu’il s’agit de guerre, d’hostilité aux Kurdes, de racisme et d’hostilité aux travailleurs, ils se rassemblent tous sous les ailes du régime d’Erdoğan. Ce dernier s’est transformé en cadavre en décomposition et son opposition est décomposée dans les mêmes proportions. Attendre quelque chose de l’opposition intégrée à l’ordre établi revient à prendre sa part dans ce pourrissement.
Le HDP et les élections
Le HDP [Parti démocratique des peuples] se prépare aux élections sous les politiques oppressives, colonialistes et guerrières de la dictature d’Erdoğan. Ses sympathisants, co-présidents, députés et dirigeants sont victimes d’arrestations, toutes les mairies qu’il avait remportées ont été confisquées par la dictature d’Erdoğan au moyen d’administrateurs nommés par le pouvoir. Le régime d’Erdoğan tente d’empêcher le peuple kurde d’exister dans l’espace politique avec son identité nationale. La dictature d’Erdoğan prolonge le concept de guerre coloniale qu’elle a appliqué au peuple kurde avec un génocide politique.
Toute la stratégie politique du HDP relative aux élections est de reprendre les mairies confisquées. Au Kurdistan, tous les partis politiques kurdes opposés à Erdoğan ont réalisé une alliance électorale sous le toit du HDP. Malgré toutes les pressions de la dictature d’Erdoğan, ils ont déterminé leurs candidats et ont commencé le processus électoral. C’est dans les villes kurdes que les élections locales rencontrent le plus d’intérêt parmi la population. La reprise des mairies confisquées est une guerre de positions dans la région. Les mairies dirigées par les administrateurs nommés par Erdoğan sont connues pour leur corruption et l’arrêt des services sociaux que ces mairies offraient à la population. Les journalistes qui exposent la corruption des administrateurs sont placés en détention.
Le fait que le HDP, avec l’alliance des partis du Kurdistan, s’oppose aux administrateurs est légitime. Il s’agit là d’un front de résistance contre le génocide politique qui défend la volonté confisquée du peuple kurde. Pour cette raison, il est indispensable de soutenir le HDP au Kurdistan face à la dictature d’Erdoğan. Quant à la position adoptée par le HDP à l’Ouest, elle est pleine d’incohérence. Ce parti a annoncé qu’il appellerait à voter pour les candidats qui feraient reculer Erdoğan et qui contribueraient à regagner le régime parlementaire pluraliste. Ce qui revient à indiquer indirectement à sa base le CHP. Le HDP présente le CHP qui fait la course à l’AKP dans l’hostilité aux Kurdes, qui exclut le HDP à la moindre occasion et qui donne un chèque en blanc à la guerre contre les Kurdes livrée par Erdoğan, comme alternative à sa base de l’Ouest. Il laisse sa base électorale sans alternative, seule face à son destin. Cette attitude est pleine d’apolitisme, de contradictions et d’absence de principes. Ce qui fera reculer le pouvoir d’Erdoğan n’est pas la victoire électorale du CHP, cela passe par la lutte unie des ouvriers et des travailleurs au sein d’un front unique.
Les socialistes et les élections
Il n’y a pas encore d’attitude ou de travail concrets de la part de groupes socialistes en rapport avec les élections locales. Les groupes socialistes qui participent au HDP, quant à eux, restent silencieux au sujet de ces élections. Parmi ces groupes composant le HDP, ceux qui s’opposent au fait de ne pas présenter de candidats à l’Ouest sont en minorité et cette minorité n’a pas encore présenté une perspective alternative ou un travail concret.
L’ÖDP [Parti de la liberté et de la solidarité] et les Halkevleri [centres populaires] ont trouvé la solution en participant aux élections, dans quelques petites villes bordant la mer Noire, sous la houlette du CHP. Quant au TKP [Parti communiste turc, stalinien], il participe aux élections avec ses candidats pour mobiliser ses membres au cours de ce processus. Ils disent qu’ils font cela pour ne pas laisser la classe ouvrière sans alternative, mais le TKP ne dispose pas d’une base ou d’une influence au sein de la classe ouvrière. Ils ont une attitude qui consiste à se déclarer comme alternative et se présenter au centre de tout.
Lors de la rédaction de cet article, l’EHP [Parti du mouvement ouvrier] a publié une déclaration ayant pour titre Les villes n’appartiennent pas à ceux qui créent la crise mais à ceux qui travaillent pour annoncer qu’il présenterait ses candidats afin de porter les revendications des travailleurs dans le cadre d’un programme socialiste. Nous trouvons cette attitude significative et positive, mais nous voudrions souligner qu’elle porte en elle une tendance qui consiste à se placer au centre de tout. Sans appel aux fractions socialistes qui ne font pas partie de cette structure, sans aucun effort pour une plate-forme électorale socialiste unie, ce parti a commencé ses travaux électoraux.
Un autre groupe qui a fait une déclaration relative aux élections est le DİP [Parti révolutionnaire des travailleurs qui se réclame du trotskysme]. Dans cette déclaration il lance un appel au boycott. Nous analyserons cet appel au boycott dans la partie intitulée « Le boycott constitue-t-il une alternative ? » de cet article.
Pour résumer, le mouvement socialiste, en général, n’essaye pas de développer une attitude par rapport aux élections mais cherche plutôt à les évacuer.
Le boycott constitue-t-il une alternative ?
Nous avons expliqué dans la première partie de notre article dans quelles conditions un boycott pouvait avoir lieu d’un point de vue marxiste. Dans la conjecture actuelle, il n’est pas question d’une direction révolutionnaire qui aurait gagné l’avant-garde ouvrière et qui serait capable de diriger la lutte de la classe ouvrière. Il n’y a aucun sujet politique capable de verrouiller les élections et d’offrir aux masses en tant qu’alternative des moyens d’auto-organisation, de réaliser le boycott de masse actif.
Les tricheries électorales commises par le régime d’Erdoğan à chaque période électorale, son attitude qui contrevient même aux lois qu’il a lui-même mises en place, le pourrissement de l’opposition intégrée à l’ordre établi font qu’il existe chez de larges masses un manque de confiance envers le parlement et envers les élections ainsi qu’un sentiment d’illégitimité. Dans une partie importante des masses opposées au régime d’Erdoğan le sentiment d’un manque d’espoir vis-à-vis du parlement et des élections se répand. Mais cette tendance aboutit à un épuisement et à un manque d’espoir. La politisation apportée par le processus et l’atmosphère électoraux se manifeste davantage dans les villes kurdes. À l’Ouest, cette tendance n’est pas très présente et les masses n’attendent pas grand-chose des élections.
Dans ces conditions, le boycott est-il une alternative ? Même si les dynamiques objectives d’un boycott commencent à être présentes, les dynamiques subjectives ne se développent pas dans des proportions identiques. Il n’est pas question d’une direction révolutionnaire capable d’organiser le boycott de masse et de créer les moyens d’auto-organisation en tant qu’alternative. Le boycott, aujourd’hui, ne consisterait qu’à évacuer le processus électoral et à échapper à la responsabilité d’en faire partie.
Le tout est justement de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses… Tant que vous n’avez pas la force de dissoudre le parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous êtes tenus de travailler dans ces institutions précisément parce qu’il s’y trouve encore des ouvriers abrutis par la prêtraille et par l’atmosphère étouffante des trous de province. Autrement vous risquez de n’être plus que des bavards. (Lénine, La Maladie infantile du communisme, 1920)
Dans les conditions où l’ordre établi est entré dans un pourrissement sans retour, où l’opposition intégrée à cet ordre a perdu toute crédibilité et toute notoriété, il n’y a pas d’autre solution à la crise profonde vécue par la classe ouvrière que de transformer l’ordre du jour électoral en une tribune pour la classe ouvrière et les opprimés. Les attitudes de boycott ou de refus d’accomplir le travail révoluionnaire reviennent à fuir cette tâche.
Au sujet de l’appel au boycott du DİP
Ce parti a publié un appel daté du 2 décembre 2018 et titré Romps avec les partis de l’ordre établi, unis-toi dans le combat pour le pain et la liberté ! Boycott des élections municipales !
Dans la première partie de cet appel, sont traités les problèmes vécus par la classe ouvrière en raison de la crise et l’ordre du jour électoral est présenté comme une couverture destinée à cacher ces problèmes. L’appel continue ainsi :
Le Parti ouvrier révolutionnaire vous appelle à déjouer ce plan. Transformons l’ordre du jour brûlant des millions d’ouvriers et de travailleurs en ordre du jour du pays ! Les problèmes des millions de travailleurs ne peuvent pas être reportés jusqu’aux élections locales, et ces élections ne peuvent apporter de solution à ces problèmes. Refusons de nous diviser dans le combat des oppresseurs et exploiteurs ! Rompons avec les partis de l’ordre établi ! Unissons-nous dans le combat pour le pain et la liberté ! Notre méthode est la lutte des classes, l’occupation d’usines, la grève et la résistance ! Lorsque le jour des élections arrive, c’est le boycott !
Le DİP appelle à déjouer le jeu électoral, à rompre avec les partis de l’ordre établi mais ne parle pas concrètement du moyen d’y arriver. Il parle de la lutte des classes, des occupations d’usines, des grèves et des résistances, mais ne propose pas d’alternative aux travailleurs pour les communes qu’il appelle à boycotter sous la forme d’auto-organisation locale. Cet appel reste pour ainsi dire suspendu en l’air, ne se matérialise pas dans une stratégie révolutionnaire et ne parvient pas à dépasser le stade du discours de gauche qui sonnent agréablement à l’oreille.
L’appel se poursuit avec le sous-titre « Contre le despotisme et pour la liberté, lutte des classes ». Le premier paragraphe contient : « Le régime appelé système de gouvernement présidentiel est un régime d’oppression ». Nous voudrions demander quel régime ne serait pas un régime d’oppression dans les sociétés avec des classes sociales et un État. N’existe-t-il pas un terme pour qualifier le régime d’Erdoğan, pourquoi des termes confus sont utilisés ? Les débats sur les concepts politiques ne sont pas seulement un débat de terminologie. Le concept politique et la manière dont il est défini déterminent comment il sera combattu. L’intention de la gauche stalinienne qui qualifie tout appareil d’oppression de l’État bourgeois de « fasciste » et qui lance un appel à « voter pour faire reculer le fascisme » est évidente. Elle voit le fascisme comme une déviation de la démocratie bourgeoise ordinaire ; et tente de créer des fronts larges pro-démocratie avec l’aile de la bourgeoisie se trouvant dans l’opposition.
Derrière la qualification de « despotisme » du DİP pour le régime d’Erdoğan et de ses slogans « contre le despotisme, pour la liberté » se trouvent des dérapages idéologiques. Tout d’abord, le slogan « à bas le despotisme, vive la liberté » est le slogan historique utilisé contre le sultan Abdülhamid par l’organisation politique de la bourgeoisie libérale qui était le Parti union et progrès. Il n’y a qu’une seule raison aux discours de DİP qui commencent par le mot despotisme et qui continuent sur le terrain nationaliste avec une touche d’anti-américanisme : faire des clins d’œil au kémalisme et au stalinisme, s’adresser à leur base et pour couvrir cet état de fait, faire de nombreux discours ouvriéristes sur le thème du syndicalisme.
L’appel se poursuit avec la partie intitulée « pour briser les chaînes de la volonté populaire, boycott ». La suspension de tous les droits démocratiques durant le processus qui a conduit du 10 octobre au 24 juin est analysée, mais régler ses comptes avec la guerre coloniale qu’Erdoğan a livré contre le peuple kurde est soigneusement évité. Les administrateurs nommés par le pouvoir sont mentionnés, mais l’attitude que les Kurdes pauvres doivent adopter face à ces administrateurs est un sujet soigneusement évité. Le boycott est présenté comme la solution à tous les problèmes.
Alors que le pays est enchaîné par le capital, le despotisme et l’impérialisme, il ne peut y avoir de socialisme dans une seule ville, dans un seul district. On ne peut pas avancer vers la fraternité avec une conception qui impose l’adhésion à sa gauche et qui ouvre grand les bras à sa droite au nom de l’alliance la plus large possible, qui cherche l’assurance contre les administrateurs non dans le peuple mais dans les pressions de l’Occident.
Commençons par « il ne peut y avoir de socialisme dans un seul district ». Quand l’expérimentation de mairie socialiste à Ovacık (près de Tunceli, dans le Kurdistan de Turquie) a-t-elle déclaré qu’elle avait construit « le socialisme dans un seul district » ? Les candidats socialistes promettent-ils de construire le socialisme à Dersim ? Non.
Une pratique d’administration qui produisait collectivement avec le peuple, qui mettait en place des coopératives, qui a rendu la direction de la mairie contrôlable par le peuple, qui a transformé en services publics gratuits les services qui étaient rendus en échange d’argent dans les mairies capitalistes a été mise en place. Des préparatifs sont en cours pour que cette pratique se répande à d’autres districts et au centre-ville. Par ailleurs, les expérimentations d’Ovacık ont réveillé beaucoup de sympathie dans les masses travailleuses. De larges masses ont vu qu’avec des méthodes qui n’étaient pas capitalistes il était possible de gérer une mairie et qu’il s’agissait là d’une situation allant dans l’intérêt des masses travailleuses.
Il est impossible de créer le socialisme dans un seul district, mais il est possible de faire de la propagande socialiste et commencer une organisation socialiste à partir des expériences de cette mairie. Il est évident que cette méthode sera bien plus efficace que la campagne de boycott totalement inefficace du DİP.
Plus loin dans le paragraphe, la recherche d’alliances du mouvement politique kurde avec des composantes bourgeoises et l’impérialisme occidental est critiquée. Nous n’avons pas d’objection face à cette critique. Mais nous devons aussi poser la question suivante : tous les mouvements qui ne possèdent pas de programme révolutionnaire prolétarien se retrouvent en dernière analyse dans une alliance avec une clique de la bourgeoisie. Un mouvement national cherchera de par sa nature même des alliances qui lui seront bénéfiques avec des éléments bourgeois et des États impérialistes.
Exposer les limites de la direction politique d’une nation opprimée à la classe ouvrière de cette nation opprimée est un des devoirs des révolutionnaires communistes, mais ce n’est pas suffisant. La tâche principale est de s’engager dans une lutte politique ouverte contre l’État bourgeois colonisateur. Il faut faire la propagande de la lutte livrée par la nation opprimée au sein de la classe ouvrière de cette nation, et cela passe par une lutte réelle contre son propre État bourgeois. Se contenter de critiquer la direction politique de la nation opprimée sans s’opposer aux politiques colonialistes et d’invasion de son propre État bourgeois n’est que du social-chauvinisme couvert. Alors qu’a fait concrètement le DİP jusqu’à aujourd’hui contre le régime colonialiste de la République turque au Kurdistan ? Nous pouvons trouver la réponse à cette question dans la déclaration de ce parti durant la période de l’invasion d’Afrin.
Une opération militaire contre Afrin aurait des résultats particulièrement mauvais pour la Turquie. Alors que le bouclier de l’Euphrate s’est transformé en piège, il est possible de penser l’espace d’un instant que ce piège pourrait être brisé par l’Ouest. Cependant, il s’agit là d’une illusion. Au contraire, la Turquie s’enfoncera davantage dans le piège. Considérons que la Turquie ait pris possession d’Afrin avec les forces de l’armée syrienne libre. Il est impossible de créer une stabilité dans cette région comme cela a été le cas avec l’opération Bouclier de l’Euphrate. L’armée turque qui s’est présentée comme un sauveur dans le triangle Jarablous-Azaz-Al-Bab à majorité arabe sunnite ne sera pas accueillie de façon amicale par le peuple d’Afrin.
Ainsi, le DİP adopte une position qui consiste à donner des conseils à la République turque. Il a évité de prendre position contre l’État turc face à l’invasion. Alors nous demandons comment, sans expliquer la légitimité de la lutte du peuple kurde à la classe ouvrière turque, sans lutter contre le poison nationaliste délivré par les appareils idéologiques de l’État bourgeois, pense-t-il réaliser la fraternité des travailleurs turcs et kurdes ? En lançant des appels au boycott depuis leurs bureaux de rédaction bureaucratiques ? Ou en expliquant aux travailleurs kurdes qu’il faut ignorer les problèmes qu’ils subissent en raison de leur identité nationale, qu’il faut rejoindre le DİP et qu’on résoudra ce problème après la révolution ? Le DİP est une organisation politique qui s’est enfoncée dans le social chauvinisme et dans le syndicalisme. Il utilise le trotskysme comme un masque. Le DİP est la forme matérialisée en Turquie de l’opportunisme pabliste qui est maudit par toutes les tendances qui respectent la tradition de la IVe Internationale. Démasquer cet opportunisme est la tâche des communistes internationalistes.
Que faire ?
La crise économique continue avec tous les dégâts qu’elle provoque. Elle cause des dommages irréparables chez les masses laborieuses. Chez ces dernières, le mécontentement atteint des sommets. L’opposition bourgeoise a perdu toute crédibilité et n’a même pas la capacité de consolider sa propre base.
Les élections présentent la possibilité d’effectuer un travail révolutionnaire sur une base de classe. Il est beaucoup plus difficile de participer aux élections législatives. Il faut présenter des candidats dans toutes les villes et s’organiser dans près de 60 villes. Or, cette condition n’est pas requise pour les élections locales. Il est possible de déterminer soi-même où présenter des candidats, où effectuer des travaux électoraux. À l’échelle d’un quartier, il est possible de se présenter aux élections d’administrateur de quartier (muhtar), il est possible de participer aux élections de mairie de district, de ville ou de conseil municipal. La gamme de candidatures est bien plus large et flexible. Dans ces élections, il est possible d’organiser la plateforme électorale unie avec l’ordre du jour, les revendications et le programme de la classe ouvrière. Il est possible de mettre en place des comités et des conseils qui couvriraient de larges segments dans les quartiers où un travail électoral est mené. Dans ces comités et conseils, il faut déterminer démocratiquement quel type de travail électoral sera mené et qui sera candidat au moyen de « pré-élections ». Si le candidat venait à gagner les élections, il pourrait être possible pour le conseil de créer un mécanisme de contrôle du candidat. Ainsi, des noyaux seront gagnés pour la construction d’outils d’auto-organisation. En maintenant ces conseils après les élections, la masse organisée pourra être politisée. La possibilité de construction d’une telle action est largement apportée par la crise et l’ordre du jour électoral. Pour pouvoir profiter de ces possibilités, les groupes socialistes doivent éviter de se comporter comme s’ils étaient au centre de tout et d’évacuer l’ordre du jour électoral ; au contraire, ils doivent rechercher le moyen de construire la plate-forme électorale socialiste unie. L’opportunité offerte par le processus électoral doit être saisie.