Sorti le 27 septembre 2017 en France, le film de Raoul Peck sur la jeunesse de Marx doit être vu avant qu’il ne fasse les frais de la concurrence sur le marché du 7e art. Si ce long métrage du réalisateur de I’m not your negro (nominé pour l’Oscar du documentaire 2017 sur la lutte des Noirs aux Etats-Unis) retrace avec justesse les débuts politiques de Marx ainsi que sa rencontre avec Friedrich Engels, il n’est malheureusement pas diffusé dans beaucoup de salles. Et pourtant, il vaut le coup d’œil !
S’attachant à la naissance d’une vie qui marquera le monde entier, Raoul Peck et Pascal Bonitzer (co-scénariste) choisissent la période de 1843 à 1848 pour décrire les premiers pas du fondateur de la théorie scientifique communiste. En démarrant par une scène de répression policière contre des paysans qui ramassent du bois, ils font référence aux premiers écrits de Marx qui dénonçait en tant que jeune journaliste de 24 ans à la Gazette rhénane un projet de loi visant les « voleurs » de bois mort. Le journal finira par être interdit par le gouvernement local, la vie de publiciste n’allant pas de soi au temps des monarques d’Europe. Loin d’être un intellectuel de chambre, Marx est au chômage et décide de s’exiler à Paris pour participer à une nouvelle revue, Les Annales franco-allemandes.
Épris d’une jeune femme ayant rompu avec sa famille bourgeoise, Jenny Van Westphalen, Karl Marx partage avec sa compagne une volonté de fer et un sens du combat politique que le film retrace très bien. Au passage, il rend aux femmes le rôle qu’elles ont joué et qui est le plus souvent délaissé, minimisé voire occulté par les historiens. Ainsi pour Raoul Peck, Jenny est présente lors de la première rencontre entre Proudhon et Marx à Paris en 1844. Si cette scène est romancée, il est sympathique de voir que c’est Jenny qui répond au philosophe de la misère que tout vol n’est pas la propriété alors que l’inspirateur des anarchistes lui affirme que « La propriété, c’est le vol ». D’ailleurs, Marx passera sa vie à expliquer que l’expropriation de capitalistes doit ouvrir la voie à la propriété collective des moyens de production et changer la société divisée en classes en communisme, une humanité sans classes sociales. Le film retrace bien le combat de Marx pour défendre ce point de vue face à tous les militants ouvriers qu’il rencontre comme Proudhon, Weitling, Moll, Schapper et Bakounine… Il les rencontre avec Engels avec le projet de bâtir une organisation internationale. Au contact des ouvriers parisiens et de leurs sociétés secrètes communistes, les fondateurs du marxisme appréhendent la lutte ouvrière ; le film en témoigne lors d’une réunion publique où après Marx, le populaire Weitling prend la parole.
La rencontre avec Engels est tout aussi vivante à l’écran que les scènes de polémique avec les premiers adversaires de Marx. Le hasard les fait se croiser chez Ruge, directeur des Annales. En sortant de là, le film leur fait faire une course poursuite victorieuse contre la police qui contrôle les papiers de la populace. Si la rencontre se solde par une soirée mémorable, Marx se débat encore et toujours dans la misère à Paris. Il s’associe alors politiquement à ce jeune fils de capitaliste allemand, de formation hégélienne comme lui, qui l’aidera autant que possible toute sa vie. Ensemble ils écrivent La sainte famille, un livre de rupture avec l’idéalisme hégélien. Mais Engels n’est pas qu’un fils de patron ; il s’est ouvert la voie vers le communisme en étudiant l’économie politique et la vie des prolétaires anglais et irlandais qu’il côtoie en tant que fondé de pouvoir d’usine à Manchester. C’est là qu’Engels décide d’écrire La situation de la classe laborieuse en Angleterre. L’ouvrage, fort bien documenté, s’appuie aussi sur l’amitié qu’Engels a nouée avec les travailleurs, notamment avec l’ouvrière irlandaise Mary Burns qui sera sa compagne et lui présentera les militants du mouvement chartiste anglais. Dans le film, leur rencontre se fait alors que Mary, ouvrière à l’usine Engels, tient tête au père en dénonçant les accidents terribles des femmes ouvrières.
En 1845, les Marx sont chassés de France par le ministre Guizot à la demande de la Prusse. Ils s’établissent à Bruxelles où Engels et Marx fondent une société ouvrière et luttent pour construire un parti. C’est à Bruxelles que Marx écrit l’ouvrage Misère de la philosophie en réponse au livre de Proudhon, Philosophie de la misère. Cette réponse établit les bases de sa théorie de la valeur et de son matérialisme historique. Les deux fondateurs du communisme scientifique rejoignent au début 1847 une organisation ouvrière, La ligue des Justes, qui se bat une société où « tous les hommes sont frères ». Issue de différentes sociétés secrètes ouvrières et démocrates, c’est au sein de cette organisation aux ramifications européennes que les deux compères vivent leurs premières luttes internes afin de persuader ses militants ouvriers que le prolétariat, esclave moderne, est la seule classe sociale capable de renverser le capital. Ils s’opposent autant aux blanquistes (adeptes de Blanqui qui promet une société nouvelle issue d’un coup d’Etat mené par quelques centaines d’ouvriers ou forçats) qu’aux proudhonistes (adeptes d’une société « mutualiste » au crédit gratuit et du développement de l’artisanat pour tous). Raoul Peck témoigne de manière romantique du congrès qui verra, grâce à Marx et Engels, La ligue des Justes devenir La ligue des communistes en 1847. Elle adopte alors le slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » mais la scène du film montrant un coup de force des marxistes contre les courants utopistes est très exagérée. Il fallut de la patience et une lutte interne où les dirigeants de la Ligue, Schapper et Moll, luttèrent aussi pour convaincre les membres ouvriers et artisans qui ne voyaient pas les intellectuels d’un bon œil. C’est pour cette organisation prolétarienne que Marx écrira un programme inégalé : le Manifeste du Parti communiste.
Finalement, il ne manque au film Le Jeune Karl Marx que de mieux se conclure. Si sa chute est un hommage vibrant au Manifeste écrit quelques semaines avant le début de la révolution européenne de 1848, il lui manque de dire que Marx et Engels, après ces années de formation, vieilliront en précisant la théorie scientifique du communisme tout en participant à la direction de la 1e Internationale (Association internationale des travailleurs). Espérons une suite qui nous montrera comment Marx et Engels passent à la maturité politique avec leur expérience dans la révolution européenne de 1848 et comment Marx bouleverse la théorie économique et sociale avec la rédaction du « Capital ».
Matthieu Fargo
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