Les hécatombes de Verdun et de la Somme
La guerre qui devait être courte, selon la propagande des états-majors, des gouvernements et de leurs complices syndicalistes (CGT en France), socialistes ou travaillistes (PS-SFIO en France), dure et s’étend. Le Portugal se joint aux Alliés en mars1916, la Roumanie en août et la Grèce en novembre. Les classes dominantes, pour tenter de vaincre, imposent des sacrifices grandissants à leur population, aux jeunes et moins jeunes hommes d’abord, mais aussi aux ouvriers, employés, paysans des deux sexes de l’arrière.
La Grande-Bretagne, qui n’a pas assez de mercenaires professionnels et de soldats volontaires (pourtant nombreux en 1914), instaure en janvier 1916 le service militaire obligatoire des hommes célibataires, puis en mai des mariés. L’exception se limité aux travailleurs qualifiés de l’industrie, les syndicats étant chargés de gérer les exemptions. De même, le Premier ministre Lloyd George (Parti libéral) associe plus étroitement le Parti travailliste au gouvernement d’union sacrée. Pour des millions de travailleurs enrôlés dans la guerre entre puissances impérialistes européennes, majoritairement européens mais aussi des nations opprimées d’Europe (Polonais, Irlandais, Ukrainiens, etc.) et « indigènes » des colonies, le quotidien, c’est la boue des tranchées, les copains morts, portés disparus ou mutilés au cours d’offensives inutiles. En février 2016, commence la bataille de Verdun qui dure jusqu’en décembre et cause 300 000 morts à elle seule. Elle est suivie, de juillet à novembre, par la bataille de la Somme au cours de laquelle 440 000 soldats sont tués. Des centaines de soldats sont emprisonnés, voire exécutés, pour refus de combattre.
Dans les régions occupées, les populations sont victimes d’atrocités (massacres, pogroms, boucliers humains, déportations de main d’œuvre, maison incendiées, évacuations forcées…). Les populations civiles souffrent de la priorité à l’économie de guerre et des blocus maritimes, en particulier celles des Empires centraux. Elles sont aussi délibérément ciblées par les bombardements aériens destinés à saper le moral de l’ennemi. Les salaires n’ayant pas suivi l’inflation, les conditions de vie des salariés ont empiré. Dans le même temps, les dividendes des groupes capitalistes augmentent, les patrons des industries d’armement et autres profiteurs de guerre bénéficient des commandes des armées. Toute une faune de fournisseurs du marché noir et autres « embusqués » fait la fête dans les meilleurs restaurants, loin des dangers du front.
Le retour des grèves et des manifestations ouvrières
L’union sacrée s’affaiblit. Le 13 décembre 1915, lors de la réunion de la fraction parlementaire du parti socialiste allemand (SPD), 44 députés se prononcent contre le vote du budget de la guerre et, en séance publique au Reichstag, le 23 décembre, 18 rejoignent Rülhe et Liebknecht qui avaient déjà voté contre l’année précédente. Le 2 février 1916, à Berlin, des incidents se produisent devant des boutiques vides. Le 1er mai, le regroupement internationaliste le plus important, le groupe Die Internationale (DI, fondé par Luxemburg, Zetkin, Mehring, Liebknecht fils, Duncker, Marchlewski, Jogiches…) appelle à une manifestation à Berlin contre la guerre impérialiste : plusieurs milliers d’ouvriers et de jeunes y répondent. Le conscrit Karl Liebknecht (député SPD dont le gouvernement a supprimé l’exemption du service militaire) prend la parole. Il est arrêté, mais, le jour de sa comparution devant le tribunal militaire, le 28 juin, des dizaines de milliers d’ouvriers des usines de guerre se mettent en grève à Berlin, à Brunswick et à Brême. En juillet, à Borbeck, les mineurs débraient pour leurs salaires et leur exemple est suivi dans le reste de la Ruhr pendant l’été. Le 16 août, à Essen, un groupe d’ouvriers manifeste au cri de « Vive Liebknecht ! ». À Hambourg, éclatent des émeutes de la faim. À chaque fois, il y a des arrestations et des condamnations.
En Russie, les travailleurs, qui n’ont jamais cessé de s’agiter, retrouvent les niveaux de grève de 1913. En Grande-Bretagne, les grèves sont presque aussi nombreuses qu’en Russie, dépassant le niveau de 1913. Le mouvement social est particulièrement vif en Ecosse, où les délégués élus de la vallée de la Clyde échappent au contrôle de la bureaucratie syndicale (TUC). En avril 1916, l’Irlande connait, après une grève férocement réprimée en 1913, une insurrection qui mêle lutte contre l’oppression nationale et revendications sociales [voir Révolution communiste n° 17]. En France, des grèves se produisent à nouveau, dans la confection et l’industrie y compris dans le groupe De Dion-Bouton travaillant pour l’armement. Les ouvrières vont y faire grève du 29 juin au 10 juillet contre la baisse de leur rémunération et obtenir le maintien de leur salaire antérieur.
L’opposition grandissante des travailleurs à la guerre se nourrit de l’activité des rares partis et fractions fidèles à l’internationalisme et elle pousse à des réalignements dans le mouvement ouvrier.
La croissance du mouvement de Zimmerwald
En septembre 1915, les opposants à la guerre issus de la 2e Internationale tiennent une conférence à Zimmerwald [voir Révolution communiste n° 14]. Seule une minorité conduite par Lénine (POSDR-Bolchevik de Russie), Radek (SDKP-Roslamowcy de Pologne) et Zinoviev (POSDR-Bolchevik) se prononce clairement pour la révolution pour mettre fin à la guerre, pour une nouvelle internationale et des partis séparés des traîtres. La majorité de la conférence reste sur le terrain du pacifisme et du retour à la 2e Internationale d’avant-guerre, comme si elle n’avait pas fait faillite ; elle désigne un Comité socialiste international (CSI) composé de Robert Grimm et Charles Naine (SPS de Suisse), Angelica Balabanov et Oddino Morgari (PSI d’Italie).
Malgré les attaques et la censure, les doctrines et les conceptions de Zimmerwald se frayèrent leur voie à travers les frontières des États belligérants et rassemblèrent un nombre croissant de partisans… (Olga Gankin & Harod Fisher, The Bolsheviks and the World War, Stanford University Press, p. 357).
Partout, les sociaux-chauvins aident désormais à la répression étatique. En Allemagne, la direction du SPD sanctionne les députés qui ont voté contre les crédits de guerre au Reichstag. Ceux-ci fondent une fraction pacifiste : le Groupe de travail social-démocrate (SDAG) avec Haase, Ledebour, Kautsky, Bernstein, Dittmann, Herzfeld, Vogtherr… Son aile gauche est constituée par le regroupement Die Internationale. DI a une direction prestigieuse et elle rallie des milliers de travailleurs. Par contre, la GR de Brème (autour de Johann Knief et Paul Frölich) et les ISD de Berlin (autour de Julian Borchardt) qui veulent rompre avec le SPD, restent peu nombreux. DI, lors de ses conférences de janvier et de mars 1916, adopte une position plus avancée que celle qu’elle défendait en 1915 puisqu’elle reconnait désormais le besoin d’une nouvelle internationale tout en prétendant redresser le SPD. Bref, DI se différencie encore du POSDR-Bolchevik par son refus de toute revendication nationale et de construction de partis séparés des sociaux-chauvins. En outre, elle se défausse de la responsabilité de la construction de la nouvelle internationale sur les masses.
La nouvelle Internationale qui doit se relever après l’effondrement de l’ancienne, le 4 août 1914, ne peut émerger que de la lutte de classe révolutionnaire des masses prolétaires dans les principaux pays capitalistes. (Rosa Luxemburg, Résolution sur le caractère d’une nouvelle internationale, mars 1916, Œuvres t. 4, Agone & Smolny, p. 65)
Dans les Pays-Bas, le parti majoritaire pro-allemand (SDAGP) connait en septembre 1915 une scission pour Zimmerwald (RSV) dirigée par Roland-Holst qui fusionne avec le SDP en mai 2016. En Grande-Bretagne, l’ILP publie le manifeste de Zimmerwald et se prononce pour « une paix démocratique ». La majorité du BSP se prononce pour le mouvement de Zimmerwald, tout en garantissant que le parti ne met pas en danger la défense nationale.
La France est singulièrement en retard puisque seul le comité de rédaction d’origine syndicaliste-révolutionnaire de La Vie Ouvrière (LVO) : Pierre Monatte, Alfred Rosmer et Marguerite Thevenet s’oppose à la guerre dès son début et noue des liens avec Trotsky qui publie en France Naché Slovo. Dans le PS-SFIO, ceux qui commencent à se prononcer tard pour la paix, autour de Longuet et Pressemane, continuent à voter pour le budget de la guerre et se gardent d’adhérer au mouvement de Zimmerwald. Néanmoins, en novembre 2015, Bourderon convoque une réunion de militants du PS-SFIO pour rendre compte de Zimmerwald. Les fédérations CGT des métaux et du tonneau ainsi que publient les résolutions adoptées à Zimmerwald sous forme d’une brochure.
Notre attente ne fut pas déçue. Des réponses vinrent, de partout, de tous les points du pays, des villes et de villages perdus, et de tous les pôles du mouvement ouvrier, des syndicalistes, des socialistes, des anarchistes, le plus souvent d’individualités, parfois d’organisations, de groupes déjà constitués… Des souscriptions accompagnaient souvent les lettres… Zimmerwald se frayait sa voie. (Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, Librairie du travail, t. 1, p. 403)
Ils constituent avec Trotsky le Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI). Le CRRI, outre qu’il comporte, signe d’arriération, deux structures séparées (une pour le PS-SFIO, une pour la CGT) est pour le moins ambigu sur l’avenir comme l’indique son nom.
Au printemps 1916, le mouvement de Zimmerwald réunit le SPS/PSS de Suisse, le PSI d’Italie, le PSR de Roumanie, les deux fractions du PSDB de Bulgarie, le PSP du Portugal, l’ILP et la majorité du BSP de Grande-Bretagne, le Bund de Russie et Pologne, le PSR et toutes les fractions du POSDR de Russie, l’ISL d’Afrique du Sud, le PPS-Lewica et les deux fractions de la SDKP de Pologne, le SLP et le SPA des États-Unis, la minorité VKM du SDAP d’Autriche, les minorités DI et SDAG du SPD d’Allemagne, le SDLP de Lettonie…
La division des internationalistes sur l’oppression nationale
Les marxistes-révolutionnaires fondent, aussitôt après la première conférence, la Gauche de Zimmerwald (GZ) qui regroupe un parti (le POSDR-Bolchevik de Russie), des organisations de taille plus réduites (le LSDS de Lettonie, le SDKP-Roslamowcy de Pologne), une organisation de jeunesse (Suède), des petits groupes (une aile du SPS de Suisse, ISD d’Allemagne)… Le parti minoritaire des Pays-Bas (SDP qui publie De Tribune) a refusé de se rendre à la conférence de Zimmerwald. DI du SPD d’Allemagne, le groupe NS de Russie (intermédiaire entre mencheviks et bolcheviks), la gauche du PSI d’Allemagne, le groupe LVO de France… se tiennent à l’écart de la GZ parce qu’ils refusent de rompre avec les centristes du type Kautsky, Haase, Ledebour, Martov, Longuet, Morgari… La GZ édite Internationale Flugblätter qui, dans son unique numéro de novembre 1915, publie les résolutions et le manifeste écartés par la conférence avec une introduction de Karl Radek. En s’appuyant sur le RSV et le SDP des Pays-Bas, la GZ lance la revue théorique Vorbote (Précurseur) qui n’aura que deux numéros.
Avant la guerre, la question coloniale divise déjà l’Internationale ouvrière, en particulier aux congrès de 1904 et 1907. En outre, s’opposent les deux sections de la Pologne partagée entre trois empires (allemand, russe et autrichien) : le PPS nationaliste fondé en 1892 et dirigé par Boleslaw Limanowski, Ignacy Daszyński, Józef Pilsudski ; la SDKP de taille plus réduite, fondée en 1893 par Rosa Luxemburg, Leo Jogiches, Julian Marchlewski, Adolf Warszawski qui s’oppose au mot d’ordre d’indépendance. Ainsi, lors du congrès international de Londres en 1896, Luxemburg, âgée de 26 ans, défie sur cette question- en allemand – nombre de cadres réputés ; cette indépendance d’esprit l’amène à affronter Kautsky dès 1911, alors que Lénine lui fait toujours confiance. En 1899, le congrès du SDAP de l’Empire autrichien adopte la perspective d’une fédération garantissant une autonomie culturelle et nationale aux minorités. En 1903, le congrès du POSDR de l’Empire russe reconnait le droit des minorités nationales de se séparer.
À partir de 1914, l’attitude à adopter envers les peuples opprimés ressurgit avec vigueur : les États impérialistes utilisent le sort malheureux de telle ou telle nation aux mains de leur adversaire, tout en oubliant leurs minorités opprimées et leurs colonies. Mais elle clive aussi les internationalistes : entre Gauche de Zimmerwald et DI du SPD ; au sein de la GZ entre POSDR-Bolchevik d’une part, le SDKP-Roslamowcy et le SDP de l’autre ; à l’intérieur du POSDR-Bolchevik, entre Lénine et Boukharine.
Luxemburg considère la revendication nationale comme incompatible avec l’internationalisme prolétarien, point de vue qu’elle développe dans La Crise de la sociale-démocratie, rédigée sous le nom de Junius en avril 1915. Ainsi, DI et le SDKP-Zarzadowcy défendent dans le mouvement de Zimmerwald la même orientation.
À l’époque de l’impérialisme déchaîné, les guerres nationales ne sont plus possibles. Les intérêts spécifiquement nationaux ne peuvent être invoqués et ne peuvent servir qu’à duper les masses travailleuses du peuple et les assujettir à leur ennemi mortel : l’impérialisme. (Rosa Luxemburg, Principes directeurs pour les tâches de la sociale-démocratie internationale, décembre 1915, Œuvres t. 4, Agone & Smolny, p. 206)
Au sein du POSDR-Bolchevik, Boukharine, Piatakov et Bosh reprennent la position de Luxemburg à la conférence de Berne du parti en mars 1915 puis dans la revue Kommunist, mais ils restent minoritaires. Plus grave pour la Gauche de Zimmerwald, le SDKP-Roslamowcy soumet à la conférence de Zimmerwald de 1915 des thèses « luxemburgistes » et Radek développe les mois suivants le même refus de l’autodétermination.
La question conduisit Lénine et Radek à un affrontement direct et à la fin du projet commun « Vorbote »… L’échec de la revue laissa la GZ sans organe international pour développer ses vues. (Robert Nation, War on War, 1989, Duke University Press, p. 112, p. 114)
Lénine bénéficie de son effort théorique déclenché par la guerre et la trahison du SPD (Cahiers sur Hegel, 1914-1915 ; Sur la question de la dialectique, 1915). S’il subordonne la question de l’autodétermination nationale à la lutte des classes mondiales, il s’en saisit comme de toutes les autres aspirations démocratiques pour les transformer en armes dans la lutte révolutionnaire générale. Pour Lénine, il faut reconnaître le droit à la séparation des nations qui sont réellement opprimées, non pour multiplier des petits États qui seraient le jouet des grandes puissances, mais au contraire pour unir les travailleurs. Conforté par l’insurrection irlandaise, il combine la lutte des nations opprimées avec l’unité internationale du prolétariat dans la lutte pour le socialisme.
Pour être en mesure d’accomplir la révolution socialiste et de renverser la bourgeoisie, les ouvriers doivent s’unir étroitement et la lutte pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes favorise cette étroite union… Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. (Vladimir Lénine, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, juillet 1916, Œuvres t. 22, Progrès, p. 361, p. 383)
La 2e conférence socialiste contre la guerre
En septembre 1915, la Commission socialiste internationale (CSI) qui coordonne le mouvement de Zimmerwald déclare qu’elle est prête à se dissoudre dès que le Bureau socialiste international de la 2e Internationale (BSI) recommencera à fonctionner. Mais DI d’Allemagne, le RSV et le SDP des Pays-Bas, NS de Russie, LVO de France exigent du BSI plus d’action contre la guerre, si bien que la CSI élargie de février 1916 convoque une deuxième conférence internationale contre la guerre.
La 2e conférence est convoquée à Kiental, près de Berne (Suisse), du 24 au 30 avril 1916. Elle a une assise bien plus large que la première, même si de nombreux délégués ont à nouveau été empêchés de s’y rendre faute de visas (entre autres, Alfred Rosmer, Rosa Luxemburg et Lev Trotsky) ou parce qu’ils sont emprisonnés (comme les dirigeants des jeunes socialistes de Suède : Zeth Höglund, Erik Heden, Lars Oljelund). Le regroupement Die Internationale (DI) du SPD soumet deux résolutions issues de sa conférence de mars 1916, une sur la nouvelle internationale (Luxemburg, Œuvres t. 4, Agone & Smolny, p. 65) ; une sur les tâches des députés des partis socialistes (p. 66-67). Le POSDR-Bolchevik envoie des thèses adoptées en mars 1916 par son comité central (Lénine, Œuvres t. 22, Progrès, p. 183-194).
Le 26 avril 1916, sur la question de la paix, 7 projets sont soumis (dont un de DI et un autre de la GZ). Brizon (un député du courant pacifiste du PS-SFIO autour de Longuet) se fait remarquer en envisageant un vote contre les crédits de guerre à l’Assemblée nationale « seulement si la situation militaire le permet », soulevant des huées dans l’assistance. La GZ soumet un projet de résolution, DI aussi. Le projet de Grimm, amendé par la GZ, est finement adopté.
Le 28, la conférence de Kiental aborde la question la plus disputée de l’ordre du jour, celle des rapports avec le BSI de l’ancienne internationale.
C’était le point le plus important de l’ordre du jour parce que, dans cette forme, on décidait en réalité de l’existence de la 2e ou d’une 3e Internationale… Les chefs de toute la respectable bande des sociaux-chauvins ne peuvent pas ne pas songer à ce qui se passera après la guerre. Après la guerre, il leur est indispensable de « reconstituer » l’Internationale d’imposture, et il leur est indispensable de s’amnistier les uns les autres. (Gregori Zinoviev, Zimmerwald et Kiental, 10 juin 1916, Contre le courant, Maspero, t. 2, p. 79, p. 81)
Deux résolutions sont soumises par la commission : la majorité de la commission composée d’Axelrod (POSDR-Menchevik), Hoffmann (SDAG du SPD), Lazzari (PSI) et Naine (SPS) définit le mouvement de Zimmerwald comme un instrument de pression sur la 2e Internationale et demande au BSI de s’opposer aux crédits de guerre, d’expulser les ministres de ses rangs, de renoncer à l’union sacrée et de se donner pour but une paix négociée ; la minorité de Lénine (POSDR-Bolchevik), Thalheimer (DI) et Warszawski (SDKP-Zarzadowcy) soumettent une résolution réfutant toute coopération avec le BSI.
Les uns estiment que la 2e Internationale a fait naufrage et que, dans le feu de la guerre mondiale, se forgent les premiers éléments d’une 3e Internationale, affranchie de l’opportunisme et du nationalisme. Les autres n’ont compris ni le caractère de la guerre ni le caractère de la crise vécue par le socialisme. (Gregori Zinoviev, Zimmerwald et Kiental, 10 juin 1916, Contre le courant, Maspero, t. 2, p. 83)
La motion de la majorité de la commission obtient seulement 10 voix, celle de la minorité 12, une autre résolution intermédiaire présentée par Lapinski (PPS-Lewica) obtient 15 voix. Pour sortir du blocage, les partisans de résolution de la minorité de la commission s’abstiennent (Lénine, Radek…) ou votent pour celle de Lapinski (Zinoviev, Meyer…) moyennant une explication de vote commune DI-GZ. Cette position est adoptée à la quasi-unanimité.
Le 29 avril, la conférence désignent Modigliani (PSI) pour la droite, Meyer (DI du SPD) pour le centre et Radek (SDKP-Roslamowcy) pour la gauche afin de rédiger un manifeste à partir du projet de Brizon. Elle aboutit à une synthèse qui demande une « paix immédiate et sans annexions » aux gouvernements et aux parlements belligérants. Cependant, elle analyse la guerre comme le produit inévitable du capitalisme, se prononce aussi pour la fin immédiate de la participation des socialistes aux gouvernements d’union sacrée et le refus de voter les crédits de guerre. Le manifeste est adopté à l’unanimité. La GZ soumet une critique signée par Armand, Lénine, Zinoviev (POSDR-B) ; Bronski, Radek, Stein (SDKP-R) ; Frölich (GR) ; Kaclerovic (PSDB-Tesni) ; Platten [SPS]. Enfin, la conférence vote une motion de solidarité envers toutes les victimes de la répression bourgeoise.
Après Kiental
Le mouvement de Zimmerwald reste paralysé par l’incapacité à rompre avec le social-impérialisme, à lutter contre la guerre par la révolution prolétarienne, à construire une nouvelle internationale.
Les thèses adoptées par la conférence sont dirigées dans leur ensemble contre le social-pacifisme, contre le kautskysme. Mais cela ne signifie pas encore que Zimmerwald en ait fini une fois pour toutes avec les utopies du social-pacifisme. Non, les récidives ne sont pas seulement possibles, elles sont inévitables. (Gregori Zinoviev, Zimmerwald et Kiental, 10 juin 1916, Contre le courant, Maspero, t. 2, p. 87-88)
En effet, quand le BSI, le 1er mai, convoque une conférence des partis des pays neutres en juillet 1916, le CSI ne prend pas position et laisse ses adhérents faire leur choix.
Le gouvernement d’union sacrée expulse Trotsky de France en septembre 1916. Il collabore avec Boukharine aux États-Unis. Radek et Trotsky rejoignent le Parti bolchevik lors de la révolution russe de 1917. La justice du Kaiser enferme de nouveau Luxemburg en mai 1916 (elle ne sortira de prison que grâce à la révolution allemande de novembre 1918). La direction du SPD expulse ses opposants en janvier 1917. La DI prend le nom de Ligue Spartakus (SB) et choisit – malgré les exhortations de Lénine, Radek, Frölich…- de rejoindre le parti fondé en avril 1917 par les centristes (USPD).
Après Kiental, Lénine et Zinoviev poursuivent leur activité dans le SPS suisse. Zinoviev dresse un bilan de Kiental (Zimmerwald et Kiental, juin 1916) et examine la racine de la trahison du SPD, la transformation de son appareil en bureaucratie petite-bourgeoise liée à la bourgeoisie et à son État (Guerres défensives et offensives, juin 1916 ; Les racines sociales de l’opportunisme, août 1916). Lénine répond à Luxemburg dont la brochure signée Junius est publiée avec un an de retard (À propos de la brochure de Junius, juillet 1916). Il approfondit la question nationale (Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, juillet 1916 ; À propos de la tendance naissante de l’économisme impérialiste, septembre 1916 ; Une caricature du marxisme, octobre 1916…). Il réfute le pacifisme et prône l’activité au sein des armées de conscription (Le programme militaire de la révolution prolétarienne, septembre 1916 ; À propos du désarmement, octobre 1916 ; Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste, janvier 1917). Il étudie la transformation du capitalisme pour expliquer la guerre inter-impérialiste et la trahison de la 2e Internationale (Cahiers sur l’impérialisme, 1915-1916 ; L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, juillet 1916 ; L’Impérialisme et la scission du socialisme, octobre 1916). Il redécouvre la nécessité de détruire l’État bourgeois (Le Marxisme quant à l’État, novembre 1916-mars 1917 ; Thèses d’avril, avril 1917 ; L’État et la révolution, août 1917). Ces efforts politiques et théoriques préparent la victoire de la révolution russe et la création de l’Internationale communiste. La leçon de Lénine, du Parti bolchevik, de la Gauche de Zimmerwald vaut toujours.
N’est pas internationaliste celui qui proclame ses grands dieux qu’il est internationaliste, mais seulement celui qui lutte effectivement contre sa bourgeoisie, contre ses sociaux-chauvins, contre ses kautskystes. (Vladimir Lénine, Projet de thèses d’un appel à la CSI et à tous les partis socialistes, décembre 1916, Œuvres t. 23, p. 231)