Née d’une guerre victorieuse contre les puissances coloniales (1919-1921) et contre la Grèce (1919-1922), la Turquie du général Kemal est reconnue par les accords de Lausanne de 1923 au détriment des minorités nationales et religieuses (Kurdes, Grecs, Arméniens, Alévis, Juifs…). Le traité conduit à une gigantesque épuration ethnico-religieuse.
Le traité d’échange des populations aboutit à un vaste mouvement de transfert des chrétiens orthodoxes, parmi lesquels des turcophones, vers la Grèce (plus de 900 000 personnes) et, inversement, de près de 400 000 musulmans, y compris grécophones, vers la Turquie. Cette transhumance forcée fit de la Turquie un pays à 99 % musulman. (Hazmit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, 2004, La Découverte, p. 27)
Le régime nationaliste écrase le jeune Parti communiste de Turquie (section turque de l’IC), réprime les syndicats et établit un parti unique. Le régime nationaliste penche pour l’Allemagne au début de la 2e Guerre mondiale mais ne s’y allie pas, instruit par l’expérience malheureuse de l’Empire ottoman à la fin de la 1re guerre mondiale. Après la guerre, l’État bourgeois se range aux côtés de l’impérialisme américain contre l’URSS. L’armée participe à la guerre de Corée contre la révolution chinoise, coréenne et indochinoise. La Turquie rejoint l’OTAN et octroie à l’armée américaine trois bases. La religion est restaurée. L’armée multiplie les coups d’État. Contre la montée révolutionnaire de 1968, les généraux suppriment les libertés, répriment le mouvement ouvrier et étudiant. Interdictions, emprisonnements, exécutions frappent les militants.
L’expression politique de la bourgeoisie « pieuse » anatolienne (MSP, Parti du salut national ; RP, Parti du bien-être ; AKP) se révèle capable de capter une bonne partie des capitalistes de l’ouest, des paysans de tout le pays, de la petite-bourgeoisie urbaine et des déclassés, grâce au clergé qui lui est acquis, à la confrérie Hizmet et aux réseaux de charité qui suppléent la défaillance de la protection sociale. L’islam originel assimilait l’économie à une activité d’autosuffisance, complétée de commerce, tout aussi hostile à l’usure que le christianisme primitif. Les capitalistes turcs, avec l’aide du clergé sunnite, d’universitaires, de la confrérie Hizmet, de l’organisation patronale Müsiad et des partis islamistes successifs adaptent la religion traditionnelle à leurs besoins. Cela leur permet de justifier leur enrichissement basé sur l’exploitation massive des salariés (dans leurs chantiers, leurs usines, leurs mines, leurs hypermarchés…), de légitimer leurs activités bancaires, de tenter de discipliner leurs exploités et de soumettre les exclus.
Le retour à une certaine démocratie, en 1983, profite aux partis islamistes (RP puis AKP). Cette ascension politique de l’islamisme s’explique aussi par la faiblesse théorique et politique de la classe ouvrière. Celle-ci a crû considérablement (presque 25 millions de salariés avec le secteur informel, non syndiqué) mais le mouvement ouvrier a subi plus d’une fois l’interdiction et la répression. Les syndicats, écrasés en 1980 par la junte kémaliste, sont aujourd’hui divisés. Dans les entreprises : TURK-IS (qui déclare 2,3 millions de membres), HAK-IS (presque 500 000), DISK (presque 500 000). Dans la fonction publique : MEMUR-SEN (presque 400 000), TKAMU-SEN (presque 400 000), KESK (250 000).
Dans le secteur privé et dans les entreprises détenues par l’État, les grèves doivent être déclarées suivant une procédure stricte. Elles sont en fait illégales dans bon nombre de secteurs, notamment dans celui de la production de charbon destiné aux centrales électriques, gazières et de traitement des eaux, dans les banques, chez les notaires publics, dans les institutions de soins de santé, dans l’éducation ou encore dans les centres de formation. Même lorsque les procédures sont suivies à la lettre, le Conseil des ministres a toujours la possibilité de reporter la grève pour motifs de santé ou de sécurité publique, auquel cas elle est en pratique considérée comme illégale et il devient impossible de reprendre les actions syndicales. (CES, Les Syndicats turcs et les relations industrielles, avril 2010, p. 6)
Le mouvement ouvrier politique, faute d’internationale ouvrière, émietté et profondément imprégné par le stalinisme, ne parvient pas à construire un parti révolutionnaire et internationaliste dans la classe ouvrière, pourtant en pleine croissance numérique ni à prendre la tête de tous les exploités et opprimés. La seule organisation fondée en 1978 qui s’implante réellement (chez les Kurdes) est maoïste. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) devient un parti nationaliste, au culte du chef (Ocalan) répugnant, qui est incapable de s’adresser à toute la classe ouvrière du pays et qui conduit le peuple kurde à une impasse.
La crise financière de 2000, faisant suite à la crise bancaire de 1994, va électoralement affaiblir les vieux partis bourgeois : CHP, MHP… En 2002, sous le coup de l’inflation (80 %) et du chômage, l’AKP gagne haut la main les élections en se présentant comme « le parti des sans-grades ». Depuis, l’AKP dispose des pouvoirs législatif et exécutif.
Sous son règne, le pays se couvre de milliers de nouvelles mosquées, y compris sur les campus universitaires. L’État développe des lycées religieux Imam-Hatip : leur effectif atteint actuellement 1,2 million d’élèves. En 2003, Erdogan accepte de participer à la coalition mise sur pied par les États-Unis pour envahir l’Irak, tout en refusant que les troupes américaines passent par son territoire pour prendre à revers l’armée irakienne. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie signe en 2004 des accords économiques et politiques la liant aux impérialismes dominant l’Europe, l’Allemagne au premier chef. À partir de 2007, elle s’éloigne d’Israël et se rapproche de l’Autorité palestinienne. En 2015, Erdogan bloque les migrants qui veulent rejoindre l’Europe en échange de 6 milliards d’euros versés par l’UE.