Colonisation anglaise et oppression nationale
Le 27 mars dernier eut lieu la commémoration du 100e anniversaire d’Easter Rising (soulèvement de Pâques 1916), une insurrection populaire qui non seulement ouvrit le processus qui mena à la dislocation de l’empire colonial anglais, renforçant de la sorte les luttes anticoloniales de par le monde, mais aussi constitua les prémisses d’une vague révolutionnaire mondiale qui allait mener à la prise du pouvoir par les soviets en Russie en octobre 1917, grâce à l’insurrection menée par le POSDR-Bolchevik et le PSR de gauche. Lors de ces célébrations, le Taoiseach (Premier ministre irlandais) Enda Kenny, du parti nationaliste bourgeois Fine Gael –qui depuis 1922, année de partition de l’Irlande entre l’Eire, la république d’Irlande, et l’Irlande du Nord, restée sous domination britannique, alterne au pouvoir avec l’autre parti nationaliste bourgeois Fianna Fail– chercha à effacer la mémoire révolutionnaire pour en faire une célébration folklorique, jusqu’à inviter David Cameron.
L’Irlande est devenue une colonie anglaise à la fin du dix-septième siècle. Les paysans irlandais furent expropriés au profit des propriétaires fonciers anglais. En raison des fermages exorbitants, la population pauvre des campagnes irlandaises connut des famines à répétition, notamment la Grande famine qui provoqua un million de décès (sur huit millions) entre 1847 et 1852, poussa un million et demi de personnes à l’émigration en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et déclencha un exode rural qui accéléra la constitution d’une classe ouvrière locale.
Lors d’un voyage en Irlande en mai 1856, Friedrich Engels estima que ce pays se trouvait dans une situation coloniale… Karl Marx avait pensé d’abord que la question de l’indépendance de l’Irlande n’était pas prioritaire. Il concevait la libération du pays comme une conséquence de la révolution prolétarienne en Grande-Bretagne. Mais il changea d’opinion à ce sujet en 1867.
Longtemps, j’ai pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise… Or, une analyse plus approfondie m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera rien tant qu’elle ne sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. (Marx, « Lettre à Engels », 10 décembre 1869)
La classe ouvrière commença à s’organiser. James Connolly, qui avait beau être chrétien, avait fondé en 1896 le petit Irish Socialist Republican Party (Parti socialiste républicain irlandais), qui était le premier parti ouvrier du pays –il fut dissous en 1904 en raison de divisions internes. Il soutenait l’Internationale ouvrière, jusqu’à sa capitulation devant l’éclatement de la Première guerre mondiale ; il resta attaché à l’internationalisme, associant la lutte nationale et le combat pour le socialisme.
Le socialiste d’un autre pays est un patriote comme moi, alors que le capitaliste de mon propre pays est un ennemi naturel… Cette guerre, est pour moi le crime le plus terrible depuis des siècles. La classe ouvrière sera sacrifiée au compte du pouvoir et de la richesse d’une petite caste de dominants et de fabricants d’armes. (Connolly, « A Continental Revolution », Forward, 15 août 1914)
Une insurrection préparée par des luttes ouvrières
Le 26 août 1913 éclatait une grève des ouvriers du tramway à Dublin, en raison du refus par le patronat de reconnaître le syndicat ITGWU (Irish Transport and General Workers’ Union – Syndicat irlandais des travailleurs du transport, fondé en 1909 par James Larkin) : le chef du patronat irlandais William Murphy ordonna le renvoi de tous les ouvriers affichant leur soutien à ce syndicat et obligea tous les travailleurs à s’engager par écrit à ne pas le rejoindre. La grève, qui dura six mois, fut soutenue par de nombreux secteurs de la classe ouvrière, notamment les dockers, les ouvriers des filatures… et Dublin fut paralysée jusqu’à la fin de l’année. Les ouvriers reçurent le soutien de mouvements nationalistes, de syndicats de toute la Grande-Bretagne, d’artistes…
La lutte fut violemment réprimée par la police, ce qui conduisit James Connolly –il avait pris la direction du syndicat, Larkin étant parti aux États-Unis pour mobiliser la diaspora irlandaise– à former une milice de défense ouvrière, l’ICA (Armée citoyenne irlandaise), afin de protéger le mouvement ouvrier et de contribuer à la révolution socialiste et nationale. Cette organisation de 300 militants combattait aux côtés des Volontaires irlandais (120 000 militants) récemment constitués et d’une milice de femmes, le Conseil des Irlandaises (plus de 1 000 militantes). « Le travailleur est l’esclave de la société capitaliste, la travailleuse est l’esclave de cet esclave » (Connolly, The Reconquest of Ireland, 1915). La question féminine a joué un rôle central dans l’insurrection, notamment sous l’impulsion de la comtesse Markiewicz, surnommé « comtesse rouge » en raison notamment de son engagement dans l’ICA.
Connolly affirmait que la défaite de l’armée britannique contribuerait à la lutte pour l’indépendance irlandaise, ce qui était juste, mais présentait abusivement le camp austro-allemand comme progressiste.
L’Irlande peut allumer la torche vers une déflagration européenne qui ne s’éteindra pas avant que le dernier trône et la dernière obligation capitaliste ait disparu sur la bûcher funéraire du dernier seigneur de guerre. (Connolly, « Our Duty In This Crisis », Irish Worker, 8 août 1914)
Au sommet de la maison des syndicats, l’ICA planta en décembre 1915 un drapeau sur lequel était inscrit « Nous ne servons pas le roi, ni le Kaiser, mais l’Irlande ». Pour Connolly et Larkin, la guerre et le soutien qui lui était apporté par l’Irish Parliamentary Party (Parti parlementaire irlandais) –le parti de la fraction catholique de la bourgeoisie locale– devaient être saisis comme des opportunités pour déborder les nationalistes bourgeois et unir le mouvement ouvrier vers le socialisme.
Une lutte héroïque pour l’indépendance
Depuis 1798, année de leur premier soulèvement armé contre la domination britannique, les masses irlandaises ne cessèrent de lutter pour leur indépendance. En 1912, sous la pression du soulèvement nationaliste de 1867 mené par l’IRB (Fraternité républicaine irlandaise, une organisation nationaliste révolutionnaire), un projet d’autonomie sous domination britannique (Home Rull Bill) fut présenté pour la troisième fois (après 1886 et 1893) par le gouvernement Asquith. Il fut négocié par le Parti parlementaire irlandais avec le gouvernement britannique. Face à la milice des Volontaires d’Ulster qui intervenait pour la préservation des intérêts de la fraction protestante de la bourgeoisie locale et donc pour le maintien de la domination britannique, se constitue en novembre 1913 la milice des Volontaires irlandais pour défendre l’accord au compte de la fraction catholique de la bourgeoisie irlandaise. En mars 1914, des officiers britanniques se rebellèrent en soutien aux Volontaires d’Ulster. L’accord fut signé mais ne fut pas mis en œuvre en raison de l’éclatement de la Première guerre mondiale.
L’IRB s’opposa à cet accord qui pérennisait la domination britannique. En septembre 1914, une partie des Volontaires irlandais et l’IRB s’allièrent pour préparer un soulèvement nationaliste pendant la guerre, ce qui provoqua une scission entre une fraction conciliatrice –les Volontaires nationaux, qui soutenaient l’entrée en guerre et intégrèrent plus tard le Parti parlementaire irlandais, sous la direction de John Redmond, alors qualifié de « Judas irlandais » par Larkin– et une fraction radicale –qui conserva le nom de Volontaires irlandais – de 15 000 militants, sous la direction politique de l’ICA– avec qui ils fusionnèrent en 1916 pour former l’IRA (Armée républicaine irlandaise). En mai 1915, l’IRB établit un comité militaire en vue d’organiser une insurrection, au moment où la guerre renforçait l’hostilité des Irlandais à la domination britannique. Mi-1915, James Connolly forma un comité anti-conscription, avec un certain succès, puisque les recrues irlandaises chutèrent de 80 000 entre août 1914 et août 1915 à 12 000 entre août 1915 et août 1916.
Le 24 avril 1916, à 12h04, Patrick Pearse lut la proclamation de la République d’Irlande dans la poste centrale de Dublin, accompagné de James Connolly, Tom Clarke, Thomas MacDonagh, Joseph Plunkett, Seán Mac Diarmada et Éamonn Ceannt, membres dirigeants de l’IRB, des Volontaires irlandais, de l’ICA et rédacteurs du texte :
Nous proclamons le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande, et au contrôle sans entraves de sa destinée ; le droit à être souverain et uni. La longue usurpation de ce droit par un peuple et un gouvernement étrangers ne l’a pas supprimé, ce droit ne peut disparaître que par la destruction du peuple irlandais. À chaque génération, les Irlandais ont affirmé leur droit à la liberté et à la souveraineté nationale ; six fois durant les trois derniers siècles ils l’ont affirmé par les armes. En nous appuyant sur ce droit fondamental et en l’affirmant de nouveau par les armes à la face du monde, nous proclamons la République irlandaise, État souverain et indépendant, et nous engageons nos vies et celles de nos compagnons d’armes à la cause de sa liberté, de son bien-être, et de sa fierté parmi les nations… (« Proclamation de la République d’Irlande », 1916)
Un gouvernement provisoire fut constitué ; Pearse était président et Connolly commandant en chef. Cette déclaration provoqua une insurrection dans le centre de Dublin, plusieurs lieux stratégiques de la ville (poste centrale, tribunal, usines, parcs…) furent occupés par 1 600 personnes, « les défenseurs héroïques des barricades de Dublin » (Trotsky, « Sur les événements de Dublin », 4 juillet 1916). Le chef des Volontaires, Eoin MacNeil, annula leur participation. Une faible partie des Volontaires y prit part, ce qui la limita à Dublin et l’y affaiblit.
Écrasement par l’impérialisme, condamnation par les « réformistes », soutien des internationalistes prolétariens
La réaction du gouvernement britannique, qui comprenait trois dirigeants du LP (Parti travailliste britannique) et du TUC (la confédération syndicale britannique), fut rapide et très violente. Il décréta la loi martiale dès le deuxième jour, 16 000 militaires furent mobilisés et déployèrent l’artillerie en centre-ville, tant pour liquider les insurgés que pour effrayer les masses. L’insurrection dura six jours. Les sept initiateurs se rendirent sans condition le 29 avril en ordonnant de déposer les armes « afin d’arrêter le massacre d’une population sans défense » (Pearse) ; ils furent emprisonnés. 418 insurgés furent tués, ainsi que 116 militaires et 16 policiers. Le centre-ville était ruiné. Une cour martiale condamna à mort 90 personnes, et 16 d’entre elles furent effectivement exécutées, dont les sept initiateurs et des membres de l’ICA. 5 000 personnes, dont 1 500 dans le reste de la Grande-Bretagne, furent arrêtées pour s’être associées au mouvement d’indépendance. 1 400 furent emprisonnées. Il serait faux d’affirmer que tout le pays s’est embrasé mais des soulèvements ont également eu lieu dans les comtés de Galway, Wexford, Meath.
On trouve naturellement les adversaires de l’autodétermination du côté de la classe capitaliste, qu’elle soit anglaise ou irlandaise, catholique ou protestante. On les trouve également chez leurs complices dans le mouvement ouvrier, en particulier chez les sociaux-impérialistes (les bureaucraties de partis de masse et des syndicats) pour qui les petites nations opprimées n’ont aucun rôle à jouer contre l’impérialisme. Ainsi, Henderson (LP) resta dans le gouvernement massacreur de Londres. La principale organisation centriste britannique (ILP, Parti travailliste indépendant) ne sut pas à cette occasion rompre avec sa bourgeoisie et affronter les directions corrompues du mouvement ouvrier. Au nom du pacifisme, l’ILP condamna l’insurrection, l’attribuant à tort à Sinn Féin (SF, Nous-mêmes) et mettant sur le même plan la guerre inter-impérialiste et la répression coloniale avec la révolte des opprimés.
Nous n’approuvons pas la révolte de Sinn Fein. Nous condamnons toute rébellion armée comme toute forme de militarisme et de guerre. (Socialist Review, 16 septembre 1916)
Les internationalistes, les organisations et fractions qui s’opposaient depuis août 1914 à la guerre des puissances impérialistes, s’opposèrent quant à l’insurrection irlandaise d’avril 1916. La division des internationalistes paralysa la constitution du courant communiste international (la Gauche de Zimmerwald) impulsée par Lénine (POSDR Bolchevik) dès septembre 1914 [voir Révolution communiste n° 8, 11, 13, 14]. La fracture recoupait une controverse antérieure au sein de l’Internationale ouvrière, entre la SDKP qui s’était construite en 1892 par opposition au PPS, un parti nationaliste polonais déguisé en socialiste, et le POSDR reconstruit en 1903 qui était favorable à l’autodétermination des minorités nationales opprimées par l’empire russe.
D’un côté, sous l’influence théorique et politique de Rosa Luxemburg (SDKP et SPD), les internationalistes qui considéraient qu’aucune lutte nationale n’était progressiste : la SDKP-Zarzadowcy de Pologne, la fraction Spartakus du SPD d’Allemagne, le SDP des Pays-Bas… Le groupe Die Internationale du SPD (Jogiches, Liebknecht, Luxemburg, Mehring, Zetkin…) s’était tenu à l’écart de la Gauche de Zimmerwald. Réuni début 1916 à Berlin, il prit le nom de Spartakusbund tout en restant dans le SPD et adopta une résolution rédigée par Luxemburg dont les principes 5 et 6 condamnaient l’autodétermination.
À l’époque de l’impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme. (Ligue Spartacus, Principes directeurs pour les tâches de la social-démocratie internationale, janvier 1916)
Au sein de la Gauche de Zimmerwald, la position traditionnelle de la SDKP influençait non seulement la SDKP-Raslomocy de Pologne, mais l’ISD d’Allemagne et une minorité du POSDR-Bolchevik en exil (Nikolaï Boukharine, Yevgenia Bosch, Georgii Piatakov). Ainsi, la SDKP-Raslomocy présenta en septembre 1915 à la conférence de Zimmerwald des thèses sur la question nationale qui s’opposaient à toute auto-détermination ; une revue du POSDR-Bolchevik (Kommunist) publia des thèses en novembre 1915 contre toute idée de « libération nationale » ; Karl Radek développa les thèses de la SDKP-Raslomocy en octobre 1915 dans l’organe des Zimmerwaldiens (Berner Tagwacht) et en décembre 1915 dans un bulletin internationaliste allemand (Lichtstrahen). Il qualifia l’insurrection de coup minoritaire du SF.
Ce mouvement, appelé Sinn Fein, était un mouvement de la petite bourgeoisie urbaine exclusivement et, bien qu’il ait causé un vacarme considérable, il avait peu de base sociale. Quand ses espoirs dans un appui allemand le conduisirent à la révolte, cela ne déboucha que sur un putsch dont le gouvernement britannique se débarrassa facilement. (Radek, « Le chant s’est tu », Berner Tagwacht, 9 mai 1916)
De l’autre côté, des internationalistes soutinrent le soulèvement : la majorité du POSDR-Bolchevik qui était la force principale de la Gauche de Zimmerwald et, en dehors de la GZ, les socialistes irlandais et la fraction du POSDR intermédiaire entre mencheviks et bolcheviks Nache Slovo (Trotsky). Tous comprenaient que la lutte des nations opprimées faisait partie de la révolution européenne et mondiale.
S’appuyant sur les positions de Marx et Engels pour l’abolition de l’esclavage des Noirs aux États-Unis ainsi que pour l’indépendance de la Pologne et de l’Irlande, Lénine polémiqua contre Luxemburg, Radek et Piatakov. Après avoir étudié la dialectique en 1915, il commença à élaborer une stratégie pour la révolution mondiale qui incluait la question coloniale et la lutte contre l’oppression des minorités nationales tout au long de 1916 (De la fierté nationale des Grands-Russes, La Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes) et au début de 1917 (À propos de la tendance naissante de l’économisme impérialiste…).
Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes, c’est répudier la révolution sociale… La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir le prolétariat socialiste. (Lénine, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, juillet 1916)
L’impossibilité d’une révolution démocratique conduite par la bourgeoisie
La rupture de la domination coloniale britannique et l’accomplissement des tâches démocratiques nationales devaient impliquer la classe ouvrière. Une lutte nationale ne peut réussir que si elle va au socialisme. Toute illusion dans la capacité du nationalisme bourgeois à mettre fin à la pauvreté et à l’exploitation est une illusion.
Si demain vous supprimez le drapeau anglais et hissez le drapeau vert sur le château de Dublin, vos efforts seront vains, à moins d’entreprendre la mise en œuvre de la république socialiste. (Connolly, « Socialism and nationalism », Shan Van Vocht, janvier 1897)
Il n’existe pas de réel nationaliste en Irlande hors du mouvement ouvrier. Tous les autres se contentent de rejeter une partie ou une autre de la conquête britannique. Seul le mouvement ouvrier la rejette dans son intégralité et se prépare à la reconquête de l’Irlande. (Connolly, « Address to the Delegates », Irish Worker, 30 mai 1914)
La principale force de l’insurrection venait moins des nationalistes, que ce soit les Volontaires, l’IRB ou encore moins Sinn Féin qui n’a pas participé, que de la classe ouvrière, de son organisation de masse TUC (Congrès des syndicats) pour s’organiser et de sa milice ICA pour se défendre.
L´arrivée du prolétariat irlandais sur la scène de l´histoire ne fait que commencer. Il a déjà injecté dans ce soulèvement –sous un drapeau archaïque– son sentiment de classe contre le militarisme et l’impérialisme. Ce sentiment ne disparaitra pas. Au contraire, il trouvera un écho partout en Grande-Bretagne. Des soldats écossais ont emporté les barricades de Dublin. (Trotsky, « Sur les événements de Dublin », Nache Slovo, 4 juillet 1916)
Ce soulèvement a également impulsé un développement majeur de la lutte de classes, dans le pays et au-delà, à la fois pour l’indépendance –l’impérialisme anglais en avait bien conscience : « Il est clair… que l’Ulster, qu’elle le veuille ou non, ne doit pas fusionner avec le reste de l’Irlande » (Lloyd George, Premier ministre britannique, 29 mai 1916)– et pour le socialisme.
En octobre 1917, le Parti socialiste d’Irlande, qui a succédé à l’ISRP, organisait une manifestation de 10 000 personnes en soutien à la Révolution russe. En 1918, des grèves se déclenchaient, avec occupation de propriétés agricoles, contre la conscription, contre le transport de fournitures à l’armée britannique, pour la libération des prisonniers républicains. Pendant six mois, les chauffeurs de trains refusèrent de transporter des munitions pour l’armée britannique. Une grève générale éclata à Dublin sur la question de la semaine de travail, elle conduisit les troupes britanniques à intervenir. En 1918 également, le congrès de l’ILP-TUC votait une résolution pour le contrôle ouvrier des moyens de production, en soutien à la révolution d’Octobre 1917. En avril 1919, éclata une grève générale à Limerick (au sud-ouest du pays), contre l’établissement d’une zone militaire britannique, qui conduisit la constitution d’un soviet qui distribuait des ressources aux travailleurs, dirigeait l’administration de la ville et imprimait sa propre monnaie. Au bout de 12 jours, le 27 avril, la direction du Labour (Parti travailliste irlandais) prend le pouvoir et liquide le soviet.
De nombreuses luttes ouvrières eurent lieu entre 1919 et 1921, mais le Parti travailliste et la bureaucratie syndicale de l’ITUC étaient subordonnés à Sinn Féin. Cette organisation nationaliste bourgeoise avait pour objectif l’indépendance de l’Irlande par l’élection de députés au parlement britannique puis par le boycott de leurs mandats, en vue d’établir des institutions en Irlande qui refuseraient de payer des impôts à Londres et rendraient l’Irlande ingouvernable. En janvier 1919, Sinn Féin déclara l’établissement d’un parlement irlandais (Dáil Éireann) avec Eamonn De Valera à sa présidence. Le premier gouvernement à le reconnaître fut celui des soviets en Russie. Sinn Féin n’est pas une organisation ouvrière, elle ne défend pas le socialisme, et elle signa en 1921 un accord de partition avec l’impérialisme britannique, qui brisa la perspective socialiste de nombreux combattants de 1916. Cet accord permit au gouvernement britannique de ne pas tout perdre : « Si nous perdons l’Irlande, nous perdons l’empire » (Sir Henry Wilson, Chef d’état-major impérial, 30 mars 1921).
Pour l’unification de l’Irlande par la révolution socialiste
Néanmoins c’est parce que les forces ouvrières ont pu prendre la tête du mouvement national contre l’oppression coloniale en 1916, que des revendications ont pu être satisfaites, même si la révolution n’a pas été victorieuse. Les raisons pour lesquelles elle n’a pas vaincu fut la désorientation du prolétariat européen par la trahison en août 1914 de l’Internationale ouvrière, la complicité du Parti travailliste de Grande-Bretagne avec sa bourgeoisie contre le peuple irlandais, la lâcheté de la bourgeoisie irlandaise catholique.
Le malheur des Irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre. (Lénine, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, juillet 1916)
L’avant-garde des combattants irlandais se reconnut dans l’Internationale communiste lors de sa fondation en 1919. Ils étaient regroupés dans le Parti socialiste d’Irlande, derrière la figure de Roddy Connolly, fils du révolutionnaire abattu en 1916, qui impulsa la transformation du parti en CPI, Parti communiste irlandais en 1921. Le CPI fut éphémère car il se liquida en 1924, sur ordre de l’Internationale communiste stalinisée, dans la Ligue des ouvriers irlandais, une organisation centriste). Ce parti s’opposa au traité de séparation, il fut la cible à la fois du gouvernement britannique et de l’IRA.
Seul un parti ouvrier révolutionnaire en Irlande, section d’une internationale ouvrière révolutionnaire, sera à même de défendre la perspective démocratique de l’unité de l’Irlande, dans le cadre des États-Unis socialistes d’Europe.