Une initiative de pacifistes
Face à la guerre impérialiste et malgré la paralysie du Bureau socialiste international (BSI, l’organe de l’Internationale ouvrière entre les congrès), le parti italien (PSI), en concertation avec le parti suisse (SPS/PSS), tente d’organiser une conférence des partis socialistes. Le PSI persévère dans l’hostilité à la guerre quand l’Italie y entre en mai 1915 [voir Révolution communiste n° 10]. Le SPS intervient dans un État neutre, la Suisse, mais n’est pas si différent de ceux qui ont rallié l’union sacrée dans les pays belligérants.
À l’époque, Lénine et moi devions militer en Suisse. Le Parti social-démocrate suisse était plutôt petit-bourgeois. Mais quand Lénine se mit à rassembler des petits groupes de jeunes travailleurs de Zurich pour les dresser contre la guerre, on demanda son exclusion pour « propagande criminelle » contre la guerre parmi les jeunes. (Grigori Zinoviev, History of the Bolshevik Party, 1923, New Park, p. 189-190)
Le président de l’Internationale, Émile Vandervelde (POB), est ministre du roi de la Belgique. En avril 1915, les partis belge (POB) et français (PS-SFIO) refusent la proposition du PSI et du SPS, car ils ne veulent pas se trouver en présence des partis allemand (SPD) et autrichien (SDAP). En mai, le PSI décide de convoquer une conférence internationale des socialistes contre la guerre. Il en confie l’organisation à Robert Grimm (SPS) et à Angelica Balabanova (PSI).
Ce qui la caractérise, c’est d’une part de se passer du concours et même de l’assentiment du Bureau socialiste international… d’autre part, c’est la détermination à ne plus s’adresser à la direction officielle des partis belligérants, dont on connait d’avance la réponse négative ; mais de réunir, en revanche, les minorités éparses. (Yves Collart, « La 2e Internationale et la Conférence de Zimmerwald », Revue suisse d’histoire n° 15, 1965)
En juin 1915, dix députés (dont Georg Ledebour) signent, avec 1 000 membres du SPD d’Allemagne, un appel à l’initiative de la fraction Die Internationale contre l’union sacrée et pour la lutte des classes. Le 11 juillet, Grimm tient une réunion préparatoire. Lors de la rencontre, Gregori Zinoviev (POSDR-Bolchevik de Russie) demande pourquoi aucune invitation à la réunion de préparation n’a été envoyée à des organisations qui s’opposent à la guerre comme le petit groupe ISD d’Allemagne (qui publie Lichtstrahlen), l’organisation SDP des Pays-Bas (qui publie De Tribune), la fraction SDKP-Roslamowcy de Pologne, le parti LSDSP de Lettonie. Grimm répond qu’ils n’étaient pas reconnus par le BSI.
Quand Zinoviev propose que la future conférence s’adresse uniquement à ceux qui luttent réellement contre la guerre, sa proposition ne recueille qu’une voix contre cinq et une abstention. Les participants de la réunion préparatoire – Pavel Axelrod (POSDR-Menchevik de Russie), Angelica Balabanova (PSI d’Italie), Robert Grimm (SPS de Suisse), Oddino Morgari (PSI), Henryk Walecki (PPS-Lewica de Pologne), Adolf Warsawski (SDKP-Zarzadowcy de Pologne) – décident d’inviter le centre du SPD (Hugo Haase, Wilhelm Dittman, Georg Ledebour…) alors qu’il vote toujours les crédits de guerre. La conférence est convoquée du 5 au 8 septembre en Suisse, près de Berne.
La confusion des internationalistes allemands
Au sein du SPD, un noyau affirme son opposition au patriotisme-nationalisme-chauvinisme, en septembre 1914, autour de cadres influents (Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Clara Zetkin…) [voir Révolution communiste n° 11]. Le 2 décembre 1914, Liebknecht, député au Reichstag, rompt la discipline du groupe parlementaire du SPD et vote contre les crédits de guerre, nouvelle qui se répand dans tout le mouvement ouvrier mondial. En avril 1915, la fraction internationaliste du SPD (future Spartakusbund) publie la revue Die Internationale qui dénonce fermement l’union sacrée.
Le 4 août, on a assisté simultanément à l’abdication politique de la sociale-démocratie allemande et à l’effondrement de l’Internationale socialiste… Socialisme ou impérialisme : l’orientation politique des partis ouvriers durant la décennie qui vient de s’écouler se réduit à cette alternative. (Rosa Luxemburg, « La reconstruction de l’Internationale », février 1915, OEuvres complètes, Agone & Smolny, t. 4, p. 16)
Mais sa perspective reste confuse. Au lieu de prendre ses responsabilités, Luxemburg tend à faire porter la responsabilité du recul historique de 1914 au prolétariat lui-même et ne précise pas ce que sera la future internationale.
L’Internationale, aussi bien qu’une paix conforme aux intérêts de la cause prolétarienne, ne peut naître que de l’autocritique du prolétariat, de la prise de conscience du prolétariat de sa propre puissance… Le chemin de cette puissance –loin de toute résolution de papier est à la fois celui de la paix et de la reconstruction de l’Internationale. (p. 41)
L’article et toute la revue ne sont-ils pas aussi « de papier » ? Les « résolutions de papier » ne suffisent pas, il faut agir ; mais les résolutions, manifestes, adresses, thèses… des communistes ont pour fonction d’éclairer la lutte, de guider les actes (d’ailleurs, Luxemburg rédigera en 1918 le programme de la Spartakusbund-KPD).
Au cours de ces huit mois de guerre, tous les centres, groupes, tendances et nuances sociaux‑démocrates ont déjà eu toutes sortes de conférences, selon leurs moyens et leurs désirs ; ils ont déjà fait des « déclarations », c’est‑à‑dire proclamé leur opinion à tous les échos. Aujourd’hui, la tâche est différente, plus proche des actes. Il nous faut… l’élaboration de réponses et de conseils assez précis, à l’intention des journalistes, des propagandistes, des agitateurs et de tous les ouvriers conscients, pour que ces conseils ne puissent pas ne pas être compris. (Vladimir Lénine, « Problème de l’unification des internationalistes », avril 1915, OEuvres, Progrès, t. 21, p. 191)
En 1915, le groupe L’Internationale refuse toujours de rompre avec le SPD. Zetkin s’oppose au POSDR-Bolchevik lors de la conférence des femmes socialistes de mars 1915 [voir Révolution communiste n° 13]. En prison, Luxemburg achève en avril 1915 une étude de la guerre impérialiste, de la trahison du SPD et de l’Internationale ouvrière (La Crise de la sociale-démocratie qui ne sera publié qu’en avril 1916, signée Junius). En août 1915, Luxemburg et Liebknecht préparent la conférence convoquée par le PSI.
Rosa Luxemburg avait élaboré avec Liebknecht quelques principes directeurs destinés à être présentés à la première conférence de Zimmerwald. En fait, à sa grande contrariété, ils ne purent être soumis à la conférence… Ils ne constituaient ni un programme, ni même l’esquisse d’une politique, mais une déclaration de principe… Ils n’avaient rien de semblable à une plateforme politique bolchevik présentant des mots d’ordre et des revendications spécifiques. (John Peter Nettl, La Vie et l’oeuvre de Rosa Luxemburg, 1966, Maspero, t. 2, p. 610)
Les préparatifs des internationalistes polonais et russes
Lénine, dès septembre 1914, préconise de mettre fin à la guerre par la révolution et de construire une nouvelle internationale, débarrassée de ceux qui ont trahi. Il convainc son propre parti, le POSDR-Bolchevik de Russie, et s’active, avec son appui, à rassembler tous les internationalistes [voir Révolution communiste n° 11].
Il se jette dans l’étude de Hegel, pour mieux comprendre comment l’Internationale ouvrière et son parti phare, le SPD, se sont transformés en leur contraire (Cahiers sur la dialectique, édités en 1929, après sa mort).
Dans ses études de la dialectique, Lénine réarmait lui-même, le Parti bolchevik et la classe ouvrière internationale. (Cliff Slaughter, Lenin on Dialectics, 1962, SLL, p. 45)
Karl Radek (SDKP-Roslamowcy de Pologne), qui a milité aussi dans le SPD en Allemagne, converge avec les dirigeants bolcheviks en exil. Pour préparer la conférence, Lénine et Zinoviev éditent une brochure en allemand qui sera distribuée aux participants. Elle oppose la révolution au pacifisme bourgeois, la création d’une nouvelle internationale à la reconstitution de la 2e Internationale.
Le marxisme n’est pas le pacifisme. Lutter pour la cessation la plus rapide de la guerre est chose indispensable. Mais c’est seulement lorsqu’on appelle à la lutte révolutionnaire que la revendication de la « paix » prend un sens prolétarien. Sans une série de révolutions, la paix dite démocratique est une utopie petite‑bourgeoise. Le seul véritable programme d’action serait un programme marxiste fournissant aux masses une réponse complète et claire sur ce qui s’est passé, une réponse expliquant ce qu’est l’impérialisme et comment il faut le combattre, déclarant ouvertement que la faillite de la 2e Internationale a été amenée par l’opportunisme, et appelant ouvertement à fonder une Internationale marxiste sans les opportunistes et contre eux. (Vladimir Lénine & Gregori Zinoviev, Le Socialisme et la guerre, août 1915, GMI, p. 34)
Lénine et Zinoviev en Suisse, Karl Radek ainsi que Nikolaï Boukharine (POSDR-Bolchévik) en Suède déploient la plus grande énergie pour faire inviter tous les groupes, fractions et organisations internationalistes, persuader ceux-ci de participer, les souder autour de positions communes.
Lénine rencontre le maximum de délégués dès qu’ils arrivent à Berne dont, en vain, les Français Albert Bourderon (Fédération CGT du tonneau) et Alphonse Merrheim (Fédération des métaux). Il organise une réunion de la fraction internationaliste. Elle choisit le projet de résolution de Radek contre celui de Lénine. Une des divergences entre Lénine et Zinoviev, d’un côté, et Radek et Boukharine, de l’autre, porte sur la question nationale, Radek restant dans la tradition de Rosa Luxemburg et du SDKP.
Les délégués adoptèrent le projet de Radek, revu pour comporter plusieurs des points de Lénine. Le paragraphe sur les guerres des nations opprimées n’en faisait pas partie, ni la phrase selon laquelle les socialistes n’avaient pas peur de la défaite de leur propre pays. (John Riddell, Lenin’s Struggle for a Revolutionary International, 1984, Pathfinder, p. 436)
Le déroulement de la conférence
Rosa Luxemburg est en prison, au grand soulagement des chefs du SPD. Les délégations de l’ILP et du BSP de Grande-Bretagne ont été bloquées par le gouvernement d’union nationale (qui comprend le Parti travailliste). Pierre Monatte et Alfred Rosmer sont au front et les dissidents du PS-SFIO n’ont pas voulu venir… pour ne pas provoquer de scission. La délégation des opposants du SPAD d’Autriche n’arrivent pas à temps. Le SDP semi-anarchiste des Pays-Bas a refusé de venir : Herman Gorter se révèle incapable de collaborer à l’indispensable regroupement des internationalistes et en isole sa secte.
Le 5 septembre 1915, Grimm conduit les trente-huit délégués venus de onze pays au village de Zimmerwald à une dizaine de kilomètres de Berne.
Les délégués prirent place, en se serrant, dans quatre voitures et gagnèrent la montagne. Les passants considéraient avec curiosité ce convoi extraordinaire. Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu’un demi-siècle après la fondation de la 1re Internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures. (Léon Trotsky, Ma vie, 1929, Rieder, t. 2, p. 108)
La conférence est présidée par Grimm (SPS de Suisse), Lazzari (PSI d’Italie) et Rakovski (PSD de Roumanie). Les deux premiers jours, les délégations se présentent. Le moment le plus émouvant est la lecture d’un message de Liebknecht, qui a été incorporé (contrairement aux autres députés en âge de l’être).
Guerre civile, pas union sacrée !… La nouvelle Internationale sera construite. Elle s’élèvera sur les ruines de l’ancienne, sur de nouveaux fondements plus solides… Jugez inexorablement les faux socialistes ! (Karl Liebknecht, « Lettre à la conférence », dans Jules Humbert-Droz, L’Origine de l’Internationale communiste, La Baconnière, 1968, p. 152-153)
Le 7 septembre, Radek présente la résolution (destinée au mouvement ouvrier organisé) et un manifeste (destiné aux masses) au nom de la fraction internationaliste de la conférence : Jan Berzin (LSDSP de Lettonie), Julian Borchardt (ISD d’Allemagne), Zett Höglund (Ligue des jeunes socialistes de Suède), Lénine (POSDR-Bolcehvik de Russie), Ture Nerman (Ligue des jeunes socialistes de Suède), Platten (SPS de Suisse), Zinoviev (POSDR).
Refuser tout crédit militaire, quitter aussitôt les ministères, démasquer de la tribune parlementaire, dans la presse légale, et, si c’est impossible, dans la presse illégale, le caractère capitaliste et antisocialiste de la guerre actuelle, mener la lutte la plus intransigeante contre le socialisme patriote, tirer parti de tout mouvement du peuple découlant des effets mêmes de la guerre (tels que la misère, les pertes en hommes… etc.) pour organiser des manifestations antigouvernementales, propager la solidarité internationale dans les tranchées, soutenir toute grève économique et chercher à la transformer en cas de circonstances favorables en grève politique. (Karl Radek, « Projet de résolution présenté à la Conférence de Zimmerwald », dans Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la 1re Guerre mondiale, 1936, Librairie du travail, t. 1, p. 555).
Grimm s’y déclare hostile. Ledebour (SPD d’Allemagne) attaque personnellement Lénine et soumet une résolution alternative (lutter pour la paix, restaurer l’internationale). S’opposent aussi à la proposition de Radek : Lazzari (PSI), Roland-Holst (fraction De Internationale du SDP des Pays-Bas), Serrati (PSI), Thalheimer (fraction Die Interntionale du SPD), Meyer (idem), Merrheim (Fédération des métaux de la CGT de France) qui déclare qu’il faut la lutte pour la paix, mais pas pour une nouvelle internationale. Une résolution commune des délégations allemande et française qui se prononce pour la paix sans annexion est lue. La majorité de la conférence refuse de se prononcer sur le projet de résolution soumis par Radek par dix-neuf voix contre douze : la fraction internationaliste plus Mark Natanson (POSDR-Menchevik), Henriëtte Roland-Holst (fraction De Internationale du SDAP des Pays-Bas, Tchernov (PSR de Russie) et Trotsky (POSDR-NS). Ce dernier est désigné pour écrire un autre texte.
Le 8 septembre, quand Roland-Holst et Trotsky se joignent à la fraction internationaliste pour que la conférence condamne tout vote de crédits de guerre, Ledebour menace de quitter la conférence. Le manifeste rédigé par Trotsky omet la condamnation du vote des crédits de guerre et du social-chauvinisme, ainsi que la nécessité de la guerre civile et d’une nouvelle internationale. Le texte ne satisfait pas la fraction internationaliste mais, considérant qu’il s’agit d’un premier pas et de la création d’un cadre qui lui permet d’intervenir et de débattre, elle le ratifie en demandant que son explication de vote figure dans le compte rendu.
Le manifeste ne contient pas de caractéristique de l’opportunisme déclaré ou de celui qui se cache derrière des phrases radicales – de cet opportunisme qui non seulement porte la principale responsabilité de la débâcle de l’Internationale, mais qui veut éterniser cette débâcle. Le manifeste ne contient aucune caractéristique claire des moyens de combattre la guerre. Nous continuerons à défendre une attitude marxiste résolue devant les problèmes que l’époque de l’impérialisme pose au prolétariat. (Jan Berzin, Zett Höglund, Vladimir Lénine, Ture Nerman, Karl Radek, Gregori Zinoviev)
Le manifeste est approuvé à l’unanimité, moins une abstention (Tchernov). La conférence désigne une Commission socialiste internationale provisoire composée de Balabanova (PSI d’Italie), Grimm (SPS de Suisse), Morgari (PSI) et Naine (SPS) chargée de la coordination et de publier un bulletin. Tous les participants chantent L’Internationale.
La portée de la conférence
Le mouvement zimmerwaldien rallia, de tous côtés, ceux qui, socialistes ou non, refusaient d’endosser la guerre et leur offrit un cadre dans lequel ils puissent militer contre elle. Mais il est difficile aussi de se dissimuler que le mouvement zimmerwaldien, pour cette raison même, recouvrait une profonde équivoque. La majorité de ses membres se satisfaisait de leurs objectifs pacifistes ; la minorité prêchait au contraire la guerre révolutionnaire. (Yves Collart, « La 2e Internationale et la Conférence de Zimmerwald », Revue suisse d’histoire n° 15, 1965)
Le lendemain de la conférence, la fraction internationaliste constitue la Gauche du mouvement de Zimmerwald sur la base des projets de Radek. Elle désigne un bureau composé de Lénine, Radek et Zinoviev.
Les organisateurs de la Conférence, les représentants de sa majorité, ont dit et disent ne pas vouloir bâtir la 3e Internationale… que la Commission socialiste internationale élue à Zimmerwald n’est pas destinée à remplacer le Bureau socialiste international et doit seulement contribuer à le faire renaître. Mais les événements ont leur propre logique. Nous allons voir ce que diront de la formation d’une CSI les partis sociaux-chauvins officiels. Le cours objectif des choses et le développement de la lutte des tendances ont déjà empêché, malgré le vœu des organisateurs de la conférence, l’union de ceux-ci avec le centre. Le cours même des choses fera de la récente conférence la première pierre de la nouvelle Internationale. (Gregori Zinoviev, « La première conférence internationale », 11 octobre 1915, Contre le courant, Maspero, t. 2, p. 16-17)
Le sort de la révolution russe en 1917 et la construction d’une internationale ouvrière révolutionnaire dans tous les continents en 1919 ont dépendu en partie de ce combat d’idées mené dans un village suisse par une poignée d’internationalistes européens.