Après l’élection de Jeremy Corbyn, député de la gauche travailliste, le 12 septembre, à la tête du Labour Party (Parti travailliste) de Grande-Bretagne, la presse parle de « séisme politique » dans ce pays. Qu’en est-il réellement ? En quoi cette élection « surprenante » modifie-t-elle les rapports politiques au sein du parti traditionnel de la classe ouvrière ? Et surtout une perspective de modification des rapports politiques entre les classes est-elle à l’ordre du jour dans les Iles britanniques ?
L’origine et la nature du Parti travailliste
Au 19e siècle, les dirigeants syndicaux soutiennent les candidats du Liberal Party (Parti libéral, un parti bourgeois) à la Chambre des communes. Mais les députés et les gouvernements libéraux ne défendent guère les revendications ouvrières.
Le sentiment de frustration de la classe ouvrière vis-à-vis des libéraux se renforce dans les années 1890. (Anne-Marie Motard, Le Parti travailliste, 2009, Ellipses, p. 19)
La classe ouvrière est socialement majoritaire dans le pays, alors que la France est encore très rurale. Elle a constitué des syndicats puissants, elle se bat pour le droit de vote. Les dirigeants des syndicats de Grande-Bretagne, sous la pression de la base, commencent à présenter à partir de 1900 des candidats sous l’appellation de LRC (Comité de représentation du travail) avec l’aide de l’ILP (Parti ouvrier indépendant) et de la Fabian Society (Société des Fabiens). Pour autant, les dirigeants du LRC (Ramsay MacDonald, Keir Hardie) continent de collaborer avec le Parti libéral tout en refusant de le faire avec l’organisation qui se réclamait de la lutte des classes et, confusément, du marxisme, la SDF (Fédération social-démocrate), qui a notamment compté dans ses rangs Eleanor Marx et James Connolly.
En effet, le Parti travailliste se constitue en dehors du communisme, contre le marxisme. Les syndicats eux-mêmes sont en voie de bureaucratisation, passent aux mains d’une couche petite-bourgeoise conservatrice. La bourgeoisie britannique, qui domine encore le monde, a les moyens économiques et l’habileté politique de corrompre leur appareil. Les chefs de l’ILP (MacDonald et Hardie) sont religieux ; les Fabiens prônent l’étatisation. Tous sont monarchistes, pacifistes et parlementaristes.
Du puritanisme, les MacDonald ont hérité les préjugés religieux. Des owénistes, l’aversion d’utopistes réactionnaires contre la lutte des classes. À l’histoire politique de l’Angleterre, les Fabiens n’empruntent que la dépendance spirituelle vis-à-vis de la bourgeoisie. (Léon Trotsky, Où va l’Angleterre ?, 1925, Anthropos, p. 62)
En 1906, le LRC se renomme Labour Party. En 1908, il demande son adhésion à l’Internationale ouvrière. Karl Kautsky (SPD) le fait accepter, avec des réserves de Lénine (POSDR-Bolchevik).
La deuxième partie de la résolution de Kautsky est erronée car, en fait, il n’est pas vrai que le Parti travailliste soit réellement indépendant du Parti libéral et qu’il mène une politique de classe vraiment autonome… (Vladimir Lénine, « La session du Bureau socialiste international », 20 octobre 1908, Œuvres t. 15, Progrès, p. 251-252)
En 1914, le Parti travailliste se rallie à l’union sacrée, son principal dirigeant Henderson entre au gouvernement. Il est l’exemple typique de ce que Lénine appelle un « parti ouvrier bourgeois » : sa base électorale et syndicale est salariée ; son appareil est une bureaucratie petite-bourgeoise, agent de la bourgeoisie au sein des exploités ; sa politique, son programme réel sont capitalistes.
Les définitions « organisation politique du mouvement syndical » ou « expression politique » de ce mouvement sont erronées. Certes, le Labour est en majeure partie composé d’ouvriers. Mais, est-il véritablement un parti politique ouvrier ? Cela ne dépend pas seulement de la question de savoir s’il est composé d’ouvriers, mais également quels sont ceux qui le dirigent et quel est le caractère de son action et de sa tactique politique. Seuls ces derniers éléments nous permettent de juger si nous sommes en présence d’un véritable parti politique du prolétariat. De ce point de vue, le seul juste, le Parti travailliste est un parti foncièrement bourgeois, car, bien que composé d’ouvriers, il est dirigé par des réactionnaires, par les pires réactionnaires, qui agissent tout à fait dans l’esprit de la bourgeoisie ; c’est une organisation de la bourgeoisie, organisation qui n’existe que pour duper systématiquement les ouvriers. (Vladimir Lénine, « Discours au 2e congrès de l’Internationale communiste sur l’affiliation du CPGB au Parti travailliste de Grande-Bretagne », 6 août 1920, Œuvres t. 31, Progrès, p. 267)
Le Parti travailliste n’est pas l’expression politique de la classe ouvrière, mais de la bourgeoisie. En 1917, il dénonce la Révolution d’Octobre. Mais l’écho de celle-ci, même en Grande-Bretagne, pousse le parti à se réclamer du socialisme qu’il assimile au renforcement de l’État et qu’il prétend atteindre, progressivement, par la voie parlementaire. Pour cela, en 1918, il adopte la clause 4 des statuts rédigée par Sidney Webb (Fabian Society) qui présente comme son but ultime « la propriété commune des moyens de production, distribution, et échange » qui serait atteint par des voies pacifiques et légales (un exemple de mensonge pour « duper les ouvriers »). Certains soutiennent que la nature « ouvrière » du Parti travailliste vient d’un bout de papier, de la clause 4 de 1918. Alors, Kautsky et Lénine auraient voté en 1908, dix ans avant cette extraordinaire mutation, pour l’entrée d’un parti simplement bourgeois dans l’Internationale ouvrière ! En réalité, ce que recouvre le socialisme étatique bourgeois à la Lassalle-Webb de la clause 4 est dévoilé par le programme de 1922.
Le programme du Parti travailliste est le meilleur rempart contre les bouleversements violents et les luttes de classe. Le projet travailliste est de parvenir à un partage plus équitable des richesses de la nation par des moyens constitutionnels. (« Programme électoral du Parti travailliste », 1922, cité par Anne-Marie Motard, Le Parti travailliste, 2009, Ellipses, p. 46)
Le marxisme, à l’opposé de la clause 4 de 1918 et du programme de 1922, sait que la classe ouvrière doit détruire l’État bourgeois, instaurer une démocratie supérieure au parlementarisme bourgeois et prendre le contrôle de la production et de la répartition.
Le Parti travailliste est peu démocratique lui-même. Bien que 4 millions de travailleurs en soient membres, par leur adhésion aux syndicats, c’est la bureaucratie du TUC et le groupe parlementaire qui décident. En 1921 et en 1923, le Labour refuse l’adhésion du CPGB (Parti communiste de Grande-Bretagne) alors qu’il se prétend le parti de tous les travailleurs salariés et qu’il admet dans ses rangs l’ILP, la FS, le Co-operative Party, etc.
Le Parti travailliste à l’épreuve de la lutte des classes
Lors des élections de 1922, le Parti travailliste dépasse pour la première fois le Parti libéral. En 1924, à la suite de la poussée électorale en faveur du parti, MacDonald forme le premier gouvernement travailliste, Webb est ministre. L’expérience confirme le diagnostic de Lénine : c’est bien un parti ouvrier bourgeois, un parti qui sert à duper les travailleurs, son gouvernement applique un programme capitaliste. Le premier gouvernement travailliste gouverne loyalement le capitalisme britannique et l’empire colonial, adopte un budget militariste. Sa seule mesure progressiste est un projet de logements sociaux. Les membres du gouvernement se plient même aux rites de la monarchie.
MM. MacDonald, Thomas et autres sont indignés de ce que les ouvriers aient protesté en voyant leurs ministres revêtir l’habit bouffon de la Cour. Ce n’est, certes, pas la plus grande faute de MacDonald, mais elle symbolise à merveille toutes les autres. (Léon Trotsky, Où va l’Angleterre ?, 1925, Anthropos, p. 66)
En 1926, le Parti travailliste aide la bureaucratie confédérale (TUC) à trahir la grève générale, paniquée face à la contre-offensive du patronat, du gouvernement « tory » (le Parti conservateur), de la police et des medias.
Les principaux efforts des chefs officiels du Parti travailliste et d’un nombre considérable de dirigeants syndicaux n’ont pas pour but de paralyser l’État bourgeois au moyen de la grève, mais de paralyser la grève générale au moyen de l’État bourgeois. (Léon Trotsky, « Préface à l’édition française », 1926, Où va l’Angleterre ?, Anthropos, p. 12)
En 1929, MacDonald et Tom Snowden forment le deuxième gouvernement travailliste. En pleine crise capitaliste mondiale, celui-ci baisse les allocations versées aux chômeurs. Le groupe parlementaire et la direction syndicale confédérale lui retirent leur soutien en 1931, en expliquant que les sacrifices doivent être partagés.
En 1940, le Parti travailliste soutient l’union sacrée et envoie 5 ministres au gouvernement Churchill (Parti conservateur). La poussée révolutionnaire européenne se fait sentir en Grande-Bretagne. Dans son programme d’après-guerre, le Parti travailliste se décrit comme un « parti socialiste » mais avertit qu’il est opposé à toute révolution.
Le parti « réformiste » triomphe la même année aux élections (presque 50 % des voix, Parti conservateur : 36 %, Parti libéral : 9 %). Clement Attlee forme un gouvernement en intégrant la gauche du parti (Aneurin Bevan). Le gouvernement, comme celui de De Gaulle en France et celui de De Gasperi en Italie, fait d’abord des concessions significatives à la classe ouvrière (assurance sociale pour la retraite, le chômage, les congés de maladie ; NHS qui assure des soins gratuits ; scolarité obligatoire jusqu’à 15 ans…) et il restructure le capitalisme britannique en nationalisant partiellement (Banque d’Angleterre, mines de charbon, sidérurgie, électricité, gaz, chemins de fer) moyennant des indemnités généreuses aux actionnaires. En 1948, le gouvernement travailliste bloque les salaires, écrase l’insurrection nationale en Malaisie, réprime les grèves.
Durant la période d’accumulation intense du capital qui suit, le Parti travailliste décline électoralement et il perd le pouvoir dès 1951. Son aile droite envisage de revenir sur les mesures prises sous la menace de la révolution européenne et de se dispenser de toute référence à la classe ouvrière et au socialisme. La bureaucratie syndicale s’oppose en 1959-1960 à l’amendement de la clause 4 afin de conserver son influence sur le parti. Elle est maintenue, mais le Manifeste de 1964, adopté avec le soutien de la gauche du parti, ne mentionne pas le mot socialisme.
En 1964, le Parti travailliste remporte les élections législatives. Le gouvernement Harold Wilson prend des mesures de modernisation dans le domaine des mœurs (abolition de la peine de mort en 1965, dépénalisation de l’homosexualité en 1967, contraception en 1967, divorce de commun accord en 1969). Mais il restreint en 1968 l’immigration et il de contenir les hausses de salaire et de restreindre l’activité syndicale pour améliorer la rentabilité du capital. En 1970, il perd les élections législatives.
Le nombre de jours de grève atteint en moyenne 15 millions entre 1971 et 1973 (contre 4 millions entre 1965 et 1969). Le renouveau des luttes ravive une aile gauche dans les syndicats et dans le parti (Tribune, Tony Benn). Elle fait diversion en désignant comme adversaires le FMI et l’Union européenne, en préconisant une politique des revenus, des mesures protectionnistes et des restructurations étatiques de l’industrie. La gauche comprend aussi Militant qui se réclame du marxisme mais affirme, conformément au crétinisme électoral de tout le travaillisme, que le socialisme peut être obtenu pacifiquement. Grâce à sa référence au marxisme, la tendance Militant dirige les jeunesses travaillistes.
En 1974, avec la récession mondiale dont la bourgeoisie veut s’extraire sur le dos des travailleurs, les gouvernements travaillistes de Wilson (où Benn est ministre) et Callaghan (où Benn est de nouveau ministre) tentent de nouveau de modérer les augmentations de salaires avec la complicité de la bureaucratie syndicale et de réduire les dépenses sociales. En 1979, Margaret Thatcher forme un gouvernement conservateur qui traduit la volonté de la bourgeoisie britannique d’annuler les concessions antérieures aux travailleurs ou aux syndicats et de privatiser tout ce qui peut rapporter du profit. Son successeur Major flexibilise le salaire et le temps de travail.
Le « Nouveau parti travailliste » selon Blair
En 1982, le Parti travailliste dirigé par Michael Foot soutient l’intervention militaire impérialiste du gouvernement conservateur aux Malouines. La gauche du parti (Foot, Benn) rédige le manifeste de 1983. Il contient des propositions progressistes (retrait de l’OTAN, rétablissement du droit de grève…) mais est discret sur les nationalisations. Il avance une forme de cogestion (« démocratie industrielle ») et reste nationaliste (rupture avec l’Union européenne, protectionnisme…). Neil Kinnock est élu en 1983 à la tête du Parti travailliste. Il affermit le contrôle de la bureaucratie sur le parti, met l’accent sur la communication. En 1984, il condamne les piquets de grève des mineurs qui affrontent le gouvernement conservateur, la police et les médias. En 1985, il commence l’expulsion de la fraction qui publie l’hebdomadaire Militant avec l’aide de la gauche.
En 1991, l’organisation Militant scissionne. Une minorité (conduite par Ted Grant et Alan Woods) reste, clandestinement, dans le Parti travailliste qui est censé, sous la pression des masses et de la « tendance marxiste » (sic), parvenir au socialisme. Ce groupe publie Socialist Appeal. La majorité (dirigée par Peter Taafee) prétend, non moins ridiculement, que le Parti travailliste est devenu un simple parti bourgeois… quand il a exclu Militant. La majorité fonde le SPEW (Parti socialiste d’Angleterre et du Pays de Galles) et publie The Socialist. En 2014, Socialist Appeal, un an avant l’élection de Corbyn, abandonne à son tour le Parti travailliste, selon lui définitivement « discrédité ». Il rejoint en Ecosse des nationalistes petit-bourgeois (Scottish Socialist Party) et en Angleterre et au Pays de Galles des écologistes (Green Party). De son côté, le SPEW s’efforce en vain de remplacer le Parti travailliste par un autre parti réformiste : Socialist Alliance en 1992, Respect en 2004, Trade Unionist and Socialist Coalition en 2010…
En 1992, le Parti travailliste, sous la conduite de Foot, perd les élections. Le nouveau « leader », le chrétien affiché John Smith, modifie les règles de désignation des candidats aux législatives et du dirigeant au détriment des syndicats avant de mourir en 1994. Tony Blair, un autre chrétien affiché, le remplace.
Le Nouveau parti travailliste (New Labour) est un parti d’idées et d’idéaux mais pas d’idéologies surannées. Ce qui compte, c’est ce qui marche. (Tony Blair, « Discours au congrès », 21 juillet 1994, Wikipedia)
L’idéologie de la « modernisation » est fournie par Giddens avec une prétendue « troisième voie » entre sociale-démocratie et conservatisme. En 1995, Blair supprime l’ancienne clause 4 (une mesure symbolique qui ne change pas la nature du parti), annonce que les lois de Thatcher ne seront pas abrogées (y compris celles contre le droit de grève), reproche au Parti conservateur le déficit budgétaire. Il hypertrophie la communication du parti.
En 1997, le Parti travailliste remporte les élections (43 % des voix). Il aménage la constitution (notamment la « dévolution » de pouvoirs importants aux parlements d’Ecosse et du Pays de Galles). Blair poursuit la politique économique de Thatcher et Major.
Il a diminué l’impôt sur les sociétés, de 21 à 10 % pour les petites entreprises et de 31 à 30 % pour les grandes… En matière de privatisations, le gouvernement a mis en œuvre celle des transports ferroviaires… En mai 1999, le PMU anglais, la Tote, était vendue au privé… en juillet, le gouvernement transformait la Poste en société anonyme… En mai 2000, la privatisation du contrôle aérien était engagée… (François-Charles Mougel, Royaume-Uni, les années Blair, 2005, La Documentation française, p. 55-56)
En matière sociale, le Parti travailliste poursuit l’offensive de précarisation du travail, flexibilise les salaires et les emplois. Il va plus loin dans la guerre aux pauvres que le Parti conservateur.
L’objectif est de lutter contre la culture d’assistance qui est censée animer les 1,2 million de chômeurs, mais aussi les 2,8 millions de titulaires de pension d’invalidité et les 1,5 million de familles monoparentales : « nous serons durs », menace T. Blair en février 1999 en renforçant les dispositifs de coercition. (François-Charles Mougel, Royaume-Uni, les années Blair, 2005, La Documentation française, p. 58)
En politique extérieure, le gouvernement travailliste conserve d’excellentes relations avec le Pakistan (dont les services secrets protègent Al-Qaida) et l’Arabie saoudite (qui la finance), mais il envoie l’armée participer en 2003 à l’expédition néocoloniale contre l’Irak, puis à son occupation qui génère l’EI-Daech.
En 2010, le Parti conservateur reprend le pouvoir. Ed Miliband est désigné chef du Parti travailliste par le congrès. Il modifie le mode d’élection interne, en instaurant une sorte d’élection primaire où les adhérents et sympathisants votent pour désigner le chef du parti. Il se prononce contre le droit à l’autodétermination des Écossais. Le Parti travailliste échoue aux élections de 2015.
Le principe « un homme, une voix » a été adopté. Les adhérents du parti, ceux des syndicats et les sympathisants ayant payé 3 livres sterling (4,10 euros) ont désormais tous le même poids. L’ouverture aux « sympathisants à 3 livres » payables sur Internet a attiré une foule de jeunes et fait tripler le corps électoral, qui atteint 610 000 membres. (Le Monde, 11 septembre 2015)
Le retour inattendu de la gauche du Parti travailliste
Jeremy Corbyn est député de Londres et il est resté toute sa vie politique à la gauche du parti : républicain, pacifiste, keynésien, antisioniste… Il s’est opposé à la guerre en Irak. Il vit modestement (à la différence d’un Blair). Candidat au poste de chef du Parti travailliste, il a le soutien des syndicats, marginalisés par Blair et des nouveaux adhérents, souvent des jeunes précarisés (il y a 1,4 millions de contrats « zéro heure ») et ceux en formation (obligés de s’endetter pour leurs études) qui tous rejettent le gouvernement conservateur… ainsi que les trois autres candidats travaillistes qui s’en distinguent si peu.
Malgré l’hostilité du groupe parlementaire et de Blair, sans parler de la plupart des médias, malgré les radiations de militants d’organisations à la gauche du parti travailliste par l’appareil New Labour, il gagne l’élection interne dès le premier tour avec presque 60 % des votes. La digue édifiée depuis deux décennies par la droite du parti sous l’appellation de « New Labour » a cédé. Ainsi, il est prouvé que Blair n’a pas détruit le Parti travailliste en tant que parti ouvrier bourgeois, implanté dans les masses via son électorat et son lien organique avec les syndicats.
Corbyn s’est fait élire sur un programme « réformiste », c’est-à-dire compatible avec le capitalisme : accroissement de la fiscalité sur les riches, relance de l’économie par les dépenses étatiques, sortie du nucléaire, nationalisation des chemins de fer, fin de l’intervention militaire en Irak, sortie de l’Union européenne, hausse substantielle des salaires, défense du NHS… 55 économistes avaient signé une lettre parue dans le Financial Times pour dénoncer ses projets « dangereux » mais 40 autres ont répondu qu’il ne met pas en cause le capitalisme.
L’accusation que Jeremy Corbyn et ses partisans sont passés à l’extrême-gauche en politique économique est répandue. Mais ceci n’est pas fondé sur ses déclarations et son orientation. Son opposition à l’austérité s’inscrit parfaitement dans la science économique officielle, y compris celle soutenue par le conservateur FMI. (The Guardian, 23 août 2015)
La prétention d’améliorer la situation des travailleurs en se repliant sur la Grande-Bretagne est une utopie réactionnaire, d’autant qu’elle sera peut-être amputée de l’Écosse par la politique du SNP nationaliste bourgeois écossais, du Parti conservateur et de l’UKIP nationaliste anglais xénophobe. Comme toujours dans un parti ouvrier bourgeois, ce qui est avancé en interne n’est pas forcément appliqué une fois au gouvernement. Ainsi, taxer massivement les capitalistes n’est qu’un vœu pieux si on n’ose pas mobiliser les travailleurs pour s’attaquer au grand capital et à son État, comme l’a montré la trahison spectaculaire de Syriza en Grèce.
Or, dès la conférence annuelle qui a suivi l’élection interne, du parti fin septembre, Corbyn a tempéré les ardeurs de sa base. Il a aussi tourné casaque quant au programme Trident d’armement nucléaire, prétextant de la défense de l’emploi dans ce secteur, mise en avant par les syndicats. La presse bourgeoise s’est félicitée de son « sens du compromis ». Attaqué sur son refus initial de s’incliner devant les symboles monarchistes (l’hymne national, l’entrée au Conseil secret de la reine qui concrétise l’union nationale de tous les partis), il a fait marche arrière, assurant qu’il se conformerait aux usages. Son « cabinet fantôme », une sorte de contre-gouvernement comporte même des membres de la droite du parti. De façon spectaculaire, Corbyn s’est lui-même désavoué à la mi-octobre au Parlement sur le vote de la « Charte de responsabilité budgétaire » qui maintient la politique anti-ouvrière renforcée initiée en 2010 (austérité pour les dépenses sociales, pas pour l’armée, les services secrets et la police). Dans son parti, il annonçait voter le projet gouvernemental pour changer de position à la veille du scrutin en appelant à le rejeter.
D’où un début de révolte parmi les parlementaires travaillistes actuels et une certaine confusion politique dans sa base. Or, celle-ci est largement périphérique au parti, si les sympathisants à 3 livres ne sont pas persuadés d’adhérer. Corbyn, par contre, tient bon contre l’intervention en Syrie que réclame le gouvernement Cameron et que la plupart des députés du Parti travailliste sont prêts à voter.
Nouvelles perspectives
Corbyn étant de tradition réformiste, risque fort de capituler, comme Syriza en Grèce, devant les exigences de la bourgeoisie. Une direction qui concède à l’aile droite du parti (aidée par les médias) avant même d’accéder au gouvernement cédera aux formidables pressions du patronat et du Parti conservateur, des hauts fonctionnaires et de l’état-major, des journaux et des chaînes de télévision. Dès lors, elle ne peut à terme qu’entrer en conflit avec la base militante (du parti et des syndicats). Encore faut-il, pour ne pas aboutir à la dispersion et à la démoralisation de celle-ci, que les communistes aient des propositions à lui faire, combattent à ses côtés, jusque dans le Parti travailliste (comme l’Internationale communiste le conseillait en 1920 au parti ouvrier révolutionnaire en formation, le CPGB).
La question du travail des communistes internationalistes au sein du Labour avec les militants qui se heurtent à l’appareil et se heurteront à Corbyn est importante, mais reste une question de tactique temporaire, subordonnée à la construction d’une direction révolutionnaire. Trop de militants se sont déjà perdus dans un entrisme sans fin dans le Parti travailliste, y abandonnant le programme de la révolution pour se démoraliser ou servir d’auxiliaires à la prétendue gauche travailliste, qui n’est qu’une fraction de la bureaucratie sociale-chauvine et social-impérialiste.
Au mieux, s’il y a mobilisation de la classe ouvrière, si le Parti travailliste devient un parti ouvert à tous les travailleurs, il peut devenir un cadre de front unique ouvrier où les révolutionnaires organisés conquerront l’hégémonie par le débat et leur participation à l’expérience vivante des masses en lutte. En aucun cas, le Parti travailliste ne peut conduire une révolution, ni avancer vers le socialisme.
Ce qui manque pour vaincre est l’internationale ouvrière et un parti révolutionnaire, distinct du Parti travailliste, sur la ligne de la République, de l’armement du peuple, de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, de l’expropriation du grand capital, du démantèlement de l’État bourgeois, de la fédération socialiste des Iles britanniques (Irlande, Angleterre, Ecosse, Pays de Galles) et des États-Unis socialistes d’Europe. Ce qui est en train de mûrir dans le premier pays où le capitalisme a triomphé concerne les travailleurs de France, d’Europe, du monde entier.
La classe ouvrière britannique entre dans une époque où elle aura besoin de la foi la plus grande en sa mission et en ses forces… Il suffit, mais il est nécessaire, que le prolétariat britannique comprenne la situation de son pays en relation avec celle du monde, se rende compte de l’état de décomposition des classes dirigeantes, et écarte de son chemin les magiciens arrivistes et les sceptiques bourgeois, qui se croient socialistes pour la seule raison que la nausée parfois les prend dans l’atmosphère de putréfaction de la société bourgeoise. (Léon Trotsky, « Réponse à Bertrand Russel », 3 mai 1926, Où va l’Angleterre ?, Anthropos, p. 217)