Jean-Luc Mélenchon
L’Ère du peuple

Nouveau ou ancien, le social-patriotisme est un vecteur de l’ordre capitaliste et de l’idéologie bourgeoise. Avec son ouvrage d’octobre 2014 (Fayard, 10 euros), Mélenchon éloigne la lectrice et le lecteur d’une analyse de fond du capitalisme et de la compréhension de l’urgence de son renversement pour aller au socialisme. C’est à une occultation du marxisme, une attaque hypocrite de la théorie du prolétariat conscient, à laquelle se livre l’ancien ministre de Jospin et le fondateur du Parti de gauche.

L’utopie d’un bon capitalisme français débarrassé de la finance

L’ennemi commun serait « l’oligarchie » à la tête de la finance.

Aujourd’hui 80 % (du profit dégagé) vont aux actionnaires. C’est le résultat du rapport de force que le capitalisme financier a réussi à créer face à tous les autres secteurs de l’activité économique…un capitalisme d’un genre nouveau-qui- s’est imposé depuis tout juste quarante ans. (p. 63-65)

Tout le capital prend un aspect financier avec la période de déclin du capitalisme. Le capital bancaire et boursier est inextricablement mélangé avec le capital industriel et du commerce de nos jours. C’est pourquoi les menaces contre « la finance » de Sarkozy et de Hollande ne sont que des simulacres. Mélenchon, lui, a été déçu par Hollande.

Comment prévoir qu’Hollande refuserait la séparation des activités de dépôts et de spéculation dans les banques… ? (p. 26)

Hollande a reculé devant la pression des grands groupes bancaires français. Ce n’est pas surprenant car ceux-ci, comme leurs concurrents allemands et suisses, suivent le modèle de la « banque universelle » en combinant activité sur les marchés de la finance et l’activité traditionnelle de dépôts et de prêts aux ménages et aux particuliers. Mais il est douteux qu’une séparation empêche les crises capitalistes mondiales.

Lors de la dernière crise financière occidentale, la première société financière à faire faillite fut, en septembre 2007, la Northern Rock, une banque traditionnelle de Grande-Bretagne qui ne pratiquait pas la spéculation. La séparation des activités, fréquente aux États-Unis, n’y a pas non plus empêché la crise.

Les problèmes n’ont pas surgi au départ du mélange de la banque d’investissement et de la banque commerciale au sein d’institutions particulières. Bear Stearns, Merrill Lynch et Lehman Brothers n’étaient pas des groupes bancaires de ce type et donc leurs difficultés n’avaient rien à voir avec l’autorisation de mener de front la banque commerciale et la banque d’investissement au sein d’un seul groupe. (Howard Davies, The Financial Crisis, Polity, 2010, p. 81)

Pour tous les « réformistes » du capitalisme, du PS au NPA en passant par le PdG et le PCF, le responsable des crises n’est pas le capitalisme, mais la finance et des mauvaises politiques des gouvernements, surtout la politique du libre-échange.

Le nationalisme et le renforcement de l’État bourgeois, héritages de la sociale-démocratie d’après 1914 et du stalinisme

Le libre échange est un poison mortel… (p. 84)

Ce qui revient à dire que le protectionnisme est un contrepoison. Or, si l’Union européenne est apparue, c’est que le protectionnisme national est impraticable depuis longtemps. Les travailleurs n’ont pas à choisir entre libre-échange et protectionnisme. Le seul cas où un protectionnisme peut se justifier temporairement est celui choisi par un pays dominé contre les puissances impérialistes comme la France.

Les communistes internationalistes ne font pas croire que la fermeture des frontières aux produits étrangers (et encore moins aux prolétaires d’autres pays) représenterait un progrès.

En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire que je vote en faveur du libre-échange. (Karl Marx, Discours sur le libre-échange, 2 janvier 1848)

Je ne vois pas pour quelles raisons vous avez préféré la fraction protectionniste à la fraction libre-échangiste. (Friedrich Engels, Lettre à August Bebel, 24 novembre 1879)

Les socialistes doivent souhaiter un développement aussi libre que possible et une extension aussi rapide que possible de l’actuel système de production… (Friedrich Engels, Avant-propos au discours de Marx sur le libre-échange, 1888)

Pour Mélenchon, l’État n’est pas un instrument de la bourgeoise française, mais une victime.

La monstrueuse crise des subprimes a mis à genoux les États et les peuples. (p. 66)

Pour quelqu’un qui prétend avoir rompu avec la sociale-démocratie, l’auteur de L’Ère du peuple aiguillonne dangereusement vers le pire héritage du PS et du PCF, le nationalisme, pour convaincre travailleurs et jeunes du bienfondé de la nécessité d’un repli protectionniste. Le pays pourrait prétendre à l’autosuffisance. En particulier, la France a le « deuxième territoire maritime du monde » (p. 40) ; il oublie de dire que c’est grâce aux restes de la colonisation.

Le protectionnisme et le repli illusoire sur les frontières étroites de la France sont des thèmes chers aux fractions les plus archaïques du capital français, relayées par le FN. De même que le FN, il détourne l’attention des travailleurs, en désignant comme adversaire l’étranger, et non la bourgeoisie française.

Elle ne devrait pas rester enfermée dans la servile allégeance aux États-Unis d’Amérique et à leur dangereuse politique impériale. Elle ne devrait pas être cette pauvre chose ballotée par les évènements, tenue en laisse par Mme Merkel. (p. 10)

Mélenchon oublie que la France est une puissance impérialiste et il refuse la destruction de l’État bourgeois français, les États-Unis socialistes d’Europe, le communisme mondial. Derrière la « révolution citoyenne », se dissimule un réactionnaire qui veut renverser le cours de l’histoire, qui se donne pour but le capitalisme dans un seul pays, une utopie qui ne ferait qu’accélérer la crise et les conflits entre impérialismes. D’où son affinité avec les EELV et le capitalisme vert.

Le capitalisme de notre époque, dominé par la sphère financière et ses taux de profit faramineux, ne peut assumer la transition écologique de l’économie. (p. 61)

La subordination du prolétariat à la petite bourgeoisie écologiste et à la bourgeoisie non financière

« L’intérêt général », « le peuple », « la citoyenneté »… Le chef du PdG recycle diverses notions ressassées par la classe dominante depuis des siècles à partir desquelles il avance des objectifs également variés : une « révolution citoyenne » censée contrer « l’oligarchie », une « maitrise du temps dans la cité d’aujourd’hui », l’application d’une « règle verte » pour limiter la pollution, et bien d’autres choses.

Par « les multitudes » mobilisées, le peuple redevenu « citoyen » réaliserait en fin de compte une révolution pacifique par la voie des urnes avec adoption d’une assemblée constituante, comme si nous étions toujours confrontés à la monarchie absolue et aux survivances du féodalisme.

Il n’est pas de procédé plus commun, pour tromper les masses populaires françaises, les ouvriers français… que de transposer dans notre temps le jargon de l’époque de la grande Révolution française de 1792. (Vladimir Lénine, La Guerre et la révolution, avril 1917)

L’auteur sépare ce qu’il nomme « l’oligarchie » de l’ensemble de la bourgeoisie, la mauvaise partie de la bonne, comme dans la propagande du fascisme du 20e siècle. À l’autre pôle, il s’efforce de dissoudre la classe ouvrière dans « le peuple ».

Au Brésil, les salariés des entreprises… s’y trouvaient au milieu de chômeurs, de précaires, des intermittents, des retraités, des femmes au foyer, des jeunes lycéens et étudiants, des sans papiers, des sans abri, mais aussi des professeurs et des ingénieurs, des avocats et des médecins. Ensemble ils forment le peuple. (p. 122)

L’époque est toujours celle des « révolutions démocratiques » et il ne faut pas chercher à aller plus loin que le parlementarisme.

Les récentes révolutions démocratiques d’Amérique du sud… (p. 15) ; Les marées citoyennes d’Espagne… (p. 15) ; Les révolutions citoyennes victorieuses à partir des grandes places publiques des capitales du monde… (p 143-144)

Il n’y a plus que le peuple face à l’oligarchie. En fait, les travailleurs salariés deviennent une force d’appoint à la petite bourgeoisie voire à la bourgeoisie industrielle. En réalité, si le prolétariat ne prend pas le pouvoir, les conquêtes démocratiques et sociales se révèlent fragiles et même réversibles. L’Égypte et le Venezuela le prouvent. Or, le livre s’oppose à ce que la classe ouvrière prenne la tête des opprimés et des exploités pour débarrasser la société du carcan de la propriété privée des moyens de production. La révolution prolétarienne serait révolue.

La révolution citoyenne, ce n’est pas l’ancienne révolution socialiste… Mais la révolution citoyenne vise des objectifs plus amples, ceux de l’intérêt général humain. (p. 137-138)

Comme si la révolution socialiste mondiale, esquissée par la Commune de Paris et la Révolution russe, ne se donnait pas pour objectifs la fin de la machine d’État, l’émancipation du travail, la collaboration internationale et l’abondance matérielle pour permettre le libre épanouissement de tous.

La Commune de Paris fut une révolution contre l’État lui-même… Ce ne fut pas une révolution pour transférer le pouvoir de l’État d’une fraction des classes dominantes à une autre… Quel que soit son destin à Paris, elle fera le tour du monde. (Karl Marx, Premier essai de rédaction de « La guerre civile en France », 1871)

Quel contraste avec la minable « révolution citoyenne » des urnes de la république bourgeoise française issue de l’écrasement de la Commune de Paris, forgée dans le colonialisme et dans la lutte contre le pouvoir des soviets.

La « démocratie » de l’État-nation bourgeois n’est, en fin de compte, que sornettes. (Rosa Luxemburg, Perspectives et projets, 15 avril 1915)

Ce ne sont que sornettes peintes en vert pour justifier le soutien aux interventions impérialistes et de nouveaux fronts populaires, ceux que le Parti de gauche met en pratique et projette pour sauver le capitalisme français de la révolution socialiste.

22 septembre 2015, Adrien Lacour