Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux, Raisons d’Agir, 30 F

Au début de « l’économie politique », quand le mode de production capitaliste était ascendant, l’école classique des Smith et des Ricardo tentait de le décrypter. Aujourd’hui, la fonction apologétique l’emporte chez leurs successeurs, car elle :

répond à l’intérêt des classes dominantes, en proclamant et en érigeant en dogme la nécessité naturelle et l’éternelle légitimité de leurs sources de revenus. L’économie vulgaire ne fait qu’interpréter, systématiser et défendre de manière doctrinale les idées des agents du capital soumis aux rapports de production bourgeois. (Marx, Œuvres t.2, Gallimard, p.1439)

Les théoriciens de la « science économique » formulent les conceptions de la classe dominante pour justifier et préserver un mode suranné de production et de répartition des richesses. Ils se divisent en deux principaux courants : l’école keynésienne et l’école néo-classique. Le keynésianisme est la roue de secours de l’économie bourgeoise. Mais l’idéologie naturelle de la bourgeoisie, c’est-à-dire le libéralisme économique, reflète plus fidèlement ses intérêts de classe. Le courant néoclassique de l’économie bourgeoise décrit, dans ses productions théoriques un phantasme, le mode de production dont rêve la classe capitaliste, et dont elle se sert pour légitimer l’exploitation et l’inégalité. En somme, les théories néoclassiques doivent être saisies en tant qu’émanation intellectuelle immédiate d’une classe fondamentalement réactionnaire, du point de vue historique, à l’époque du déclin du capitalisme. Les forces productives sont comprimées dans le carcan capitaliste, par la propriété privée des moyens de production et les frontières nationales. La bourgeoisie cherche à se justifier en faisant passer le mode de production capitaliste pour immuable et éternel. Pour cela, les économistes bourgeois ont forcément recours à l’idéalisme.

L’ouvrage de Laurent Cordonnier offre l’avantage d’être un panorama pédagogique des théories néoclassiques du chômage. Il fait partie d’une collection de pamphlets éditée par l’école du sociologue français Pierre Bourdieu, qui vient de mourir. Laurent Cordonnier démonte, pas à pas, ces conceptions apologétiques en mettant en lumière les incohérences internes du raisonnement, leur éloignement vis à vis de la réalité sociale et leur caractère profondément conservateur. L’auteur, s’il est critique de la théorie économique du « marché du travail », n’apporte pas d’analyse de l’emploi et du chômage en économie capitaliste (voir, pour cela, Combattre pour le Socialisme n°85-86). Tout au plus Cordonnier témoigne, dans quelques passages, d’illusions keynésiennes. En fait, l’intérêt de son exposé est ailleurs : dévoiler brillamment un pan entier de la pensée économique universitaire, dans son contenu abject et profondément réactionnaire.

Les économistes bourgeois fondent tous leur prétendue théorie sur des considérations sur la nature humaine, pour les néo-classiques, c’est « l’individu rationnel ». Cet être idéal est bourré de facultés innées, (dont pour certains la connaissance de toutes les données économiques… y compris futures) et il bénéficie d’une « dotation initiale en capital ». Ces monades mises en relation par le marché avec celle des autres « individus rationnels » constitueraient l’économie. A partir de ces hypothèses de base, les Prix Nobel d’économie et leurs émules mettent en œuvre des mathématiques qui impressionnent les débutants et les profanes.

Pour comprendre une réalité complexe, l’abstraction est nécessaire. Mais les abstractions néo-classiques sont des simplifications de l’apparence marchande, superficielles, guidées par l’intérêt de la classe capitaliste. La théorie néo-classique est une idéologie dans la mesure où elle n’a pas pour but d’expliquer le réel, mais de voiler et justifier les rapports sociaux existants.

Pour toute l’idéologie de la bourgeoisie contemporaine, il n’y a pas une classe de la société composée de prolétaires contraints pour vivre de vendre leur force de travail à une autre classe de la société qui accapare les moyens de produire les richesses, les capitalistes qui possèdent et dirigent les entreprises. Pour l’universitaire néoclassique, le salarié « offre du travail » sur « le marché du travail » parce qu’il choisit, en toute liberté, entre loisir d’une part et travail d’autre part. S’il sacrifie un peu de loisir, il touchera le prix du travail, avec lequel il pourra trouver du réconfort sur le marché des biens et des services. Mais il peut arbitrer pour l’oisiveté, en réduisant son travail ou en le cessant totalement jusqu’au chômage. Tout se résume dans le fonctionnement du prétendu marché du travail. Pour être en équilibre, c’est-à-dire au plein-emploi, point de rencontre entre l’offre et la demande de travail, ce marché du travail doit être dénué d’« imperfections ». Le chômage est donc lié à ces défauts du marché du travail, puisque le marché garantirait le plein-emploi à l’équilibre. Par « imperfections », ces dames et ces messieurs entendent les acquis de la classe ouvrière : salaire minimum, organisations syndicales, indemnisation du chômage, restrictions au licenciement…

En résumé, le syndicat, vu par les néoclassiques, n’est pas là pour réaliser le plein-emploi, il est là pour calculer le taux optimal de chômage : celui qui maximise les revenus salariaux ou le bien-être de la classe ouvrière. Le plein-emploi est un objectif de la bourgeoisie. C’est elle qui y aurait : au plein-emploi la production serait plus élevée et la productivité marginale du travail plus faible, les « entrepreneurs » réaliseraient plus de profits. (Pas de pitié pour les gueux, p.54) 

En réalité, déshabillés de ses oripeaux scientifiques, la théorie économique bourgeoise néo-classique est une déclaration de guerre sociale à la classe ouvrière. Depuis la baisse du taux de profit qui s’est manifestée par la crise économique mondiale de 1973, l’augmentation de la plus value extraite du travail salarié passe par la destruction des acquis ouvriers, voire des organisations du prolétariat. Les économistes libéraux ne se content pas de prôner la réaction, les contre-réformes, ils relatent la haine de classe qu’éprouve la bourgeoisie envers le prolétariat. Pour eux, le travailleur est fondamentalement poltron, roublard, paresseux, primesautier ou méchant. Pour remédier à ces vices de la classe ouvrière, il faut du chômage.

L’invention du concept de taux de chômage « naturel » ou « incompressible » a pour objectif de légitimer l’existence d’une armée de réserve. Cordonnier cite un article de C. Shapiro et J. Stiglitz, professeur au MIT, à Stanford puis à Princeton, publié dans American Economic Review en 1984 :

Le taux de chômage doit être suffisamment élevé pour qu’il soit payant pour les travailleurs de travailler plutôt que de prendre le risque d’être pris en train de tirer au flanc. (Pas de pitié pour les gueux, p.94)

L’armée de réserve est une donnée économique du capitalisme et a un rôle social à jouer comme moyen supplémentaire dont dispose le capital pour contenir le travail et continuer à l’exploiter.

L’économie néoclassique, très majoritaire depuis les années 1980 dans le monde universitaire, est à l’antithèse de l’économie marxiste du point de vue de la méthode d’analyse et du point de vue du rôle politique, elle est à l’antithèse de la science, de la connaissance du fonctionnement du capitalisme. Le reflux du prolétariat à l’échelle mondiale a provoqué la résurgence de la pensée néoclassique et, parallèlement, l’affaiblissement de la critique marxiste de l’économie.

janvier 2001

AntiK & Couthon

Bibliographie

Nicolas Boukharine, L’Économie politique du rentier, critique de l’économie marginaliste, 1914, traduction EDI, Paris, 1967

Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Maspero, Paris, 1969

Pierre Salama, Sur la valeur, Maspero, Paris, 1975

Bernard Guerrien, L’Économie néo-classique, La Découverte, Paris, 1989