Patronsuz Dünya (Turquie) : Le referendum du 16 avril

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(Turc/Türk)

Il est absurde de tirer sur une urne avec un pistolet. Mais il est encore plus absurde de se défendre contre les bandes fascistes avec un bulletin de vote. Léon Trotsky

Au fur et à mesure que les buts impérialistes du régime d’Erdoğan sont devenus clairs, son autoritarisme s’est parallèlement accéléré. Erdoğan a exprimé à voix haute son but de régime présidentiel, particulièrement depuis qu’il est devenu président de la République. Ce but a été testé pour la première fois lors des élections du 7 juin. Bien que les résultats de ces élections aient constitué une déception pour le régime d’Erdoğan, il n’a jamais renoncé à son dessein. La dictature d’Erdoğan, qui n’a pas apprécié ce résultat, a mis au rebut la démocratie bourgeoise et s’est ouvert des voies afin d’appliquer de fait le régime présidentiel en démarrant une sale guerre coloniale au Kurdistan et avec des attentats suicides à la bombe. Avec l’échec de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet, il a proclamé sa présidence de facto et s’est mis à l’appliquer. Suite au 15 juillet, le régime turc a évolué vers un modèle gouverné avec l’état d’urgence et les décrets (KHK, c’est-à-dire décision ayant valeur de loi). La nomination d’administrateurs (en remplacement de certains élus locaux), les purges, l’écrasement de toute opposition sociale avec un poing de fer et la prise en otage de députés élus sont devenus un mode de gouvernance ordinaire. Pour protéger ce régime présidentiel de facto avec une base constitutionnelle, un processus référendaire avec le soutien du MHP (parti ultranationaliste) a été décidé. Une telle dérive autoritaire du régime d’Erdoğan et le fait de suspendre toute démocratie bourgeoise ne peuvent être expliqués par la volonté de pouvoir personnelle. Ils ne peuvent être compris sans prendre en compte les intérêts de la classe qu’il représente et de la conjoncture de guerre en rapport avec la crise qui s’aggrave sur le plan mondial. Ce processus ne constitue pas une déviation de la démocratie bourgeoise ; il s’agit des règles de fonctionnement ordinaires du système capitaliste-impérialiste.

Erdoğan n’a même pas réussi à persuader tout l’électorat de droite et à le rassembler en un front pour le référendum présidentiel qui rend de fait l’Assemblée nationale inopérante en concentrant les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires en une seule main. Malgré toute la pression effectuée sur le front du « non » et la campagne du « oui » qui a été menée avec tous les moyens de l’État, le référendum du 16 avril a été le scrutin qui a le plus inquiété Erdoğan depuis 2002. Même le MHP qui a donné un chèque en blanc au régime du palais n’a pas réussi à convaincre la totalité de sa base. Cela démontre que le régime d’Erdoğan ne parvient plus à obtenir l’approbation de la population pour ses politiques. Désormais, le régime d’Erdoğan ne peut plus survivre sans l’état d’urgence et les décrets.

Un large éventail du « non » s’est formé du CHP (kémaliste) au HDP, en passant par la quasi-totalité de la gauche socialiste, d’une partie non négligeable du MHP et de divers partis conservateurs de droite. Lors de la campagne référendaire, la campagne du « non » des forces de gauche socialistes a été menée avec une perspective qui n’a pas dépassé la ligne pacifiste et parlementariste. La ligne idéologique du « non » définie par le CHP n’a pas été dépassée. La campagne du « non » est emprisonnée dans l’idéologie de la République, de la laïcité, de l’ordre constitutionnel et de l’État de droit, éloignée de la lutte des classes et n’ayant pas pour but le front unique ouvrier, avec une clique bourgeoise demandant, face au pouvoir absolu d’Erdoğan, le retour ses anciens privilèges. Durant la campagne référendaire et pour ne pas effrayer la base nationaliste, aucun argument n’a été développé contre la guerre coloniale menée au Kurdistan, même par le HDP. La campagne du « non » n’a pas dépassé le discours pacifiste et démocratique. Nous l’avions précisé dans le précédent numéro de notre bulletin, dans un article publié avant le référendum (7 février, traduit dans Révolution communiste n° 21) :

Malgré toutes les pressions, les voix du « non » commencent à s’élever de façon audible de divers groupes et classes sociaux. Nous, communistes, à la différence de divers groupes et classes sociaux qui expriment le « non », devons organiser en pratique le « non » dans le cadre de notre programme et dans une perspective de classe. La majorité écrasante de l’aile qui défend le « non » exprime son opposition en se fondant sur la République, la laïcité, l’ordre constitutionnel, l’État de droit, et les atteintes aux façons de vivre. En dernière analyse, ces revendications reviennent à dire « que l’AKP (parti au pouvoir) s’en aille, que l’ordre qui lui a permis de se former reste ».

La gauche et les groupes socialistes qui sont entrés dans le processus référendaire sans perspective révolutionnaire n’ont pas réussi à porter l’opposition qui se développait après le référendum à un niveau plus élevé. Parallèlement à la crise du système, les groupes socialistes vivent une crise idéologique sérieuse. Au fur et à mesure que l’AKP s’enracine dans les parties laborieuses de la population, la gauche socialiste essaye d’exister et de s’organiser autour de l’axe des arguments politiques et idéologiques du CHP.

Le référendum du 16 avril a avant tout eu pour résultat la perte de légitimité du régime d’Erdoğan. Le résultat du référendum du 16 avril a été accepté avec une différence de 1,377million voix. Environ 1,5 million de bulletins non tamponnés et contestables ont été découverts. Lors des précédentes élections, des accusations de fraude répétées par une petite minorité avait été portées à l’ordre de jour de l’actualité. Mais les masses ont pu voir que des fraudes avaient eu lieu lors du référendum. Au sujet des objections, Erdoğan a déclaré que « celui qui avait pris le cheval avait déjà dépassé la ville d’Üsküdar », autrement dit que l’affaire était réglée. Le Haut conseil électoral a rejeté les réclamations. Les élections du 16 avril sont parmi les élections les plus contestables de l’Histoire politique de Turquie. L’existence et la légitimité du référendum, du Parlement, du système judiciaire, et plus généralement de tout l’appareil d’État de la bourgeoisie est remise en question par de larges masses. La principale leçon à tirer du référendum du 16 avril est que l’appareil d’État de la bourgeoisie et la démocratie bourgeoise ont perdu leur légitimité. Nous sommes entrés dans une phase où nous exprimerons à voix haute les alternatives révolutionnaires et où nous pourrons obtenir des réponses.

Dans 4 des 5 principales villes, le « NON » a gagné – à Bursa, le « OUI » a gagné de peu –. Dans les villes industrielles et au Kurdistan, malgré toutes les pressions et les fraudes, le « NON » l’a emporté. Cette situation montre que parmi les Kurdes pauvres et la classe ouvrière une dynamique d’opposition commence à voir le jour. Elle montre que les conditions sont présentes pour bâtir le front unique ouvrier des opprimés et de la classe ouvrière. Suite au référendum du 16 avril, des manifestations ont eu lieu pour protester contre ce référendum au résultat douteux. Mais ces manifestations n’ont pu être portées à un niveau plus élevé. Elles sont restées cantonnées à des régions précises et n’ont pu atteindre les quartiers ouvriers. Lorsque les manifestations de protestations contre le résultat du référendum ont commencé, le CHP a craint qu’elles prennent de l’ampleur et échappent à son contrôle. Il a pacifié les masses ainsi que sa base et a affirmé qu’il demanderait justice devant la Cour européenne des droits de l’Homme. La ligne générale des manifestations qui avaient adopté le slogan « non, c’est nous qui avons gagné » était l’annulation du référendum. Les groupes socialistes n’ont pu apporter une perspective et une ouverture révolutionnaire à ce processus : la revendication de base qui était exprimée demandait la réorganisation du système parlementaire qui avait perdu sa légitimité et la reconstitution du système judiciaire bourgeois.

La place des révolutionnaires est dans les usines ! Pas sur le trajet Beyoğlu – Güvenpark ! (trajet de la marche effectué par le dirigeant du CHP)

La première chose qu’a entreprise Erdoğan après le référendum a été de prolonger l’état d’urgence. Avec le nouveau paquet de modification constitutionnelle, il a obtenu une garantie constitutionnelle pour le régime de gouvernance avec l’état d’urgence et les décrets. Erdoğan, qui est revenu à la tête de son parti sans attendre 2019, essaye de concentrer tout le pouvoir entre ses mains afin de prévenir les fissures qui pourraient éclater au sein de son parti. Il ne peut plus gouverner sans l’état d’urgence et sans appliquer les décrets, autrement dit sans rattacher à sa personne tout l’appareil d’État. Il essaye de gouverner dans un contexte de crise incessante et alors que les conditions d’une guerre globale se réunissent de plus en plus et de surcroît avec une politique étrangère qui s’est totalement effondrée. Le régime d’Erdoğan est porteur de crises politiques. Il ne se maintient pas parce qu’il est très puissant. Il continue à gouverner parce qu’il n’y a pas d’alternative et qu’il n’y a pas de front révolutionnaire.

Erdoğan exprime, surtout depuis qu’il est devenu président de la République, de façon de plus en plus affirmée sa volonté de régime présidentiel. Il affirme toutes ses promesses politiques dans un contexte de régime présidentiel : afin de créer de l’approbation au sein de la population, il a lié tous les échecs et les évolutions défavorables à l’absence d’un régime présidentiel. Erdoğan présente désormais le système présidentiel en tant que baguette magique aux classes laborieuses : il retire une à une toutes les promesses qu’il avait enfermées dans la bulle du régime présidentiel, comme la croissance économique, la prospérité, la tranquillité, et cette bulle est en train d’éclater. Le matériel politique qu’il a produit depuis des années sur le modèle du système présidentiel s’est épuisé. Il n’a plus de promesse politique qui pourrait produire de l’approbation au sein de la société pour son pouvoir.

La période de prospérité et de croissance de la première période du pouvoir d’Erdoğan est terminée. La raison dans la crise capitaliste qui a commencé en 2008 et qui ne cesse de s’aggraver. Cette crise grandissante, la guerre, le racisme, la répression et les régimes autoritaires s’étendent partout dans le monde. Le degré d’autoritarisme d’Erdoğan et la crise économique et sociale impossible à arrêter de Turquie ne peuvent être compris sans prendre en compte tous les pays où règne le capitalisme global. Malgré tous ses efforts, la dictature d’Erdoğan ne parvient pas empêcher la récession économique, l’inflation et le chômage. Sous les conditions de l’état d’urgence, il s’attaque à toutes les conquêtes de la classe ouvrière. Suite au référendum, une des premières actions du gouvernement a été d’entreprendre de transférer les indemnités de licenciement à un fonds pour, concrètement, les rendre inutilisables. Sous l’état d’urgence, les grèves sont régulièrement interdites.

Malgré les conditions de l’état d’urgence et la répression, la lutte des classes continue avec une vivacité bien visible. Ces actions sont la preuve que les conditions de crise ravivent les dynamiques de classe. Au début de l’année 2017 la grève EMIS avait été interdite par une décision du Conseil des ministres. Malgré l’attitude pacifiste et conciliante du syndicat, en raison de la pression de la base, la grève a de fait continué. L’accord signé comme un fait accompli par le syndicat derrière des portes closes et sans consulter la base a empêché la généralisation de la grève. Enfin, la grève des travailleurs du verre a également été interdite par une décision du conseil des ministres, mais les travailleurs ont tenu bon et ont continué à résister. Un accord a été trouvé entre le patron de Şişecam et le syndicat Kristal-İş et la grève s’est arrêté suite à des gains pour les travailleurs. Sous l’état d’urgence, les grèves et résistances qui démarrent par des revendications économiques sont interdits par décision du conseil des ministres. La lutte des travailleurs qui tiennent bon, les luttes qui commencent par des revendications économiques abritent en leur sein la dynamique d’une évolution vers une lutte politique contre les interdictions de l’État. Dans de tels cas, la bureaucratie syndicale qui craint une extension de la lutte vers d’autres usines ainsi que vers d’autres branches et d’avoir à faire face à l’État capitaliste adopte une position on ne peut plus conciliante et pacifiste. La bureaucratie syndicale, en enfermant la lutte dans les lieux de travail, cherche les voies de la conciliation la plus rapide possible sans en venir à des moyens militants. L’absence d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière se fait sentir. L’état d’urgence ne prendra pas fin avec les manifestations de masse de ceux qui demandent la démocratie mais avec la grève générale de la classe ouvrière. Si une telle grève générale de masse parvient à conduire les revendications d’autres parties de la population, la dictature peut trembler. Les luttes ouvrières qui résistent aux interdictions de grèves sont une dynamique qui peut ouvrir cette voie. En tant que révolutionnaires prolétariens, c’est ainsi que nous comprenons nos tâches : nous avons pour but d’étendre à d’autres usines et branches les luttes qui continuent malgré l’interdiction. Nous voulons participer à l’effort qui pourra organiser le front unique ouvrier dans les conditions de la crise qui s’aggrave et des dynamiques de classe qui commencent à germer.

Le régime d’Erdoğan, dont tous les objectifs en Syrie se sont écroulés, se retrouve dans une position où il ne peut guère intervenir face au YPG et au mouvement kurde. Erdoğan, dont la politique étrangère s’est effondrée, cherche, au moyen de cris de « Turquie forte » à renforcer le nationalisme, à relégitimer son pouvoir et à obtenir le soutien du front du « non » nationaliste de droite et de gauche. En raison de ces besoins, il agrandit la guerre coloniale au Kurdistan. Pour Erdoğan, il ne reste aucune autre carte que le racisme antikurde pour créer de la légitimité pour son pouvoir et pour empêcher que la crise et le chômage ne créent une explosion sociale. Cela porte en lui le potentiel de déclenchement de la dynamique d’une nouvelle rébellion au Kurdistan. Exposer cette sale guerre sur toutes les plates-formes, défendre le droit à l’autodétermination du peuple kurde, ne céder à aucune nationalisme de droite ou de gauche sont parmi les tâches internationales pour nous, révolutionnaires prolétariens.

Suite au résultat douteux du référendum, l’appareil d’État a perdu toute légitimité. Les meilleures conditions sont réunies pour expliquer aux larges masses la farce que constituent le Parlement et les élections. Dans ces conditions, défendre les points de vue qui visent à restaurer l’appareil d’État et lui ouvrir une nouvelle espace de légitimité n’est pas une solution révolutionnaire. Les revendications d’assemblée constituante libre ou bien de soutien à la marche pour la justice du CHP exprimées par la gauche socialiste n’ont rien signifié d’autre que la restauration de l’appareil d’État qui avait perdu sa légitimité en s’associant à une partie de la clique bourgeoise qui n’appréciait pas cette situation. Restaurer la démocratie bourgeoise n’est pas la tâche des communistes. Certes, il est impossible de séparer la défense de la démocratie de la lutte des classes. Cependant, la vérité oubliée est que les communistes, pour obtenir les droits qui leur sont nécessaires, se servent de leurs propres outils et des revendications transitoires qui questionnent le fonctionnement de l’État capitaliste. L’état du pouvoir de l’AKP actuel n’est pas une déviation de la démocratie bourgeoise, il s’agit du résultat inévitable de la démocratie bourgeoise.

La tâche des communistes, dans la Turquie où tous les appareils démocratiques bourgeois de l’État ont perdu leur légitimité, est de travailler à construire les organes soviétiques qui constituent la fondation de l’État ouvrier. De se mobiliser pour la construction des appareils soviétiques de démocratie directe et d’auto-organisation. En Turquie, tous les appareils de la démocratie bourgeoise ont perdu leur légitimité. C’est le problème de la bourgeoisie. Notre tâche à nous, communistes, est de construire et d’étendre les outils d’auto-organisation tels que les forums, les conseils, les comités ou les assemblées dans les campus, les quartiers ou les bassins d’emploi. De s’organiser autour des revendications transitoires qui questionnent l’existence de l’État capitaliste. La revendication d’une assemblée constituante libre peut être une revendication du moment des libéraux, des représentants politiques des cliques bourgeoises qui veulent recouvrir leurs anciens privilèges, des réformistes et des sociaux-démocrates mais ne peut contribuer en rien à la lutte de la classe ouvrière et ne peut être une revendication des communistes.

Bien que les visées impérialistes du régime Erdoğan se soient effondrées en Syrie, et bien qu’il soit la partie perdante sur la scène syrienne, il ne renoncera pas à réclamer sa part lors du partage impérialiste qui se profile au Moyen-Orient. Le combat des communistes n’est pas de s’opposer aux politiques guerrières des opérations militaires menées à l’intérieur et à l’extérieur du pays seulement sur un axe libéral avec un discours pacifiste. Le véritable ennemi n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur ! Nous sommes les représentants d’une tradition que l’on peut résumer par l’expression « retourner son arme contre son État bourgeois ». Il est de notre responsabilité historique et de notre obligation révolutionnaire de travailler de toutes nos forces pour l’agitation et la propagande contre la guerre sur l’axe du défaitisme révolutionnaire qui est notre héritage bolchevique. La dictature d’Erdoğan qui, suite au référendum, a concentré entre ses mains tous les appareils de la gouvernance de l’État peut se durcir comme jamais lors des périodes de guerre ou d’explosion sociale. Le fait qu’il tient prêt ses groupes armés civils fascistes est une vérité visible. Les forces révolutionnaires n’ont d’autre choix que d’organiser les milices ouvrières pour assurer leur auto-défense. Nous faisons face à un pouvoir qui, suite au référendum, a obtenu une garantie constitutionnelle et qui cherche à faire perdurer le système d’exploitation en transformant la vie des opprimés et des travailleurs en esclavage. Nous entrons dans cette période en l’absence d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière et du front unique ouvrier.

Nos références historiques et politiques proviennent du programme des 4 premiers congrès de l’Internationale communiste, celui de la Quatrième internationale qui a permis sa continuité, en particulier le manifeste rédigé par Trotsky en 1940. La seule condition pour maintenir notre existence politique est d’organiser des noyaux communistes au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse et continuer notre chemin sans concession sur la propagande communiste, l’agitation et l’organisation sur l’axe de construction d’un parti et d’un front unique.

Le bolchevisme vaincra ! La dictature sera renversée par les ouvriers en lutte ! Le programme de la 4ᵉ Internationale nous montre la voie !

Garbis Reçber (Patronsuz Dünya, Monde sans patron / Turquie)