Turquie : le gouvernement islamiste s’en prend aux Kurdes et refait voter

Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats. (Recep Tayyip Erdogan, Discours à Siir, 6 décembre 1997)

Il y a un an, un gouvernement en difficulté

Bien que le président Erdogan et le parti islamiste Adalet ve Kalkinma Partisi (AKP, Parti de la justice et du développement) jouissent toujours d’une base sociale importante, les difficultés se sont succédées durant la première moitié de l’année 2015.

La croissance se tasse, comme dans beaucoup de « pays émergents » : le PIB n’a augmenté que de 3 % en 2015, ce qui ferait la joie de Hollande mais vient après des années de croissance à deux chiffres. La Turquie souffre d’une suraccumulation de capital et du tassement de la demande de Syrie et d’Irak ravagés par la guerre civile et les bombardements impérialistes (dont ceux de la France), d’Europe dont la croissance est faible et de la Russie qui s’enfonce dans la récession. La dépréciation de la livre turque sur les marchés de change ne suffit pas à stimuler les exportations. L’inflation s’élève à 8,8 % sur l’année 2015.

La perspective d’entrée dans l’Union européenne s’éloigne avec la montée de la xénophobie en Europe et la guerre aux frontières de la Turquie [voir Révolution communiste n° 11]. Celle-ci héberge 2 millions de réfugiés, non turcophones, des pays voisins (la France en a accueilli 60 000 en 2015). La croissance a bénéficié aux salariés mais surtout aux exploiteurs locaux et étrangers (les groupes des pays impérialistes avaient investi significativement). L’âge de départ à la retraite est régulièrement repoussé pour atteindre progressivement 65 ans. La Turquie se place au dernier rang des pays de l’OCDE en matière d’inégalité des revenus. Le taux de chômage est de 10 % officiellement et même de 17 %, selon la confédération syndicale Türkiye Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu (DISK).

La justice enquête à partir de 2013 sur des affaires de corruption, agrémentées de népotisme et de clientélisme, touchant Erdogan, sa famille et son gouvernement. Une partie de la population est révulsée par l’islamisation rampante : incitation pour que les femmes renoncent au salariat et se consacrent à faire des enfants, menace contre le droit à avorter, multiplication des mosquées (par milliers, jusque sur les campus), légalisation du voile dans l’administration et les universités, transformation des séminaires d’imams (imam-hatip) en collèges et lycées (l’effectif est passé de 60 000 à 1,2 million d’élèves), propagation de la superstition du créationnisme, restriction des licences de distribution d’alcool, etc.

Les élections législatives de juin 2015

Tel est le contexte des élections législatives de juin 2015 qui marquent un net recul du parti au pouvoir depuis 2002, après les triomphes des municipales de mars 2014 (45,3 % des voix pour les listes AKP) et la présidentielle d’août 2014 (52 % des voix pour Erdogan).

Le problème nait du succès du Halklarin Demokratik Partisi (HDP, Parti démocratique des peuples) un parti démocratique petit bourgeois créé à l’initiative du PKK nationaliste kurde (interdit par les gouvernements turcs et listé comme organisation terroriste par les États-Unis et l’Union européenne) et rejoint par des organisations alévies, écologistes, féministes ou « socialistes », parfois interdites elles-mêmes. Le terme « des peuples » est osé dans un pays où l’État parle depuis un siècle d’un seul peuple. Le HDP, en plus de sa base de travailleurs et d’étudiants des grandes villes, capte en juin en partie les bulletins des Kurdes des zones rurales qui soutenaient jusque-là l’AKP parce qu’il semblait avoir apporté enfin la paix au Kurdistan. Il recueille 13,1 %, franchissant le seuil de 10 % qui lui permet d’avoir des députés (en l’occurrence 80).

Certes, l’AKP reçoit 40,9 % des suffrages mais c’est 9 points de moins qu’aux législatives de 2011. Il n’a que 258 députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie, en deçà de la majorité absolue, ce qui l’oblige à constituer dans les 45 jours une coalition pour gouverner. Les partenaires possibles sont les deux autres partis significatifs de la bourgeoisie turque : le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP, Parti républicain du peuple) kémaliste qui obtient 25,1 % (132 députés) et le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP, Parti d’action nationaliste) islamo-fasciste qui obtient 16,4 % (80 députés). Un semblant de négociation avec le CHP et le MHP a lieu sans que cela aboutisse à un résultat. Erdogan va jouer une autre carte.

La riposte réactionnaire du gouvernement AKP

L’AKP, un parti bourgeois clérical qui est à peu près l’équivalent turc des Frères musulmans qui sévissent dans les pays arabes, respecte pour l’instant les élections et ne réclame pas d’emblée la charia, ce qui est difficile dans un pays qui a vécu il y un siècle une profonde modernisation par en haut avec Mustafa Kemal qui s’est appuyé sur ses victoires militaires sur la Grande-Bretagne et la Grèce. Les médias occidentaux en ont déduit qu’ils avaient trouvé un modèle d’islamisme éclairé et pondéré. Les « islamistes modérés », après avoir mis au pas la fraction kémaliste de la bourgeoisie qui tenait l’administration territoriale, l’armée, les services secrets et la justice, dévoilent leur nature chauvine turque, anti-démocratique et obscurantiste.

Déjà, le régime avait répondu à la colère sociale des mouvements du parc Gezi et de la place Taksim en mai-juin 2013 par une répression brutale : 7 morts, plus de 7 000 blessés dans tout le pays [voir Révolution communiste n° 4]. Depuis, le gouvernement a interdit les rassemblements sur la place Taksim d’Istanbul. Par exemple, la police a dispersé la manifestation du 1er mai 2015 à coups de canons à eau et de gaz lacrymogène.

Au début de 2015, le parlement enterre les affaires de corruption. Tout au cours de l’année, les médias sont muselés : en septembre, le journal Hürriyet (Liberté) est attaqué par des nervis de l’AKP ; en octobre, la police prend le contrôle de la régie des télévisions Bugün TV et Kanaltürk ; en novembre, un journaliste et le rédacteur en chef du journal Cumhuriyet (République, qui avait soutenu Charlie Hebdo), sont jetés en prison pour avoir publié des documents prouvant l’aide militaire du gouvernement turc aux djihadistes de Syrie. La Turquie pointe à la 149e place, sur 180, au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, derrière la Birmanie (144e) et devant la Russie (152e).

Erdogan estime que le processus de paix engagé avec le Partiya Karkerên Kurdistan (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, le parti nationaliste petit-bourgeois kurde) ne rapporte rien électoralement. L’AKP se trouve coincée entre le MHP et le HDP. Plus grave encore, le PYD de Syrie, lié au PKK, prend le contrôle de zones à peuplement kurde à la frontière de la Turquie et bat à Kobané l’EI-Daech, protégée longtemps par l’État turc. Les islamo-nationalistes, comme tous les partis bourgeois turcs, redoutent le renforcement du PKK et une sécession du Kurdistan [voir Révolution communiste n° 13].

Le gouvernement rompt le cessez-le-feu en juillet. Sous prétexte de participer à la coalition dirigée par les Etats-Unis contre l’EI-Daech, l’armée bombarde des bases du PKK en Irak et du PYD en Syrie.

En août, Erdogan convoque des élections législatives anticipées pour novembre. Le gouvernement provisoire qui assure la transition comprend deux ministres du HDP (qui démissionnent plus tard). La police, l’armée, la gendarmerie et leurs supplétifs fascistes (dont les djihadistes du Huda Par, Parti de Dieu), traquent de nouveau les militants kurdes. Certaines villes sont dans un état de guerre civile, les habitants sortent, quand ils ne peuvent pas faire autrement, en portant des drapeaux blancs. Plus de 100 Kurdes sont morts, sans compter les blessés et les mutilés, lors des couvre-feux, soit sous les balles, soit parce qu’ils ne pouvaient recevoir les traitements dont ils avaient besoin.

Les élections législatives de novembre 2015

Les États-Unis soutiennent « le droit de la Turquie de se défendre contre le PKK ». L’Union européenne se tait parce que la Turquie est un pays allié (membre de l’OTAN) et surtout parce qu’un accord a été conclu avec le gouvernement allemand pour que les réfugiés syriens et irakiens soient « fixés » en Turquie et ne viennent pas demander l’asile en Allemagne et dans les autres États de l’UE. Ceux qui espéraient une pression des « démocraties avancées » en sont pour leurs frais.

Le 10 octobre, à Istanbul, un attentat frappe une manifestation de syndicats : DISK, KESK… et de partis d’opposition : HDP, Emek Partisi (EMEP, Parti du travail)… Deux bombes causent plus de 100 morts et plus de 500 blessés. Le gouvernement accuse le PKK, le DHKP-C (une organisation de guérilla interdite) et, pour finir, Daech. Le chef de l’État déclare : «Si un parti [l’AKP] avait obtenu 400 sièges, tout cela ne serait pas arrivé ». Le HDP met en cause le gouvernement et les services secrets.

Dans cette situation, le pari d’Erdogan se révèle payant. L’AKP islamiste capte une partie de l’électorat du MHP fasciste; avec un peu plus de 49 % des voix, 23,7 millions soit 5,3 millions de plus qu’en juin, il retrouve la majorité absolue (316 sièges sur 550). Le CHP kémaliste progresse avec 12,1 millions de voix, 25,3 % (134 députés). Le MHP s’effondre avec 1,7 million de voix en moins ; il n’obtient que 40 sièges avec 7,5 millions de voix, 11,9 % des suffrages exprimés. Le HDP y perd avec 5,1 millions de voix, 10,8 % des suffrages et conserve un groupe parlementaire (59 sièges).

L’impérialisme russe, qui a toujours soutenu le régime des Assad, provoque la Turquie qui a soutenu tous les islamistes de Syrie, en survolant son territoire. Le 24 novembre, l’aviation turque abat un avion militaire russe qui était dans ce cas, ce qui entraîne des sanctions économiques de la part de la Russie qui tombent mal pour l’économie turque.

Plus de 1 000 universitaires protestent en janvier dans toute la Turquie contre la guerre au Kurdistan. Ils sont dénoncés par le président, persécutés par la hiérarchie, menacés par les nervis de l’AKP et du MHP… Un projet de loi remettant en cause la garantie de l’emploi des fonctionnaires est sur les rails.

Pour un gouvernement ouvrier et paysan

Les travailleurs de France et d’Europe doivent soutenir le droit de la Turquie d’entrer dans l’Union européenne si elle le désire et prendre position pour le droit des réfugiés d’y assurer leur sécurité et de commencer une nouvelle vie s’ils le désirent. Ainsi, ils pourront cimenter l’unité des travailleurs de leur pays, en particulier quand ils comportent une composante d’origine turque ou kurde significative (Allemagne, France, Pays-Bas Autriche, Italie, Espagne, Grèce, Danemark, Suède, Norvège…), d’autant qu’ils bénéficieront ainsi d’une tradition combative qui est exceptionnelle.

La clé de l’émancipation des travailleurs en Turquie réside dans leur capacité à rompre avec leur propre bourgeoisie et à unifier leurs rangs. Pour cela, ils doivent reconnaître le droit des Kurdes à décider de leur sort, y compris de se séparer s’ils le désirent de la Turquie et de constituer un État, contre les frontières actuelles de la Turquie, de l’Irak, de la Syrie et de l’Iran.

Contre la domination impérialiste, les organisations ouvrières de Turquie doivent opposer la voie des États-Unis socialistes d’Europe ou de Méditerranée à l’UE capitaliste aux mains des bourgeoisies allemande et française, ils doivent se prononcer pour la rupture avec l’OTAN, pour la fermeture des bases militaires américaines.

Ainsi, les travailleurs turcs, alévis, arméniens, kurdes pourront rassembler leur immense force potentielle contre la bourgeoisie du pays, qu’elle soit laïque ou cléricale. Ainsi, les travailleurs kurdes pourront échapper à l’influence délétère de la petite bourgeoisie, que ce soit les démocrates du HDP ou les nationalistes du PKK.

Contre les exploiteurs, les travailleurs salariés doivent se battre pour l’augmentation des salaires et l’échelle mobile des salaires, pour la réduction du temps de travail, pour la sécurité, pour la protection sociale, pour le contrôle des producteurs sur la production et la répartition des biens et des services.

Le prolétariat doit combattre pour les libertés démocratiques, pour le front unique de toutes ses organisations en défense des revendications des ouvriers et employés, des minorités religieuses et nationales, des femmes ; il doit se battre dans tous les syndicats pour une seule centrale syndicale ; dans les entreprises, les universités et les quartiers, il doit mettre en place dès que possible des comités qui rassemblent dans le combat toutes les composantes du mouvement ouvrier, tous les exploités, tous les opprimés. La révolution doit faire voler en éclats l’appareil d’État.

Contre les rapports féodaux et le capitalisme agraire, les travailleurs salariés doivent aider les travailleurs des campagnes à exproprier les grands domaines, à coopérer volontairement. Contre le patriarcat et le cléricalisme, les femmes, les jeunes et toutes les organisations ouvrières doivent se prononcer pour la laïcité, l’égalité des droits, l’émancipation des jeunes, le respect des homosexuels.

Il n’y a plus d’étape démocratique séparée par une période indéfinie de la révolution socialiste : la révolution peut partir de revendications démocratiques, mais la mobilisation pour les obtenir et les préserver posera le problème de la propriété. Tout bloc avec une fraction de la bourgeoisie, présentée abusivement comme anti-impérialiste ou démocratique, paralyse et divise la classe ouvrière : les alliés de la classe ouvrière sont la jeunesse en formation, les autres travailleurs, les minorités nationales.

Pour aider la classe ouvrière à prendre la tête de cette révolution permanente qui bouleversera l’Europe et l’Asie de l’ouest, la courageuse mais dispersée avant-garde doit rompre avec le nationalisme kurde, l’héritage stérile du menchevisme-stalinisme et constituer un parti ouvrier révolutionnaire dans le cadre d’une nouvelle internationale communiste.

Il n’y a que l’hégémonie révolutionnaire du prolétariat, se transformant en dictature du prolétariat après la conquête du pouvoir, qui pourra apporter aux masses populaires la victoire sur le bloc des impérialistes, des féodaux et des bourgeois nationaux. (Léon Trotsky, La Révolution permanente, 1928, ch. 7)