L’Ukraine, entre impérialismes et révolution

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1851, Éditions sociales, p. 15)

1667-1917 : le partage de l’Ukraine entre l’Autriche et la Russie

La population qui parle ukrainien, un idiome slave proche du polonais, du russe et du biélorusse, n’a guère d’histoire propre.

L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ; mais entourée de la Moscovie, des États du Grand seigneur [l’empire turc] et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur, et par conséquent un maître dans l’un de ces trois États. (Voltaire, Histoire de Charles XII, 1731, Revis, t. 1, p. 302)

Au 7e siècle les Varègues (des Vikings) fédèrent les tribus slaves. Au 9e siècle, le royaume de la Rous’ couvre le Nord de l’actuelle Ukraine ainsi que la Biélorussie et l’Ouest de la Russie. De « Rous’ » viennent les dénominations « Russes » (pour les habitants de la Moscovie) et « Ruthènes » (pour ceux de l’Ukraine). Au 12e siècle, la Rous’, entretemps christianisée, s’effondre à cause de ses divisions et de l’invasion mongole.


Au 17e siècle, l’Ukraine est en fait polonaise. À l’est, les cosaques zaporogues se soulèvent contre la monarchie polonaise. Le traité de Pereïaslav (1654) consacre l’alliance avec leur nouveau protecteur, le tsar Alexis Ier de Russie. Quoique liée aux cosaques par la langue et la religion, les seigneurs ruthènes de la Galicie restent, eux, loyaux à la Pologne. L’Ukraine est déjà divisée par sa propre classe dominante (à l’époque féodale) entre est et ouest. Le retournement des cosaques permet à la monarchie russe d’affaiblir pour longtemps la Pologne, au terme de la guerre russo-polonaise de 1654-1667.


Les cosaques servent ensuite de force d’appoint en 1667 et en 1669 contre la Crimée, une province ottomane. Mais les Tatars qui la peuplent repoussent victorieusement la coalition russe et ukrainienne.

En 1706, le hetman cosaque Mazeppa mise sur un nouveau protecteur, le roi de Suède Charles XII, dans l’espoir de fonder un royaume ukrainien. Mauvais choix : le tsar russe Pierre le Grand écrase la coalition suédoise et cosaque. En 1763, un oukase de l’impératrice Catherine II impose le servage à tous les paysans ukrainiens. Les seigneurs cosaques sont intégrés à la cavalerie de l’armée russe.

En 1773, l’aventurier Emelian Pougatchev réussit un temps à amalgamer paysans ukrainiens et cosaques contre la tsarine, en s’appuyant sur une idéologie religieuse, celle des Vieux Croyants. Mais il ne trouve pas de relais significatif dans les cités. Les nobles trahissent les paysans qui mettent en cause l’exploitation féodale. La monarchie russe peut écraser la jacquerie née en Ukraine.

Quinze ans environ avant la grande Révolution française, éclata en Russie un mouvement de cosaques, de paysans et d’ouvriers-serfs dans l’Oural — ce que l’on a appelé la révolte de Pougatchev. Que manqua-t-il à ce terrible soulèvement populaire pour qu’il se transformât en révolution ? Un tiers-état. À défaut d’une démocratie industrielle des villes, la guerre paysanne ne pouvait se développer en révolution, de même que les sectes religieuses des campagnes n’avaient pu s’élever jusqu’à une Réforme. Le résultat de la révolte de Pougatchev fut, au contraire, de consolider l’absolutisme bureaucratique, protecteur des intérêts de la noblesse, qui montra de nouveau ce qu’il valait à une heure difficile. (Lev Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930, Seuil, t. 1, p. 44)

Sous Catherine II, la Russie finit en 1787 par s’emparer de la Crimée au détriment de l’Empire ottoman, ce qui lui donne accès à la mer Noire. Les monarques russes y mènent une politique de peuplement par des chrétiens russes, ukrainiens et autres. Les Tatars musulmans, persécutés, émigrent en masse vers la Turquie.

En 1772 et 1793, la Prusse, la Russie et l’Autriche se partagent la Pologne. Ainsi, la population parlant ukrainien se trouve répartie au 19e siècle entre deux États monarchiques : une petite partie est rattachée à l’Empire austro-hongrois (la Galicie), la plus grande relève de l’Empire russe (la Petite Russie ou Ukraine orientale). Stimulé par l’exemple polonais et la révolution de 1848, le particularisme ruthène-ukrainien s’affirme dans les deux États.

1848 : la révolution européenne éveille la conscience démocratique et nationale

La noblesse cosaque est largement polonisée ou russifiée. Les paysans parlent, certes, ukrainien, mais sont atomisés.

La paysannerie ukrainienne ne constituait pas seulement l’immense majorité de la population, mais l’unique couche ayant derrière elle une longue tradition. Ses animosités sociales et économiques –toujours la base du nationalisme paysan– étaient dirigées contre les propriétaires, polonais en majorité à l’ouest et au Dniepr, russes ailleurs, et contre les commerçants et usuriers, presque exclusivement juifs. (Edward Hallet Carr, La Révolution bolchevique, t. 1, 1950, Minuit, p. 295)

À l’est, une nouvelle classe urbaine, la petite bourgeoisie des fonctionnaires et des travailleurs indépendants, va lever l’étendard identitaire, d’abord par l’intermédiaire de ses fils qui étudient à l’université de Kiev ou de Kharkiv. Ces derniers créent une littérature en langue vernaculaire, alors qu’auparavant, les artistes ukrainiens comme Nikolai Gogol s’exprimaient en russe. À l’ouest, la lutte nationale passe aussi par la défense de l’ukrainien mais elle prend une tournure plus conservatrice, étant portée par le clergé gréco-catholique. Lors de la révolution européenne de 1848, celui-ci crée en Galicie un Grand conseil ruthène qui demande l’autonomie de l’Ukraine occidentale à l’empereur d’Autriche-Hongrie.

Avant la révolution européenne de 1848, la Ligue des communistes, la petite organisation internationale animée par Marx et Engels, consciente que le capitalisme était encore à son début et que la révolution démocratique n’avait pas été accomplie en Allemagne, avait pour stratégie dans ce pays un bloc avec le « parti démocratique », celui de cette petite bourgeoisie urbaine. À la lumière de l’expérience, en particulier en France et en Allemagne, la Ligue corrige en adoptant la stratégie de la « révolution en permanence ».

Quand il s’agit de livrer combat à un adversaire commun, nul besoin d’une union particulière… Les petits-bourgeois se montreront massivement, dans ce combat aussi, et le plus longtemps possible, hésitants, timorés et passifs, pour ensuite, une fois la victoire acquise, la consolider à leur seul profit, sommer les travailleurs de rester calmes et de se remettre au travail en se gardant des « excès », bref, pour frustrer le prolétariat de sa victoire. (Friedrich Engels, Karl Marx, Adresse du comité central à la Ligue des communistes, mars 1850, Œuvres, Gallimard, t. 4, p. 550)

L’alliance stratégique repose désormais sur la paysannerie. Sans renier les revendications démocratiques, bien au contraire, la Ligue des communistes conclut que le parti ouvrier révolutionnaire doit rester, même dans les régimes autoritaires, indépendant de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie urbaine qui l’utilisent avant de la trahir.

Pour être en mesure d’affronter de façon énergique et menaçante ce parti qui commence à trahir les travailleurs dès la première heure de la victoire, les travailleurs doivent être armés et organisés. (Friedrich Engels, Karl Marx, Adresse du comité central à la Ligue des communistes, p. 554)

En 1884, le fondateur de la première organisation marxiste russe, Plekhanov, s’en inspire.

L’une des suites les plus néfastes du retard de la production réside dans le développement toujours insuffisant de la bourgeoisie, laquelle ne se trouve point chez nous en état de prendre l’initiative de la lutte contre l’absolutisme. (Gheorgi Plekhanov, Programme du Groupe pour l’émancipation du travail, 1884, site Archives internet des marxistes)

Seul le parti ouvrier défend les minorités de l’empire russe. Les aspirations nationales des ukrainophones sont longtemps niées par la monarchie autrichienne et toujours réprimées par le tsarisme. Des oukases des tsars, en 1876 et en 1893, interdisent la langue ukrainienne et le mot même d’Ukraine (il n’y a officiellement qu’une Petite Russie aux côtés de la Grande Russie). La Biélorussie ou Belarus (alors nommée Russie blanche) partage le même sort.

Le nationalisme ukrainien naissant ne trouve guère d’appui dans la bourgeoisie russe qui émerge, même de la part de sa fraction « libérale » (démocratique). En effet, le principal parti bourgeois de la Russie, le Parti constitutionnel-démocrate (« Cadets » ou PKD), se refuse à mettre en cause l’unité de l’empire.

Porté par des intellectuels, magnifiant des épisodes historiques lointains (la Rous’ du 11e siècle, l’Hetmanat cosaque du 17e siècle) et surtout sur la langue parlée dans les campagnes, le but du nationalisme est de fonder un État distinct permettant l’épanouissement d’une bourgeoisie ukrainienne pouvant exploiter sans entrave sa propre classe ouvrière et sa propre paysannerie. Bien que revendiquant la même histoire mythifiée, la même langue, le même territoire, le mouvement nationaliste reste longtemps divisé par la frontière qu’il prétend abolir.

En 1895, au sein de l’Empire autrichien, le Parti radical ruthénien-ukrainien apparu en 1890 revendique l’indépendance. En 1900, au sein de l’Empire russe, le Parti révolutionnaire ukrainien (RUP), fondé par des étudiants, avance d’emblée l’indépendance.

Une fraction du RUP rejoint en 1904 le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) semi-clandestin, basé sur le marxisme et affilié à la 2e Internationale. Pour unir tous les travailleurs de l’Empire russe, celui-ci se prononce pour le droit à la séparation des nations opprimées.
Dans le projet de programme du parti, nous avons présenté la revendication d’une république dotée d’une constitution démocratique, garantissant, entre autres, la « reconnaissance du droit à l’autodétermination pour toutes les nations dont se compose l’État »… (Vladimir Lénine, La Question nationale dans notre programme, 1903, Œuvres, Progrès, t. 6, p. 475)

Néanmoins, à la différence des nationalistes bourgeois ou petits-bourgeois, le parti ouvrier n’a pas pour but l’indépendance, la séparation des minorités nationales. Pour le POSDR, le droit à la séparation est une revendication démocratique dressée contre le tsarisme et le moyen d’unifier les travailleurs de tout l’État russe.

Nous devons toujours et inconditionnellement tendre à l’union la plus étroite de toutes les nationalités et c’est seulement dans des cas particuliers, exceptionnels, que nous pouvons exposer et soutenir activement des revendications tendant à la création d’un nouvel État… (Vladimir Lénine, La Question nationale dans notre programme, 1903, p. 475)

1905 : la naissance d’un parti nationaliste sous habits socialistes

Les premiers champions du mouvement nationaliste ukrainien étaient mus par la haine des tsars plus que par celle des Grands-Russes en tant que tels… La prospérité économique grandissante, autant que l’exemple étranger, détacha petit à petit le mouvement de la cause de la révolution sociale. Les premières années du 20e siècle virent la croissance, là comme ailleurs en Russie, d’une intelligentsia inspirée par le modèle de la démocratie libérale, qui s’accommodait assez bien du nationalisme ukrainien… Incapable d’un appel social-révolutionnaire aux masses, il ne pouvait compter que sur son appel nationaliste. (Edward Hallet Carr, La Révolution bolchevique, t. 1, 1950, Minuit, p. 297)

À l’ouest, le Parti social-démocrate ukrainien (USDP) tient son premier congrès en 1903 ; il revendique l’indépendance. À l’est, en 1905, à l’occasion de la première révolution russe, Volodymyr Vynnytchenko et de Simon Petlioura renomment le RUP Parti ouvrier social-démocrate ukrainien (USDRP). Malgré l’étiquette de « social-démocrate » dont ils se parent, l’USDP et l’USDRP n’ont rien de communiste car ils prétendent tracer une voie purement nationale, indépendante à la fois de la bourgeoisie et du prolétariat.

En France, les petits bourgeois républicains se parent aujourd’hui de nom de « socialistes »… Du reste, il va de soi que le changement de nom de ce parti ne modifie en rien son rapport aux travailleurs, mais prouve simplement qu’il est actuellement obligé de prendre appui sur le prolétariat pour faire front contre la bourgeoisie alliée à l’absolutisme. (Friedrich Engels, Karl Marx, Adresse du comité central à la Ligue des communistes, mars 1850, Œuvres, Gallimard, t. 4, p. 550)

L’USDRP et l’USDP sont parents, à cet égard, de leurs rivaux nationalistes de Russie et de Pologne : le Parti socialiste révolutionnaire (PSR de Roubanovitch, Tchernov, Azev…) et le Parti socialiste polonais (PSP de Limanvoski, Pilsudski…).

L’oubli du point de vue de classe, l’obscurcissement de ce point de vue par le chauvinisme… voilà ce qui ne nous permet pas de voir dans le PSP un parti véritablement ouvrier social-démocrate. (Vladimir Lénine, La Question nationale dans notre programme, 1903, Œuvres, Progrès, t. 6, p. 482)

Tous les partis petits-bourgeois irrédentistes à phraséologie socialiste (USDRP, PSR, PSP…) s’opposent en fait aux partis prolétariens internationalistes tels la Sociale-démocratie de Pologne et de Lituanie (SDPK de Marchewski, Jogisches, Luxemburg…) ou le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR de Plekhanov, Lénine, Martov…).

Les sociaux-démocrates mettent au premier plan, quant à eux, l’opposition suivante : nous, les prolétaires et eux, la bourgeoisie. Nous, les prolétaires, nous avons vu des dizaines de fois comment la bourgeoisie trahit les intérêts de la liberté, de la patrie, de la langue et de la nation, quand le prolétariat se dresse devant elle. (Vladimir Lénine, La Question nationale dans notre programme, 1903, Œuvres, Progrès, t. 6, p. 484)

En effet, dans la vague révolutionnaire qu’engendrera la 1re Guerre mondiale, les nationalistes à prétention sociale vont se vendre à l’Allemagne et à l’Autriche, puis à la France et à la Pologne ; dans le contexte contre-révolutionnaire de l’apogée du 3e Reich, la variante fasciste du nationalisme ukrainien se prostituera à l’Allemagne et servira même d’auxiliaire à l’extermination des Juifs et des communistes.

Au début du 20e siècle, si les campagnes parlent ukrainien, les villes parlent surtout russe. En leur sein, les ouvriers conscients se tournent vers le POSDR, né en 1898. Mais, après le reflux de 1906-1907, le POSDR scissionne de nouveau en 1912 entre deux principales fractions, elles-mêmes divisées, les mencheviks (POSDR-M) qui cherchent l’alliance avec la bourgeoisie démocratique et les bolcheviks (POSDR-B) qui refusent de subordonner le prolétariat à la bourgeoisie et qui soutient que la révolution démocratique sera accomplie par le bloc de la classe ouvrière et de la paysannerie.

Pour Plekhanov, Axelrod et les chefs du menchevisme en général, la caractérisation sociologique de la révolution comme bourgeoise était par-dessus tout politiquement valable parce que d’avance, elle interdisait de provoquer la bourgeoisie par le spectre du socialisme et de la « repousser » dans le camp de la réaction. Le contenu de la révolution russe était ainsi limité d’avance à ces transformations compatibles avec les intérêts et les vues de la bourgeoisie libérale… C’est précisément sur ce point que commence le désaccord fondamental entre les deux fractions. Le bolchevisme se refusait absolument à reconnaître que la bourgeoisie russe fut capable de diriger jusqu’au bout sa propre révolution. (Lev Trotsky, Trois conceptions de la révolution, août 1939, Œuvres, ILT, t. 21, p. 345)

Cette scission entre bolcheviks et mencheviks se révèle irréversible, malgré les efforts de l’Internationale ouvrière et de Trotsky qui prêchent alors l’unité à tout prix au détriment de l’aile majoritaire et révolutionnaire.

Tant en Galicie qu’en Ukraine orientale, le mouvement national se développe par la jonction entre les classes intermédiaires des villes et des campagnes. Les petits bourgeois instruits trouvent un écho chez les paysans par la diffusion de publications en ukrainien, l’organisation en coopératives, à travers les salles de lecture à l’ouest et les zemstvos (assemblée provinciale censitaire) à l’est…

1914 : l’importance de l’Ukraine pour l’impérialisme russe naissant

Grâce à sa richesse agricole, la Petite Russie s’intègre au capitalisme mondial et facilite l’introduction du capitalisme dans tout l’État.

L’agriculture ukrainienne était une composante cruciale de l’économie de l’Empire russe. En dépit de conflits épisodiques entre paysans et propriétaires, à la veille de la 1e Guerre mondiale, l’Ukraine produisait 90 % du blé de l’empire (soit 20 % de la production mondiale de blé), et une partie significative de l’orge et de la betterave. Les exportations de l’agriculture ukrainienne jouèrent un rôle décisif dans la modernisation économique de l’Empire russe à la fin du 19e siècle. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 59)

L’Ukraine de l’empire russe est partiellement industrialisée grâce à des gisements de charbon et de fer à l’est. La Crimée et l’Ukraine sont modernisées par le train.

La modernisation de l’Ukraine était essentiellement confinée à ses régions orientales, particulièrement le bassin du Donbass. La construction de voies ferrées fut la première étape de l’industrialisation : la première ligne fut établie en 1865 afin de connecter les régions productrices de blé avec le port d’Odessa. Le gouvernement russe investissait considérablement dans les voies ferrées à travers tout l’empire dans les années 1870, ce qui nécessitait du charbon et de l’acier, lesquels étaient disponibles dans le Donbass du sud-est de l’Ukraine. Le capital étranger, majoritairement français, anglais et belge, aiguillonna la croissance des mines et de la métallurgie dans la région. La plus grande partie de l’Ukraine, il faut le noter, resta à l’écart. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 59)

Malgré le début d’industrialisation, le capitalisme russe émergent, au début du 20e siècle, est plus faible que ses vieux rivaux à l’ouest (Allemagne, Autriche, France, Grande-Bretagne…) et que ses nouveaux adversaires apparus à l’est (Japon, États-Unis…). Loin d’exporter des capitaux, il en est importateur.

Pourtant, Lénine classe la Russie comme « capitalisme impérialiste grand-russe » (De la fierté nationale des Grands-Russes, 12 décembre 1914) et parmi les puissances impérialistes qui se partagent le monde.

On voit, d’une part, de jeunes États capitalistes (Amérique, Allemagne, Japon), qui progressent avec une extrême rapidité, et, d’autre part, de vieux pays capitalistes (France, Angleterre), qui se développent, ces derniers temps, avec beaucoup plus de lenteur que les précédents ; enfin, un pays qui est au point de vue économique le plus arriéré (Russie), et où l’impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. (Vladimir Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, Œuvres, Progrès, t. 22, p. 279)

Il estime que, l’empire étant une prison des peuples, sa bourgeoisie exploite non seulement la paysannerie et le prolétariat russes, mais aussi les travailleurs de dizaines d’autres nations maintenues par la force à l’intérieur des frontières tsaristes avec la bénédiction de l’Église orthodoxe.

À la veille de la guerre mondiale, la Russie est ébranlée par une montée révolutionnaire.

Ces dernières années, le mouvement révolutionnaire contre le tsarisme a pris à nouveau de vastes proportions dans notre pays. La classe ouvrière a toujours été à la tête de ce mouvement. (Vladimir Lénine, La Guerre et la sociale-démocratie russe, 11 octobre 1915, Œuvres, Progrès, t. 21, p. 24)

Les minorités nationales s’engouffrent dans ce mouvement.

Le 11 mars 1914 à Kiev, les comités étudiants ont appelé à une grande manifestation commémorative pour le centenaire de la naissance de Chevtchenko. Malgré l’interdiction du ministre de l’intérieur, des dizaines de milliers d’Ukrainiens défilent dans les rues. D’autres manifestations identiques ont lieu dans les grandes villes d’Ukraine. (Jean-Bernard Dupont Melnyczenko, Matériaux pour l’histoire de notre temps n° 43, juillet 1996)

La guerre, c’est une de ses fonctions, singulièrement en Russie, l’interrompt brutalement.

1914 : les nationalistes ukrainiens se rallient à l’Empire austro-hongrois

Les principales bourgeoisies européennes font se massacrer entre eux les travailleurs masculins des villes et des campagnes de 1914 à 1918. Que les bourgeoisies des pays impérialistes soient les responsables de la boucherie et du déclin de l’Europe ne confère aucune vertu progressiste aux classes dominantes des minorités nationales ukrainienne, polonaise, finlandaise, baltes, roumaine, hongroise, tchèque… Elles vont prolonger la barbarie et jouer un rôle contre-révolutionnaire par la capitulation devant les rapaces impérialistes, les épurations ethniques, la répression de leur mouvement ouvrier, voire l’agression de la Russie où les ouvriers et les paysans ont saisi le pouvoir.

Quand le conflit inter-impérialiste s’ouvre en août 1914, les nationalistes de l’ouest de l’Ukraine (USDP) se rallient à l’union sacrée autrichienne.

À Lviv, un Conseil suprême ukrainien qui regroupe l’ensemble des partis politiques lance le 3 août un appel à la lutte contre l’Empire russe : « La victoire de l’Autriche-Hongrie sera notre propre victoire… Que le soleil de l’Ukraine libre s’élève au-dessus des ruines de l’Empire tsariste ! »… Pour concrétiser cet appel, une Légion de tirailleurs ukrainiens est créée. (Jean-Bernard Dupont Melnyczenko, Matériaux pour l’histoire de notre temps n° 43, juillet 1996)

Les marxistes, bien que subordonnant les revendications démocratiques à la révolution mondiale, prennent au sérieux le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, alors que la pratique des nationalistes, dont le programme se borne à l’indépendance, aboutit toujours à la subordination des travailleurs à leurs exploiteurs et prolonge souvent le joug de l’oppression.

La bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d’ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots d’ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie de la nation dominante (voir l’exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les Ukrainiens) ; en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des puissances impérialistes rivales. (Vladimir Lénine, La Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, février 1916, Œuvres, Progrès, t. 22, p. 161)

En politique intérieure, les nationalistes ukrainiens de Galicie se rallient à la bourgeoisie autrichienne en 1914. En politique extérieure, les nationalistes de toute l’Ukraine, une fois débarrassés du tsarisme grâce au soulèvement des travailleurs de la Russie, vont se vendre à la bourgeoisie allemande en 1918, à la bourgeoisie polonaise en 1920, de nouveau à la bourgeoisie allemande en 1941, à la bourgeoisie américaine en 1945…


1917 : la double pouvoir en Russie, le triple pouvoir en Ukraine

La révolution des ouvriers et des soldats de 1917 à Petrograd et Moscou abat la monarchie absolue. En Russie, il nait un double pouvoir entre le gouvernement provisoire et les conseils de soldats et de travailleurs (soviets). En Ukraine, l’influence des deux partis issus du POSDR, le POSDR menchevik et le POSDR bolchevik, est limitée aux travailleurs salariés des villes.

Dans toute la Russie, la force des bolcheviks résidait dans la population des villes et les ouvriers d’industrie… En Ukraine, ces groupes étaient non seulement numériquement faibles mais étaient en majorité grands-russes… Ces faits donnaient au bolchevisme en Ukraine le double handicap d’être un mouvement étranger en même temps qu’un mouvement de citadines. (Edward Hallet Carr, La Révolution bolchevique, t. 1, 1950, Minuit, p. 296)

Les partis petits-bourgeois « socialistes » imprégnés de nationalisme saisissent l’occasion de fonder la Rada qui va servir d’assemblée constituante.

En Ukraine, on peut dire qu’il y avait un « triple pouvoir », en ce sens que le gouvernement provisoire panrusse et les soviets rivalisaient avec les nationalistes ukrainiens pour le pouvoir. Le 17 mars 1917, deux jours seulement après l’abdication du tsar et un jour après la formation d’un soviet à Kiev, les militants ukrainiens de la Société des progressistes ukrainiens mirent sur pied leur propre institution, la Rada (conseil en ukrainien) centrale… Tous les principaux partis politiques ukrainiens, désormais autorisés à mener leurs activités politiques, envoyèrent des délégués à la Rada centrale. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 80)

La Rada est présidée par l’intellectuel Vinnichenko. Elle est organisée par l’aventurier Petlioura. Elle regroupe le Parti ukrainien des socialistes fédéralistes (UPSF) qui s’oppose ouvertement à la saisie des terres par les paysans, le Parti ukrainien des socialistes révolutionnaires (UPSR) lié au PSR de Russie, le Parti ouvrier social-démocrate ukrainien (USDR)…

À la chute de l’autocratie, une sorte d’assemblée nationale ukrainienne, la Rada, se constitua bientôt qui entra en conflit avec le gouvernement provisoire du prince Lvov. L’Ukraine exigeait une large autonomie. Les bolcheviks furent les seuls à soutenir sa revendication. (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 1, p. 126)

Tous formellement socialistes ou sociaux-démocrates, le véritable dénominateur commun des partis de la Rada est le nationalisme.

En juillet 1917, il y eut des élections municipales. Les partis ukrainiens réussirent dans les campagnes, mais reçurent moins de 10 % des voix dans les grandes villes, qui étaient surtout peuplées de Juifs et de Russes. Les partis ukrainiens échouèrent particulièrement l’est russifié de l’Ukraine qui, avec une classe ouvrière significative, gravitait vers les partis à référence marxiste. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 82)

Malgré tout son verbiage socialiste, la Rada s’oppose à la réforme agraire.

Les paysans, qui étaient probablement moins intéressés dans des idées abstraites du type autonomie ukrainienne et davantage par leur situation économique. À l’automne 1917, les occupations sauvages de de terres par les paysans étaient devenues habituelles. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 82)

Le gouvernement provisoire grand-russe de Kerenski (PKD-PSR-POSDR menchevik), qui veut maintenir l’unité nationale, poursuivre la guerre impérialiste et préserver la propriété privée, est renversé par l’insurrection d’Octobre 1917. Alors, les nationalistes petits-bourgeois ukrainiens se dressent contre le gouvernement ouvrier et paysan russe.

Les soviets ouvriers d’Ukraine marchaient avec ceux de la Grande-Russie. Le soviet de Kiev avait formé dès le 22 octobre, afin de prendre le pouvoir, un Comité révolutionnaire. Le soviet et la Rada firent bloc un moment contre les cadets, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires russes de la municipalité de Kiev qui défendaient le gouvernement provisoire de Kerenski. La cause de Kerenski perdue, un autre bloc se réalisa sur l’heure : les cadets, le parti de la haute bourgeoisie russe, se joignirent cette fois à la Rada contre le bolchevisme. (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 1, p. 126-127)

1918 : les nationalistes vendent l’Ukraine à l’impérialisme allemand

Le 7 novembre 1917, au lendemain de la révolution d’Octobre, la Rada proclame une République démocratique ukrainienne, avec son drapeau bleu et jaune, son hymne et sa monnaie (la hryvnia). Elle est immédiatement reconnue par la France et le Royaume-Uni. Les nationalistes petits-bourgeois sont plus complaisants à l’égard des Blancs contre-révolutionnaires qui veulent opprimer l’Ukraine qu’envers les Rouges.

La Rada accordait aux officiers blancs et aux troupes rejoignant le Don le libre passage sur son territoire ; refusait ce droit aux troupes rouges dirigées vers le sud ; désarmait les formations soviétiques. (Victor Serge, p. 128)

En décembre 1917, le gouvernement soviétique reconnait l’indépendance de l’Ukraine mais exige en contrepartie que la Rada s’oppose aux troupes contre-révolutionnaires du général russe Kornilov et de l’ataman cosaque Kaledine. Face à l’ultimatum, les nationalistes ukrainiens hésitent alors entre l’Entente (en particulier la France) et la Triplice (dont les armées occupent une partie de la Biélorussie et de l’Ukraine).

Depuis décembre 1917, il y avait des négociations secrètes sur un traité de paix avec les Allemands en progression. Les Allemands et les Autrichiens étaient favorablement disposés à un démembrement de l’Empire russe et par conséquent à la création d’Etats plus petits et plus faibles à leurs frontières orientales. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 83)

Un congrès pan-ukrainien des ouvriers, paysans et soldats se réunit en décembre à Kharkov ; mais n’a guère d’autorité. Contre l’extension de la révolution paysanne et prolétarienne à l’Ukraine, les nationalistes se rallient à la bourgeoisie impérialiste allemande.

Le 9 février 1918, les gardes rouges entrent à Kiev. La Rada n’a plus bientôt que quelques bourgs dans la région de Vinnitsa. C’est alors que les Allemands lui offrent leurs baïonnettes et d’imposer sa reconnaissance aux Soviets, ce qu’ils font par le traité de Brest-Litovsk. L’aventurier Petlioura est le véritable chef de la Rada. Il signe, le jour même où les rouges entrent à Kiev, la paix avec les empires centraux auxquels il s’engage à fournir, en échange de leur appui militaire, un million de tonnes de céréales… Il s’engage à pourvoir aux besoins de l’armée d’occupation. (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 1, p. 200)

Avec la complicité des nationalistes ukrainiens, les armées allemande et autrichienne jouent, comme fraction de la bourgeoisie mondiale, un rôle contre-révolutionnaire.

Le rôle joué par les troupes allemandes, durant l’année 1918, dans les États frontières russes, ne peut faire de doute. En Finlande, les Allemands avaient été les bourreaux de la révolution ouvrière. Dans les provinces baltes, il en avait été de même. Ils avaient traversé toute l’Ukraine, dispersant les soviets, massacrant les communistes, écrasant les ouvriers et les paysans. (Lev Trotsky, Entre l’impérialisme et la révolution, 1922, La Taupe, p. 65)

Néanmoins, elles le font à leur compte, en tentant de s’emparer des richesses de l’Ukraine.

1918 : l’impérialisme allemand pille Ukraine

En février 1918, le Parti bolchevik se fracture face à la progression des troupes allemandes. Boukharine veut mobiliser contre l’Allemagne, Lénine pousse à accepter des concessions, Trotsky veut mettre fin à la guerre sans signer la paix. La Rada participe aux négociations de Brest-Litovsk (aujourd’hui Brest, en Biélorussie) au titre de l’Ukraine, bien qu’elle ait perdu pied face aux soviets.

La Rada fit demander directement, par sa délégation de Brest-Litovsk, aux gouvernements des puissances centrales, une assistance militaire contre les soviets, qui venaient de triompher sur tout le territoire de l’Ukraine. C’est ainsi que la démocratie des petits bourgeois de l’Ukraine avait dans, sa lutte contre la classe ouvrière et les prolétaires paysans, volontairement ouvert la porte à l’invasion étrangère. (Lev Trotsky, L’Avènement du bolchevisme, 1919, Maspero, p. 144)

Si la Garde rouge, composée de travailleurs volontaires, se comporte bien face aux armées allemande et autrichienne, le gros de l’ancienne armée russe s’effondre.

Lénine finit par l’emporter au sein du Parti bolchevik. La paix est conclue en mars par le traité de Brest qui livre toute la Pologne, la Finlande, les pays baltes, l’Ukraine et la Crimée à la domination impérialiste. Le PSR de gauche quitte le gouvernement soviétique russe et revient à la terreur ; le Parti communiste (nouveau nom du Parti bolchevik), divisé lui-même, se retrouve désormais seul au pouvoir. Les Empires allemand et autrichien, qui escomptent mettre la main sur le blé et le charbon de l’Ukraine et déplacer les troupes vers le front de l’ouest, sous-estiment la révolution sociale.

L’Ukraine ne leur procura, au prix de difficultés sans nombre, qu’une partie des vivres escomptés. L’occupation des territoires russes, rendus difficile par la résistance d’une population paysanne révolutionnaire et armée, autrement active que celle du Nord de la France, exigea plus de troupes que prévu. Les troupes d’occupation, harcelées par les partisans, souvent touchées par la propagande, lassées par la guerre à l’habitant, se démoralisèrent. Les prisonniers de guerre revinrent de Russie « bolchevisées ». (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 1, p. 200)

Après la signature du traité avec les bandits impérialistes, Trotsky, d’origine juive et ukrainienne, passe du poste de commissaire du peuple des Affaires étrangères à celui de la Guerre. Il organise l’Armée rouge pour affronter les troupes monarchistes (les « blancs ») ainsi que les multiples interventions militaires étrangères (Allemagne, Australie, Autriche, Canada, Chine, Estonie, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Japon, Pologne, Roumanie, Serbie et Tchécoslovaquie). L’Ukraine sombre dans le chaos.

Les Austro-Allemands entrent en Ukraine avec vingt-neuf divisions d’infanterie et quatre divisions et demie de cavalerie, au total entre 200 000 et 250 000 hommes… L’Ukraine attire les aventuriers de la Russie entière. De petites armées locales se formaient sous un drapeau de parti… L’influence et l’organisation du Parti bolchevik laissaient beaucoup à désirer ; des conflits se produisaient en son sein entre Ukrainiens et Russes… Les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires de gauche, souvent unis, déployaient une grande activité… Les légions tchécoslovaques évoluaient au cœur du pays. Des colons allemands se soulevaient. Des haïdamaks, francs-tireurs nationalistes, tenaient la campagne, çà et là… (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 1, p. 202-203)

Les nationalistes bourgeois ukrainiens se font berner par l’envahisseur. En avril 1918, l’état-major allemand disperse la Rada et reconnait la dictature du général russe Skoropadski, mise en place avec le soutien des capitalistes et les propriétaires fonciers.

Les autorités allemandes, ne la trouvant pas assez docile à leurs suggestions, dissolvent la Rada. (Jacques Benoist-Méchin, L’Ukraine, des origines à Staline, 1939, Rocher, p. 47)

L’hetman proclamé Skoropadski censure la presse et interdit les grèves, veut restituer les terres aux propriétaires fonciers et rétablir l’ordre. Non sans mal.

Les réquisitions obligeaient les paysans à prendre les armes. Les partis de la petite bourgeoisie, socialistes-nationalistes, supportaient mal l’humiliation nationale et traduisaient le mécontentement des masses rurales. Les organisations clandestines des bolcheviks continuaient le combat dans les centres ouvriers. Les socialistes-révolutionnaires de gauche commettaient des attentats terroristes. Des francs-tireurs haïdamaks, des partisans rouges (soviétiques) et noirs (anarchistes) tenaient la campagne. (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 3, p. 34)

1918-1919 : la guerre entre Polonais et Ukrainiens éclate en Galicie

Tout en appuyant la contre-révolution de la bourgeoisie et de l’aristocratie russes qui veut détruire les soviets et soumettre les minorités nationales, les gouvernements américain, britannique et français s’efforcent de ressusciter la Pologne.

La Russie sombra dans la guerre civile, ce qui fit qu’aucune des parties combattantes ne put s’engager effectivement dans la question polonaise. La paralysie toucha d’autant plus les bolcheviks, qui planifiaient la création d’une République soviétique polonaise, que les généraux « blancs », qui prônaient l’intégralité de la Russie « une et indivisible »… Le 3 juin 1918, la conférence interalliée déclara que « la création de la Pologne réunie, indépendante et ayant accès à la mer, constitue une des conditions d’une paix durable ». (Tomasz Nalecz, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 60)

En octobre 1918, la révolution prolétarienne, longtemps espérée par tous les bolcheviks, éclate en Allemagne et en Hongrie. Les soldats allemands et autrichiens qui occupent l’Alsace, la Belgique, la Biélorussie et l’Ukraine n’aspirent qu’à rentrer chez eux.

Les contingents polonais de l’armée autrichienne se soulèvent à Cracovie. Les nationalistes saisissent l’occasion de proclamer l’indépendance de la Pologne. De même, le Conseil national ukrainien de l’Empire austro-hongrois en dislocation proclame, le 1er novembre 1918, la République populaire ukrainienne occidentale. Aussitôt, l’armée bourgeoise polonaise, à peine constituée, tente d’écraser le micro-État ukrainien.

Au même moment, en Galicie orientale, le gouvernement ukrainien se constitua, s’étendant jusqu’à la rivière San. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, il s’empara de Lwów [aujourd’hui Lviv, à l’ouest de l’État ukrainien]. Les Polonais organisèrent la résistance et la ville connut des affrontements durant trois semaines… Ainsi, les premiers combats de la République polonaise renaissante ne l’opposèrent pas aux envahisseurs, mais à une nation qui habitait sur ses terres depuis des siècles et qui aspirait à ce moment-là à la même chose que les Polonais : la liberté. (Tomasz Nalecz, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 61)

Comme l’armée allemande s’en prend à la Pologne, la République ukrainienne occidentale bénéficie d’un sursis de décembre 1918 à février 1919. Ensuite, l’armée polonaise rouvre le front est, contre les Ukrainiens de l’ouest.

La grande offensive commandée par Pilsudski en personne commença le 14 mai 1919… Les Polonais mirent en déroute les armées de la République populaire d’Ukraine occidentale qui venait d’être proclamée sur le territoire de l’ancienne Galicie. (Tomasz Nalecz, p. 66)

Les aspirations nationales ukrainiennes sont sacrifiées aux priorités du moment des bourgeoisies française et étatsunienne.

À l’ouest, l’Armée de Galicie ukrainienne mena une contre-offensive contre les Polonais, mais ses efforts furent vains. En partie, cela résulta du succès des Polonais à obtenir le soutien occidental à leur cause, la coalition victorieuse choisissant d’appuyer les Polonais en contrepoids à l’Allemagne et à la Russie bolchevik… L’autodétermination, un des principes du président étatsunien Woodrow Wilson, ne fut pas appliquée aux territoires ukrainiens. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 86)

La République populaire occidentale est affaiblie par son incapacité à satisfaire la soif de terres des paysans ukrainiens et par le soulèvement des ouvriers du centre industriel de l’ouest, Drogobytch. Les nationalistes de l’ouest de l’Ukraine (République populaire d’Ukraine occidentale) ne sont guère aidés par ceux de l’est (République populaire ukrainienne).

Pour vaincre les Ukrainiens, les Polonais pouvaient compter sur une armée de 100 000 soldats entraînée et équipée en France… Les Ukrainiens de l’ouest se tournèrent vers la République populaire ukrainienne pour obtenir de l’aide, mais en vain. Elle était elle-même en situation difficile face à différentes armées. Les deux gouvernements avaient en outre des orientations géopolitiques distinctes. Alors que les Ukrainiens de l’ouest espéraient que leurs compatriotes de l’est les aideraient dans leur lutte contre les Polonais, les chefs du Directoire, qui contrôlaient la République populaire ukrainienne, considéraient les Polonais comme des allies dans leur propre conflit avec la Russie dominée par les Bolcheviks. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 87)

Au même moment, la Bucovine, peuplée d’une minorité ukrainophone, est incorporée à la Roumanie naissante. La Ruthénie subcarpatique, majoritairement ukrainophone, est envahie en juillet 1919 par l’armée de la nouvelle Tchécoslovaquie.

1919 : Les nationalistes ukrainiens font allégeance à l’impérialisme français

La révolution prolétarienne allemande met aussi fin à l’occupation militaire de l’Ukraine orientale. Les conseils de soldats allemands organisent le retour au pays des travailleurs sous uniforme. Sans la protection impérialiste, Skoropadski est chassé.

L’autorité de Skorpodaski sur l’Ukraine se prolongea jusqu’à l’effondrement militaire allemand de novembre 1918… Des éléments de l’ancienne Rada se rétablirent eux-mêmes à Kiev comme « directoire ukrainien » avec Vinnichenko comme président et Petlioura qui désormais apparaissait dans le personnage du candidat-dictateur comme commandant en chef. Une fois de plus, on demanda l’aide française. (Edward Hallet Carr, La Révolution bolchevique, t. 1, 1950, Minuit, p. 306)

En novembre 1918, les soviets réapparaissent tandis que l’USDRP tente de restaurer la République populaire ukrainienne sous l’autorité d’un Directoire non-élu où siègent les nationalistes Volodymyr Vinnichenko, Simon Petlioura, Isaak Mazepa…

Deux pouvoirs rivaux se constituent simultanément dans ce chaos sanglant : le directoire nationaliste et le gouvernement soviétique. La petite bourgeoise (classes moyennes des villes, paysans aisés et riches) dispute ainsi le pouvoir aux ouvriers et aux paysans pauvres. (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 3, p. 35)

Le Directoire de la République populaire de l’Ukrainienne orientale exige des soviets ukrainiens qu’ils se contentent d’un rôle corporatiste et local. Il n’y a pas plus de troisième voie entre contre-révolution et révolution en Ukraine qu’en Allemagne. Confrontés aux paysans pauvres et aux ouvriers de son propre pays, le nationalisme ukrainien mise de nouveau sur une puissance capitaliste étrangère.

La contre-révolution démocratique, comme de coutume, opte au moment décisif pour la réaction militaire. Le suicide politique du directoire ukrainien est lamentable. Voici la déclaration qu’il adresse en janvier au commandement français : « La directoire se met sous la protection de la France et prie les autorités françaises de le diriger sous les rapports diplomatiques, militaires, économiques, financiers et judiciaires jusqu’à la fin de la lutte contre le bolchevisme ». (Victor Serge, L’An I de la révolution russe, 1930, Maspero, t. 3, p. 35)

Le Directoire rentre dans un bloc militaire avec l’armée française du général d’Anselme et l’armée grand-russe du général Denikine.

Du 19 décembre 1918 au 21 novembre 1920, le Directoire tente de consolider le jeune État ukrainien en luttant principalement contre les forces bolcheviks. (Jean-Bernard Dupont Melnyczenko, Matériaux pour l’histoire de notre temps n° 43, juillet 1996)

En juillet 1920, l’armée blanche de Denikine, soutenue par l’Entente et le Directoire, bat l’Armée rouge et s’empare de Kiev. Les nationalistes ukrainiens bavardent encore sur le socialisme, mais, face aux luttes des paysans pauvres et des ouvriers, ils n’hésitent pas à s’allier à la contre-révolution russe qui cherche à rétablir la prison des peuples.

En août, la combinaison d’une armée blanche, venant du sud, et d’une armée de Petlioura appuyée par l’Armée de Galicie ukrainienne, venant de l’ouest, occupa Kiev. Les Blancs, dont le but était de rétablir une Russie unifiée, n’avaient aucune intention de reconnaître un État ukrainien séparé. Ils ordonnèrent aux troupes de Galicie, considérées comme étrangères, de se retirer. Elles obtempérèrent, et les Blancs tentèrent de défaire les actions des bolcheviks, en imposant des aspects de l’ordre social prérévolutionnaire sur les territoires sous leur contrôle. Cela incluait l’interdiction des publications en ukrainien et la restitution des terres aux propriétaires fonciers, (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 89)

Les Juifs sont particulièrement victimes de l’armée russe blanche de Denikine, mais aussi des troupes nationalistes ukrainiennes du Directoire.

Des preuves indiquent qu’une grande partie des pogroms furent l’oeuvre des troupes du Directoire de Petlioura. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, p. 89)

La coalition contre-révolutionnaire est confrontée aux mutineries des soldats de la marine de guerre de l’Entente, à la résistance ouvrière des villes, aux guérillas paysannes et à l’Armée rouge.

1920 : la Pologne envahit l’Ukraine avec la complicité des nationalistes

La République socialiste soviétique d’Ukraine est proclamée en mars 1919. Elle est codirigée par le Parti communiste d’Ukraine (le Parti bolchevik en Ukraine, 4 000 membres), le Parti communiste ukrainien (scission de l’USDRP, 15 000 membres), le Parti borotbiste (le Parti socialiste-révolutionnaire de gauche en Ukraine, 4 000 membres). Elle repose sur les soviets et est favorable à une fédération avec la Russie soviétique.

Le général blanc Denikine la vainc, conquiert toute l’Ukraine et menace même Moscou en octobre 1919. En septembre 1919, le Directoire rompt avec les fascistes grands-russes et se réfugie en Pologne. Il négocie avec le gouvernement polonais qui vient de supprimer la République populaire de l’Ukraine occidentale et de rattacher de force les Ukrainiens et les Juifs de Galicie.

Une trêve fut signée le 1er septembre avec la République populaire de Kiev, dirigée par Simon Petlioura, ce qui permit aux deux ennemis de se concentrer sur la lutte contre l’Armée rouge. (Tomasz Nalecz, La Renaissance et la consolidation de la Pologne indépendante, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 66)

Durant l’hiver 1919-1920, l’Armée rouge dirigée par Trotsky l’armée des Blancs, libère l’Ukraine et sauve ainsi les Juifs. En mars 1920, Denikine se replie sur la Crimée.

L’Entente (États-Unis, Grande-Bretagne, France) qui avait promis les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) aux généraux russes blancs s’ils vainquaient la révolution russe, prône soudain leur indépendance contre le pouvoir des soviets. Il s’agit de rétablir l’ordre bourgeois en Europe centrale.

Les « démocraties » de Finlande, d’Estonie, de Lettonie, de Lituanie et même de Pologne doivent leur existence à la force militaire étrangère qui, durant la période critique de leur formation, prêta son appui à la bourgeoisie et écrasa le prolétariat. Dans ces pays touchant directement à l’Occident capitaliste, la corrélation des forces fut faussée par l’introduction d’un élément extérieur : la force militaire étrangère, au moyen de laquelle la bourgeoisie put, par le massacre, l’emprisonnement et la déportation, décimer l’élite prolétarienne. (Lev Trotsky, Entre l’impérialisme et la révolution, 1922, La Taupe, p. 121)

Dès avril 1919, Londres et Paris envoient respectivement à Varsovie le général Carton de Wiart et le général Henrys (lui-même flanqué du colonel Charles de Gaulle, volontaire pour cette mission contre-révolutionnaire), à la tête chacun de plusieurs centaines de militaires. Afin de bâtir l’armée polonaise, l’État français transporte l’Armée bleue du général Haller, un contingent polonais qui a combattu durant la guerre avec l’armée française.

Les gouvernements impérialistes britannique et français poussent le gouvernement polonais à envahir la République soviétique d’Ukraine. Sans déclaration de guerre, la Pologne capitaliste envahit la République soviétique d’Ukraine. Le maréchal Pilsudski, ancien dirigeant du Parti socialiste polonais, conduit les opérations militaires.

L’offensive commença le 25 avril 1920. Le 7 mai, les divisions firent leur entrée à Kiev… Rentré du front, le maréchal Pilsudski reçut un accueil chaleureux à Varsovie. (Tomasz Nalecz, La Renaissance et la consolidation de la Pologne indépendante, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 67)

L’armée blanche de Wrangel en profite pour contrôler la Crimée. L’armée bourgeoise polonaise ne rencontre qu’hostilité en Ukraine et pas seulement des travailleurs de villes partisans des soviets.

Ce fut une victoire sans lendemain. L’armée de Pilsudski ne pouvait surmonter le handicap que représentait l’hostilité de la paysannerie ukrainienne. Les paysans craignaient que la victoire des Polonais n’amène le rétablissement de domination de la petite noblesse polonaise dans leur région. (Isaac Deutscher, Staline, 1951, Gallimard, p. 269)

Les armées rouges des généraux Boudienny et Toukhatchevsky refoulent l’armée polonaise.

1920 : la Pologne s’empare d’une partie de l’Ukraine

Début juillet, la contre-offensive amène l’Armée rouge à la frontière de la Pologne. À ce moment, Lénine, appuyé par Kamenev, Zinoviev (et de Staline qui vote avec lui malgré sa position initiale), commet une erreur historique, en estimant pouvoir exporter la révolution par des moyens militaires.

Le 16 juin, le Comité central, à l’initiative de Lénine, vote la décision « d’aider le prolétariat et les masses travailleuses de Pologne à se libérer du joug des propriétaires fonciers et des capitalistes ». Trotsky, Radek et Staline critiquent l’entrée en Pologne ; Lénine veut continuer ; l’avance de l’Armée rouge, pense-t-il cristallisera l’élan révolutionnaire des masses polonaises et, à travers la Pologne soviétique, la Russie tendra la main à la classe ouvrière allemande et la révolution européenne triomphera. (Jean-Jacques Marie, Lénine, 2004, Balland, p. 336)

La France et l’Allemagne proposent à la mi-juillet un compromis qui laisserait aux soviets toute la Biélorussie et toute l’Ukraine. Trotsky préconise en vain d’accepter.

Trotsky était convaincu que l’entrée sur le territoire polonais d’une armée russe, même sous le drapeau rouge, serait ressentie comme une invasion à la façon tsariste et provoquerait un sursaut national en Pologne. Mis en minorité, il s’inclina, attendant sans joie que l’Histoire lui donne raison, ce qu’elle fit assez vite. (Pierre Broué, Trotsky, 1988, Fayard, p. 269)

Quand ce qui est perçu comme une armée russe arrive en vue de Varsovie, la bourgeoisie polonaise est capable de mobiliser la population contre l’intrusion. L’armée polonaise riposte.

Dans une situation où l’indépendance du pays était en danger, toute la société se mobilisa… L’Entente fournit à la Pologne le support matériel… (Tomasz Nalecz, La Renaissance et la consolidation de la Pologne indépendante, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 68)

Aider une révolution qui a éclaté est une chose, la susciter de l’extérieur est une autre. La majorité de la direction du PCR a sous-estimé le sentiment national polonais.

Il est vrai que les paysans polonais étaient opprimés par une classe de propriétaires corrompue et riche, comme les paysans russes. Mais ils étaient aussi opprimés par la Russie, à travers une longue histoire d’invasions et de d’occupations. La relation de la Pologne à la Russie était analogue à celle de l’Irlande à la Grande-Bretagne, du Québec au Canada anglais, des Haudenosaunees (Iroquois) aux États-Unis. Le peuple polonais était une nation opprimée au sein de la prison de peuples qu’avait été la Russie tsariste. Une armée de paysans russes n’allait pas être accueillie comme une armée de libération pas plus que ne l’aurait été une armée britannique en Irlande, une armée canadienne anglaise au Québec ou une armée étasunienne du 18e siècle dans le territoire haudenosaunee. (Paul Kellog, Socialist Studies vol. 9, n° 1, printemps 2013)

En outre, une armée de paysans pauvres russes, ukrainiens, tatars… n’est pas préparée à émanciper les Juifs de Pologne.

Ce problème chronique devint aigu quand l’Armée rouge fut en déroute et se replia vers la Russie… Les hommes se vengèrent sur les habitants des villages et des villes qu’ils traversaient, particulièrement les Juifs. Les commissaires politiques étaient horrifiés. (Paul Kellog, Socialist Studies vol. 9, n° 1, printemps 2013)

Les conséquences de la nouvelle défaite sont catastrophiques : d’abord, l’État bourgeois est consolidé en Pologne, le Parti communiste polonais est affaibli et la possibilité réelle d’une révolution polonaise est anéantie pour toute une période ; ensuite, l’Armée rouge subit une grave défaite, 40 000 soldats meurent dans les camps polonais ; enfin, la Russie doit négocier en position de faiblesse.

En octobre 1920, un armistice est conclu. La paix de Riga signée en mars 1921 déporte la frontière de la Pologne vers l’est au détriment des Républiques socialistes soviétiques de Biélorussie et d’Ukraine.

La défaite des bolcheviks bloqua la dynamique d’exportation de la révolution et empêcha que le communisme ne s’implante en Allemagne et dans d’autres régions du continent. (Tomasz Nalecz, La Renaissance et la consolidation de la Pologne indépendante, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 69)

À l’issue du Traité de Versailles (1919) et de la Paix de Riga (1921), la carte de l’Europe est redessinée pour 20 ans. En dehors de la République socialiste soviétique d’Ukraine, 7 millions d’Ukrainiens se retrouvent en Pologne (Galicie), en Tchécoslovaquie (Ruthénie) et en Roumanie (Bucovine).


1920-1929 : l’autonomie de la RSS d’Ukraine et la politique d’ukranisation

La bourgeoisie ukrainienne s’est révélée encore moins capable que la bourgeoisie russe de mener à bien une révolution démocratique. La petite bourgeoisie ukrainienne, malgré ses prétentions à jouer l’arbitre entre les classes fondamentales, s’est vendue à chaque fois à la contre-révolution. De 1917 à 1921, il n’y a pas d’autre alternative à la fédération des républiques basées sur les soviets que la domination polonaise, la colonisation allemande ou le fascisme grand-russe.

L’Armée rouge reste confrontée à l’armée blanche du général fasciste Wrangel, aux guérillas de l’Armée populaire ukrainienne du nationaliste Petlioura et de l’armée paysanne de l’anarchiste Makhno.

Makhno a créé une cavalerie avec des paysans qui fournissaient leurs propres chevaux. Ce n’étaient pas les paysans pauvres écrasés que la révolution d’Octobre éveilla pour la première fois, mais les paysans aisés et repus qui avaient peur de perdre ce qu’ils avaient. Les idées anarchistes de Makhno (négation de l’État, mépris du pouvoir central) correspondaient on ne peut mieux à l’esprit de cette cavalerie koulak…Tandis que nous soutenions contre Denikine et Wrangel une lutte à mort, les makhnovistes, confondant les deux camps, essayaient d’avoir une politique indépendante. Le petit-bourgeois (koulak), qui avait pris le mors aux dents, pensait qu’il pouvait dicter ses conceptions contradictoires d’une part aux capitalistes et de l’autre aux ouvriers. Ce koulak était armé. Il fallait le désarmer. C’est précisément ce que nous avons fait. (Lev Trotsky, Lettre à Wendelin Thomas, 1937, Œuvres t. 14, ILT, p. 177)

Le gouvernement de la République soviétique socialiste d’Ukraine exproprie les propriétaires fonciers et garantit la terre aux paysans ; sous l’impulsion de Lénine et malgré de vives oppositions en son sein, le Parti communiste russe (ex-bolchevik) choisit de ne pas intégrer l’Ukraine à la Russie, mais de lui laisser une large autonomie, comme à la Biélorussie et à la Transcaucasie.

Le PCR reconnait l’indépendance de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Le comité central du PCR fait un devoir à tous les membres du parti de contribuer par tous les moyens à lever tous les obstacles qui s’opposent au libre développement de la langue et de la culture ukrainiennes. (Résolution du CC du PCR sur le pouvoir des soviets en Ukraine, décembre 1919, dans Lénine, Œuvres t. 30, Progrès, p. 162)

En particulier, la résolution exige que tous les fonctionnaires d’Ukraine connaissent l’ukrainien et décide de ne jamais imposer aux paysans ukrainiens une quelconque forme de coopérative (« commune », « artel »).

En ce qui concerne le regroupement des paysans en communes, artels, etc. on pratiquera strictement la politique du parti, qui n’admet à cet égard aucune contrainte, laissant exclusivement aux paynsans la liberté de décider par eux-mêmes. (Résolution du CC du PCR sur le pouvoir des soviets en Ukraine, p. 164)

À titre personnel, Lénine fait tout ce qu’il peut pour créer la confiance entre travailleurs ukrainiens et russes.

Le capital est une force internationale. Il faut, pour la vaincre, l’union internationale, la fraternité internationale des ouvriers… Nous voulons une alliance librement consentie des nations, une alliance qui ne tolère aucune violence exercée par une nation contre une autre…. Si un communiste grand-russe insistait sur la fusion de l’Ukraine et de la Russie, les Ukrainiens le soupçonneraient aisément de se laisser guider, en défendant cette politique, moins par le souci de l’unité des prolétaires dans la lutte contre le capital, que par les préjugés du vieux nationalisme, de l’impérialisme grand-russe…Aussi devons-nous, nous les communistes grands-russes, être conciliants quand nous avons des divergences avec les communistes-bolcheviks ukrainiens et les borotbistes, lorsque ces divergences portent sur l’indépendance de l’Ukraine, les formes de son alliance avec la Russie et, d’une façon générale, sur la question nationale. (Vladimir Lénine, Lettre au ouvriers et paysans d’Ukraine, 4 janvier 1920, Œuvres t. 30, Progrès, p. 302-306)

La fin de la guerre avec la Pologne permet de rétablir la paix en Ukraine et en Crimée. En octobre 1920, Wrangel est vaincu en Crimée, il s’échappe avec l’aide de la flotte française. En août 1921, Makhno se réfugie en Roumanie, une des têtes de pont de l’Entente contre la révolution.

Lors de la présence de Makhno en Roumanie, le gouvernement roumain lui rendait des honneurs correspondants au rang de général. (Ida Mett, Souvenirs sur Nestor Makhno, février 1948, site Anarlivres)

En 1921, le « communisme de guerre », basé sur la nationalisation de toutes les entreprises citadines et sur des prélèvements en nature, est abandonné au profit de la « nouvelle politique économique » qui réintroduit la monnaie, des mécanismes de marché et fait appel à des entreprises capitalistes étrangères. La Crimée devient en 1921 une République socialiste soviétique autonome. En 1922, les républiques issues de l’ancienne Russie forment l’URSS. Pendant quelques années, les minorités non russes vont bénéficier de la promotion de leur langue et de leur culture (korenizatisiya) allant de pair avec l’instruction de masse.

Après avoir subventionné la normalisation et la modernisation des langues non-russes, le gouvernement étendit l’enseignement primaire, secondaire et supérieur dans les langues locales. Le nombre de journaux, revues et livre dans les langues vernaculaires crût considérablement… (George Liber, Soviet Nationality Policy, Urban Growth, and Identity Change in the Ukrainian SSR,1923-1934, Cambridge University Press, 1992, p. 107)

L’ukranisation est particulièrement prononcée.

L’ukrainien devint la langue dominante dans le système éducatif et les medias de la RSS d’Ukraine. Durant l’année scolaire 1929-1930, 2,4 millions d’enfants (83,2 % de l’effectif) étaient inscrits dans les écoles en langue ukrainienne. C’était impressionnant, d’autant qu’il n’en n’existait pas avant la révolution… Avec l’introduction de l’enseignement de masse, le taux d’alphabétisation augmenta, spécialement en Ukraine… Le parti et le gouvernement soviétique ukrainiens ordonnèrent que les journaux, les revues et les livres fussent publiés en ukrainien. (p. 109-110)

Apparemment, la politique bolchevik en matière de nationalité est maintenue après la mort de Lénine, mais le sort de la RSS d’Ukraine est lié à celui de l’URSS. Et celui de l’URSS, en dépit du mythe du « socialisme dans un seul pays », dépend de la lutte des classes mondiale.

Le bolchevisme lui-même ne s’est jamais identifié ni à la Révolution d’octobre, ni à l’État soviétique qui en est sorti. Le bolchevisme se considérait comme un des facteurs de l’histoire, son facteur « conscient »… Nous voyions le facteur décisif –sur la base donnée des forces productives – dans la lutte des classes, et non seulement à l’échelle nationale, mais aussi internationale. (Lev Trotsky, Bolchevisme et stalinisme, 1937, Œuvres t. 14, ILT, p. 343)

1923-1927 : la contre-révolution bureaucratique et la question nationale

Les défaites des révolutions européennes, de 1918 à 1923, puis de la révolution chinoise en 1927, isolent le pouvoir des soviets. L’arriération culturelle, les destructions de la guerre mondiale, des invasions et de la guerre civile, le régime du parti unique (après la rupture en 1918 du Parti socialiste révolutionnaire de gauche qui prend les armes contre le régime et blesse grièvement Lénine) renforcent, au détriment de la vie des soviets, la bureaucratie étatique. L’appareil de plus en plus nombreux de l’État fédéral, des républiques, du parti, des entreprises étatisées… mêle anciens officiers ou fonctionnaires tsaristes avec ouvriers ou paysans promus. Cette couche sociale qui jouit de privilèges va s’émanciper de la tutelle de la classe ouvrière, s’emparer du Parti communiste (ex-bolchevik) de l’Union au terme d’une série de luttes internes et proclamer l’absurde « socialisme dans un seul pays ».

La bureaucratie soviétique est incomparablement plus puissante que toutes les bureaucraties réformistes des pays capitalistes parce qu’elle a dans les mains le pouvoir d’État et tous les avantages et privilèges qui s’y attachent… Elle s’est renforcée au fur et à mesure que la classe ouvrière mondiale recevait de plus rudes coups. Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. À l’intérieur du pays régnait encore une misère aiguë. Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péri dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus haut et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie. (Lev Trotsky, Pourquoi Staline a vaincu l’opposition, 1935, Œuvres t. 7, EDI, p. 101)

Progressivement, Staline, qui a au départ la confiance de Lénine, va s’affirmer comme le porte-parole de cette couche qui aspire à jouir de ses privilèges.

Trois des fonctions qu’il remplissait immédiatement après la guerre civile étaient d’une importance capitale : il était commissaire aux nationalités, commissaire à l’inspection ouvrière et paysanne et membre du bureau politique [avec Boukharine, Kamenev, Lénine, Trotsky et Zinoviev]… À ce moment, son pouvoir était déjà formidable. Il le devint encore plus quand il fut nommé, le 3 avril 1922, secrétaire général. (Isaac Deutscher, Staline, 1951, Gallimard, p. 286, 290)

Les premières escarmouches concernent la question nationale. Elles opposent Staline à Christian Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, puis à Lénine, président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS.

En août 1922, la commission pour l’élaboration des thèses sur les rapports entre la Russie et les autres républiques a commencé ses travaux. Les heurts sont continuels entre Rakovsky d’une part, Staline, Ordjonikidze et Molotov de l’autre… Au 12e congrès [du congrès du Parti communiste de l’URSS], dans une intervention retentissante, Rakovsky rappelle les principes de Lénine pour les opposer à la pratique du moment sur la question nationale… Dans ce discours qui était en fait la première attaque ouverte, au nom du communisme et de ses principes, contre le stalinisme en pleine croissance, il attaque également la Constitution extrêmement centralisatrice de l’Union. (Pierre Broué, Cahiers Léon Trotsky n° 17, mars 1984)

Staline, qui dirige l’appareil du parti et donc de l’État, destitue Rakovsky aussitôt. Quoique gravement malade depuis décembre 1921 et écarté de l’activité politique, Lénine s’offusque en décembre 1922 de l’attitude d’Ordjonikidze, l’envoyé de Staline en Géorgie.

Rykov revint de Géorgie et fit son rapport à Lénine le 9 décembre 1922… Ordjonikidze, irrité, était allé jusqu’à frapper un opposant, lui aussi membre du Parti… Aux yeux de Lénine, l’image d’un gouverneur communiste se comportant comme un satrape en pays conquis représentait un indice, un symptôme inquiétant de la maladie dont le corps politique tout entier était atteint, et des ravages qu’elle pouvait encore faire. (Moshe Lewin, Le Dernier combat de Lénine, 1967, Minuit, p. 77-78)

Lénine propose à Trotsky et à Kamenev, en mars 1923, de mener avec eux le combat contre l’attitude grand-russe de la bureaucratie. Une nouvelle attaque cérébrale le frappe en décembre 1923 et le met hors-jeu jusqu’à sa mort en janvier 1924. Trotsky hésite mais finit par prendre la tête en octobre 1923 de l’Opposition de gauche qui préconise, outre le retour de la démocratie dans le parti, la planification, l’industrialisation et, sur la base de la fourniture d’équipements et d’engrais aux campagnes, la formation progressive de coopératives agricoles.

La bureaucratie, sous la direction de Staline, Zinoviev et Kamenev, amplifie au contraire les concessions de la NEP. L’appareil écrase l’OG en 1924 puis, sous la direction de Staline et Boukharine, la Nouvelle opposition (Zinoviev, Kamenev, Krupskaia…) en 1925 et enfin l’Opposition unifiée (qui rassemble les deux précédentes) en 1926. Lazar Kaganovich est chargé par Staline de la mise au pas du Parti communiste d’Ukraine (1925-1928).

1928-1933 : la collectivisation forcée de l’agriculture et l’Holodomor

Dès 1928, les livraisons de céréales aux villes baissent dangereusement. La crise capitaliste mondiale de 1929, à cause des mesures protectionnistes des États voisins, touche l’économie en transition de l’URSS. En 1929, effrayé par les risques de restauration du capitalisme portés par les paysans riches (koulaks), les capitalistes marchands (nepmen) et une majorité de la bureaucratie elle-même, Staline et sa clique déclenchent en 1928 l’accélération effrénée de l’industrialisation et la collectivisation forcée de l’agriculture. S’ensuivent la rupture avec « l’Opposition de droite » (incarnée par Boukharine) et une nouvelle purge en 1929.

Les ouvriers croissent en nombre, en particulier en Ukraine, mais voient se détériorer leurs conditions de travail et leur niveau de vie.

L’industrialisation et la collectivisation staliniennes sont conduites comme des entreprises militaires où l’enrôlé n’a pas plus de droit que dans une armée en campagne… Il s’agit d’une entreprise de terreur brandissant sur l’ensemble de la population laborieuse la menace de la déportation pour lui faire accepter sans brocher des salaires très bas et des conditions d’alimentation déplorables. (Jean-Jacques Marie, Le Goulag, 1999, PUF, p. 39)

De nombreux paysans rejettent l’injonction d’en haut d’entrer dans des coopératives très mal équipées (kolkhozes) ou des fermes étatiques (sovkhozes) qui ne le sont guère davantage. Elle va bien au-delà des riches et des exploiteurs. Le cheptel est massivement abattu et les semailles délibérément restreintes. La famine consécutive cause de 1931 à 1933 environ 4,5 millions de morts dont probablement 3 millions en Ukraine (holodomor) ; la famine frappe aussi la Crimée, malgré la richesse de son agriculture. Malgré les suppliques répétées du Parti communiste ukrainien, le gouvernement semble viser particulièrement les minorités nationales.

La guerre de Staline contre les paysans atteignit son point culminant en Ukraine, dans le voisinage largement ukrainien du territoire du Caucase du nord, ainsi que dans les régions à prédominance allemande et tatare du bassin de la Volga et du Kazakhstan. Ces zones furent particulièrement touchées, surpassant la mortalité des autres parties de l’Union soviétique. En Ukraine, la guerre contre les paysans devint une guerre aux Ukrainiens. Ici, le pouvoir renforça les réquisitions de céréales jusqu’à la famine et maintinrent ces quotas alors que des millions mourraient de faim. (George Liber, Soviet Nationality Policy, Urban Growth, and Identity Change in the Ukrainian SSR 1923-1934, 1992, Cambridge University Press, p. 166)

La chape bureaucratique qui s’abat sur la RSS d’Ukraine favorise l’émergence du fascisme ukrainien, tant en URSS même qu’en Pologne voisine.

1926-1939 : le fascisme polonais et la minorité ukrainienne

L’indépendance de la Pologne devait garantir la prospérité et la paix, d’après les nationalistes du Parti national-démocrate (ND), anti-juif et anti-ukrainien, de Dmowski et du Parti socialiste polonais (PPS) de Pilsudski. Ses habitants, Polonais, Ukrainiens et Ruthènes (15 %), Juifs (8 %), Biélorusses (4 %), Allemands (3 %), Kachoubes, Lituaniens, Roms, Tatars, Tchèques… n’auront ni l’un, ni l’autre.

La guerre inter-impérialiste de 1914-1918 dont elle est issue laisse l’Europe exsangue. Le capitalisme polonais rabougri, coincé par le protectionnisme généralisé, stagne.

Isolé des économies russe et allemande après 1918, le pays ne put retrouver qu’en 1939 son niveau de production de 1913, ce qui exacerba les tensions. (Bruno Drweski, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 93)

L’URSS, à cause de la tragique erreur de l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge, doit abandonner en 1921 l’Ukraine occidentale à la Pologne capitaliste, une protégée de l’impérialisme français. L’ancêtre de l’ONU conforte cette emprise territoriale de la bourgeoisie polonaise au détriment du droit des peuples. Par conséquent, 14 % de la population de la Pologne est ukrainophone.

Ignorant les désirs d’autonomie des Ukrainiens, la Ligue des nations [l’ancêtre de l’ONU] ratifia la souveraineté polonaise sur ces territoires en 1925… Comme il fallait s’y attendre, de nombreux Ukrainiens, en particulier en Galicie, éprouvèrent du ressentiment à être sous le joug polonais. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 92)

Le Parti communiste de Pologne (KPP), formé en décembre 1918 à partir de la fusion du SDKP et d’une fraction du PPS, section de l’Internationale communiste, est le seul parti multiethnique. Il est réduit à la clandestinité dès sa fondation. Le sort de toutes les minorités nationales va s’aggraver avec le coup fasciste qui témoigne de l’évolution antiparlementaire et réactionnaire de toute l’Europe centrale.

Une crise économique affecte gravement la Pologne à partir de 1923 (inflation galopante, chute des exportations, effondrement du PIB…). En 1926, le maréchal Pilsudski chasse du pouvoir le gouvernement de coalition (dont le ND) avec l’appui du PPS, du Parti du peuple Wyzwolenie (PSL), du Parti paysan (PSL)… et du KPP.

Le 12 mai, les armées fidèles à Pilsudski marchèrent sur Varsovie. Après trois jours de lutte, au prix de presque quatre cents morts et mille blessés, les partisans de Pilsudski s’emparèrent de la capitale et par là-même du pouvoir dans tout le pays. (Bruno Drweski, dans François Bafoil, La Pologne, 2007, Fayard-Ceri, p. 77)

La direction Boukharine-Staline de l’Internationale communiste, enfoncée alors dans la ligne opportuniste de « la révolution démocratique » et des « partis ouvriers et paysans » ­qui aboutira à une catastrophe en Chine en 1927­ pousse le KPP à soutenir le putsch de mai 1926 en prenant au sérieux la démagogie du maréchal. Puis Staline et Boukharine rendent responsable de cette erreur le KPP quand le nouveau régime réprime le mouvement ouvrier et affirme son hostilité envers l’URSS. L’Opposition de gauche de l’IC le caractérise comme un coup fasciste.

La rhétorique gauche du fascisme découle de la nécessité de mobiliser le petit propriétaire enragé et de nourrir ses illusions. Dans des pays différents, dans des conditions différentes, cela est fait de manière variable, avec des doses variables de « gauchisme ». Mais en réalité le pilsudkisme, comme le fascisme en général, joue un rôle contre-révolutionnaire. C’est une contre-révolution antiparlementaire et, par-dessus tout, anti-ouvrière. (Lev Trotsky, Intervention sur la question polonaise à l’exécutif de l’IC, juillet 1926, Writings 1932, Pathfinder, p. 161)

L’État fasciste rebaptise la Galicie « Petite Pologne » et y mène une politique d’assimilation brutale : colonisation des terres, incendie de librairies ukrainiennes, antisémitisme, etc.

Les gouvernements polonaise devinrent de plus en plus autoritaires et nationalistes, singulièrement après que Josef Pilsudski, héros de la guerre contre les Bolcheviks, avait pris le pouvoir par un coup militaire en 1926. Les écoles ukrainiennes furent fermées ou polonisées, les chaires ukrainiennes de l’Université de Lviv furent supprimées, les journaux furent soumis à la censure, les Ukrainiens furent interdits dans la fonction publique, les candidats et citoyens ukrainiens rayés des listes électorales. Des églises orthodoxes furent démolies ou converties en églises catholiques et jusqu’à 200 000 Polonais au sens ethnique furent envoyés dans les villages ukrainiens comme bénéficiaires prioritaires de la réforme agraire du gouvernement. Le but était de poloniser ces territoires que le gouvernement de Varsovie avait nommé « Petite Pologne de l’est ». (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 92)

1929 : transformation du nationalisme ukrainien en fascisme

Dans un premier temps, face à l’oppression polonaise, nombre d’Ukrainiens penchent pour la RSS d’Ukraine et l’URSS. Mais le totalitarisme et la russification qui y triomphent créent un terrain favorable à l’évolution antidémocratique, terroriste et raciste du nationalisme ukrainien.

Des groupes communistes locaux s’organisèrent et, même si le Parti communiste était officiellement interdit, sa façade légale, l’Union socialiste des ouvriers et paysans, se comporta bien aux élections de 1928, surtout en Volhynie. Cependant, au milieu des années 1930, quand il devint claire que les Ukrainiens de l’Unions soviétique étaient soumis à une répression brutale, le sentiment prosoviétique s’évapora. En conséquence, le plus important et durable défi à l’autorité polonaise vint de la droite nationaliste, qui embrassa la violence politique. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 92)

Konovalets et Dontsov fondent en 1929 l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) qui attire une partie de la jeunesse. L’OUN lance le boycott des produits polonais et mène des attentats contre des politiciens et des propriétaires fonciers polonais. Dontsov est un ancien militant du parti nationaliste petit-bourgeois RUP-USDRP et un ancien du gouvernement pro-allemand de 1918 de l’hetman Skoropadsky.

Le principal ideologue de l’OUN était Dmytro Dontsov… Dontsov préconisait ce est appelé le « nationalisme intégral »… Pour lui, l’ethnie était centrale, et sa perspective était une Ukraine racialement pure dans laquelle il n’y avait pas de place pour des minorités comme les Russes, les Polonais et les Juifs. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 94)

L’émergence du fascisme ukrainien est liée d’une part à l’oppression des minorités nationales par la Pologne capitaliste mise en place par les puissances impérialistes « démocratiques » contre la révolution socialiste ; d’autre part au résultat de l’isolement de la révolution russe, la prise du pouvoir par la bureaucratie en URSS qui a permis la victoire du fascisme en Allemagne et qui transforme l’URSS en prison des peuples.

1933-1938 : le totalitarisme en URSS et la décapitation de l’Armée rouge

Pour éviter tout risque de révolution politique, Staline anéantit moralement et physiquement la presque totalité des cadres bolcheviks de 1917 qui sont calomniés, arrêtés, victimes de chantage visant leur famille, torturés, assassinés.

La dégénérescence de l’État ouvrier est consommée : l’URSS devient en 1933 un régime totalitaire, symétrique de la réaction fasciste dans les pays capitalistes. L’État, loin de dépérir, asservit des medias, la culture et l’art, interdit les grèves, surveille de la population, pourchasse les homosexuels, arrête arbitrairement, emprisonne à grande échelle (goulag), torture et assassine massivement et glorifie le chef suprême.

L’amour des bolcheviks d’Ukraine envers le camarade Staline reflète la confiance sans limite et l’amour du peuple ukrainien envers le grand Staline… Vive le plus grand génie de l’humanité, le maître et le guide qui nous mène victorieusement vers le communisme, notre cher Staline ! (Nikita Khrouchtchev, secrétaire du Parti « communiste » d’Ukraine, Intervention au 18e congrès du Parti « communiste » de l’URSS, 1939, cité par Jean Elleinstein, Histoire de l’URSS, 1973, t. 2, Editions sociales, p. 229)

Malgré les prétentions de Staline, l’URSS est loin du mode de production socialiste-communiste : si une des conditions pour construire le socialisme est réalisée (l’expropriation des capitalistes), les forces productives restent insuffisantes et les rapports de production sont aux antipodes de la planification par les producteurs librement associés. Le travail forcé dans les camps évoque davantage l’esclavagisme que le socialisme. La productivité reste très inférieure à celle du capitalisme américain.

Malgré son triomphe des années 1930, la caste privilégiée (nomenklatura) du pays ouvrier dégénéré n’a pas d’avenir historique car elle n’est pas une classe sociale fondamentale d’un mode de production cohérent, qu’il soit ancien (capitaliste), comme le prétend Kautsky dès 1918, suivi par Adler, Bordiga, Castoriadis, Cliff, Mattick, Mao, Landy… ou un nouveau mode de production (le plus souvent désigné comme « collectivisme bureaucratique ») comme le soutiennent Laurat en 1931, puis Burnham, Shatchman, Hilferding, Matgamna…

La bureaucratie étatique est l’excroissance maladive d’une société intermédiaire entre capitalisme et socialisme. La domination de cette couche petite-bourgeoise ne peut être que provisoire : soit elle est renversée par une intervention étrangère ou elle s’empare de la propriété des moyens de production, alors le capitalisme est restauré ; soit la révolution prolétarienne l’extirpe, s’étend internationalement et ouvre ainsi la transition au mode de production socialiste-communiste.

Ou la bureaucratie, devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’État ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme ; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme. (Lev Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la 4e Internationale, 1938, GMI, p. 36)

Tant qu’elle survit, la bureaucratie nationale et parasitaire oscille entre les deux classes sociales mondiales fondamentales contemporaines, la bourgeoise et le prolétariat. De cette contradiction, procèdent son caractère bonapartiste et ses traits policiers.

La bureaucratie s’élève au-dessus des masses travailleuses. Elle utilise sa fonction pour affermir sa domination. Par la réalisation d’une direction incontrôlée, arbitraire et sans appel, elle accumule de nouvelles contradictions… Les contradictions à l’intérieur de la bureaucratie elle-même ont abouti à la sélection d’un ordre dirigeant ; la nécessité de la discipline à l’intérieur de l’ordre a abouti au pouvoir personnel, au culte du chef infaillible. (Lev Trotsky, L’État ouvrier, Thermidor et le bonapartisme, 1935, Œuvres t. 5, EDI, p. 74)

L’aspiration des bureaucrates à profiter tranquillement de leurs privilèges à l’abri de la lutte des classes mondiale débouche en fait sur la terreur stalinienne qui ne les épargne pas et sur la menace belliciste permanente de l’impérialisme.

La direction stalinienne paranoïaque décapite en 1937-1938 l’Armée rouge, au moment même où l’impérialisme allemand s’arme et se renforce militairement.

On a liquidé comme « ennemis du peuple » et comme « agents des services d’espionnage étrangers » [les maréchaux] Toukhatchevsky, Blücher, Iegorov, Ouborevitch, Iakir et les chefs de la flotte Orlov et Victoriv, que l’on a massacré tous les généraux commandants de régions militaires… Des arrestations massives démantelèrent aussi l’état-major général, le ministère de la Défense, les académies militaires et les services de contre-espionnage. (Piotr Grigorenko, Staline et la Deuxième guerre mondiale, 1967, L’Herne, p. 91-92)

1929-1941 : la russification et les purges en Ukraine

L’URSS doit être défendue contre le capitalisme impérialiste et aussi contre sa caste dominante qui en est l’organe et qui menace les conquêtes économico-sociales de la révolution. Celle-ci subordonne les partis communistes à telle ou telle fraction de la bourgeoisie et transforme l’Internationale communiste en barrage contre la révolution socialiste mondiale qui seule peut sauver les conquêtes d’Octobre. L’idéologie du « socialisme dans un seul pays » justifie la « défense de l’URSS » et le retour du chauvinisme grand-russe.

Confronté à l’alternative entre l’ordre et la légitimité multinationale, Staline choisit le premier. Sans surprise, lui et le parti n’étaient pas préparés à mettre en péril leur survie politique en essayant d’assoir la reconnaissance du droit du parti à gouverner pendant les convulsions sociales radicales qui ont affecté la société soviétique à la fin des années 1920 et la décennie suivante. Maintenant, ils s’appuyaient sur l’hypercentralisation, le conservatisme social, le chauvinisme russe, la russification et l’antisémitisme. (George Liber, Soviet Nationality Policy, Urban Growth, and Identity Change in the Ukrainian SSR 1923-1934, 1992, Cambridge University Press, p. 152)

La bureaucratie russifie par le service militaire, le goulag, les mesures migratoires et la politique scolaire.

Au cours des années trente, les quelques concessions obtenues par les allogènes furent considérablement réduites… Si dans l’enseignement primaire la langue fut maintenue là où les allogènes étaient majoritaires, en revanche c’est le russe qui fut imposé comme seule et unique langue d’enseignement au niveau du secondaire. (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 224)

Aux mains de la bureaucratie, tant la collectivisation forcée de l’agriculture que l’industrialisation servent à russifier. Non seulement les Ukrainiens meurent davantage de la famine, mais les milliers de fonctionnaires civils, de militaires et de permanents du Parti détachés de Russie pour contraindre les paysans n’apprennent pas l’ukrainien. Lors de l’industrialisation, la bureaucratie reprend la politique migratoire du tsar Alexandre III.

L’implantation des travailleurs russes… a été ressentie par les populations autochtones comme une forme déguisée de colonisation… Des Ukrainiens et dans une moindre mesure des Biélorusses furent astreints aux mêmes déplacements. L’opération pour Moscou était rentable à deux niveaux : d’une part, le départ de leur patrie d’origine diminuait d’autant leur nombre dans leur république, et d’autre part, mêlés aux Russes dans les territoires colonisés, ils étaient tentés de se fondre à eux. (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 225-226)

En plus des motifs d’emprisonnement et d’exécution communs à toute l’URSS, toute aspiration culturelle et nationale des minorités de l’URSS est désormais confondue, par l’appareil policier au service d’une minorité privilégiée, au nationalisme bourgeois et aux services secrets de pays capitalistes. Les grand procès menés, préparés par le NKVD de Iagoda, Iejov et Beria, pilotés personnellement par Staline, débutent en Ukraine et décapitent les intellectuels dès 1929. Le Parti communiste ukrainien, pourtant stalinisé, est purgé à partir de 1933. Staline désigne l’Ukrainien russophone Khrouchtchev comme secrétaire du parti ukrainien en 1938.

Les grandes purges des années 1933-1938 éliminèrent tous les dirigeants communistes des républiques fédérées jugés par trop indépendants à l’égard du pouvoir central. Le vieux chef communiste ukrainien Nykola Skrypnyk, qui à plusieurs reprises avait exercé de hautes responsabilités dans les instances fédérales, fut accusé le 10 juin 1933, d’être un ennemi de l’État et de se comporter en nationaliste ukrainien… Skrypnyk se suicida… Le NKVD découvrait en 1934-1935 de prétendus « complots terroristes » préparés par les « borotbistes » alliés aux trotskistes et aux agents fascistes allemands et polonais. Après une accalmie en 1936, les purges reprirent en 1397-1938… Entre juin 1937 et avril 1938, les 13 membres du bureau politique avaient été éliminés. (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 227-228)

La plus économiquement et culturellement avancée, la plus peuplée et la plus occidentale des républiques soviétiques est donc particulièrement victime de la terreur stalinienne.

Nulle part purge et répression n’ont eu un caractère aussi sauvage et aussi massif qu’en Ukraine. (Lev Trotsky, L’Indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires, 30 juillet 1939, Œuvres t. 21, ILT, p. 331)

Par conséquent, la population de l’Ukraine « soviétique » (11 millions de personnes environ) paie un lourd tribut à la terreur stalinienne.

Au total, [dans les années 1930] la population ukrainienne déportée aux goulags s’établit probablement autour de 680 000 personnes… (France Meslé, Jacques Vallin, Les Cahiers de l’INED n° 152, juillet 2003)

1938-1939 : Hitler et les minorités allemandes des pays voisins

La 2e guerre mondiale est rendue possible par les défaites du prolétarien européen, dans lesquelles la sociale-démocratie puis le stalinisme jouent un rôle décisif. Sont à l’offensive les puissances impérialistes qui veulent repartager le monde : Japon, Italie, Allemagne ; sur la défensive, celles qui se satisfont du traité de Versailles : France, Grande-Bretagne… 

De longue date, l’Ukraine fait partie du projet colonial de conquête par la bourgeoisie allemande d’un prétendu espace vital à l’est (lebensraum) au détriment des Slaves et des Juifs qui le peuplent.

Si nous parlons aujourd’hui de nouvelles terres en Europe, nous ne saurions penser d’abord qu’à la Russie et aux pays limitrophes qui en dépendent. (Adolf Hitler, Mon combat, 1925, NEL, p. 652)

Dès 1931, Trotsky avertit que la victoire d’Hitler, si la sociale-démocratie (SPD) et le stalinisme (KPD) persistent à paralyser le prolétariat allemand, constituera une défaite de portée internationale et impliquera à terme la guerre contre l’URSS.

Aucun gouvernement « normal », parlementaire bourgeois, ne peut se risquer actuellement à une guerre contre l’URSS : cette entreprise serait grosse d’immenses complications intérieures. Mais si Hitler arrive au pouvoir, s’il écrase l’avant-garde des ouvriers allemands, s’il disperse et démoralise pour des années le prolétariat dans son ensemble, le gouvernement fasciste sera le seul gouvernement capable d’entreprendre une guerre contre l’URSS. (Lev Trotsky, La Clé de la situation internationale est en Allemagne, 26 novembre 1931, Comment vaincre le fascisme, Buchet-Chastel, p. 59)

Pour préparer la conquête, l’impérialisme allemand annexe en 1938 la totalité de l’État voisin, l’Autriche, puis les Sudètes au prétexte de secourir la minorité allemande de Tchécoslovaquie. Poutine recourra au même procédé en Géorgie, en Moldavie et en Ukraine.

Les Allemands des Sudètes menaient une existence assez prospère au sein de l’État tchécoslovaque, plus prospère certes qu’aucune autre minorité du même pays et plus que les minorités allemandes en Pologne et en Italie fasciste… La situation de la minorité allemande en Tchécoslovaquie ne fut donc pour Hitler qu’un prétexte, comme devait l’être, un an plus tard, celle de Dantzig au regard de la Pologne, pour préparer un mauvais coup dans un pays qu’il convoitait… (William Shirer, Le 3e Reich, 1960, Stock, p. 473-474)

Le démembrement consécutif de la Tchécoslovaquie, avalisé par les gouvernements français et britannique (accords de Munich), débouche sur un État ukrainien croupion. La Ruthénie accueille les fascistes de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN dirigée par Bandera et Melnyk).

L’indépendance de l’Ukraine subcarpatique est d’une importance capitale car elle va permettre à toutes les associations nationalistes…, notamment de tendances fascistes, d’y installer leur quartier général… les premiers éléments d’une armée ukrainienne… dont Melnyk assure l’organisation… (Jacques Benoist-Méchin, L’Ukraine, des origines à Staline, 1939, Rocher, p. 104)

1939 : Trotsky pour l’indépendance de l’Ukraine

Après la victoire d’Hitler en 1933, facilitée par la politique de division des rangs ouvriers imposée par le Kremlin au Parti communiste allemand, l’Opposition de gauche internationale, fondée en 1929, abandonne tout espoir de redresser l’Internationale communiste. Le mouvement pour la 4e Internationale se prononce pour la révolution politique en URSS pour expulser la bureaucratie.

Trotsky décrit en 1936 bien des aspects réactionnaires de la contre-révolution politique menée par la bureaucratie dans son magistral La Révolution trahie, sans se pencher sur l’oppression nationale. Néanmoins, en 1939, il dénonce vigoureusement l’oppression de l’Ukraine.

Selon la conception du vieux Parti bolchevik, l’Ukraine soviétique était destinée à devenir un axe puissant autour duquel s’uniraient les autres fractions du peuple ukrainien. Il est incontestable que, durant la première période de son existence, l’Ukraine soviétique exerça une puissante attraction également du point de vue national et qu’elle éveilla à la lutte les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia révolutionnaire de l’Ukraine occidentale, asservie à la Pologne… Plus grands avaient été les espoirs suscités, plus profonde fut la désillusion. En Grande‑Russie aussi, la bureaucratie a étranglé et pillé le peuple. Mais, en Ukraine, les choses ont été compliquées encore par le massacre des espérances nationales. Nulle part, les restrictions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier qu’en Ukraine, dans la lutte contre les puissantes aspirations, profondément enracinées, des masses ukrainiennes à plus de liberté et d’indépendance. (Lev Trotsky, La Question ukrainienne, 22 avril 1939, Œuvres t. 21, ILT, p. 125)

La bureaucratie totalitaire repousse les minorités ukrainiennes de Pologne, Hongrie et Roumanie, facilite les tromperies du nationalisme devenu fasciste.

Il ne subsiste rien de la confiance et de la sympathie d’antan des masses d’Ukraine occidentale pour le Kremlin. Depuis la toute récente « épuration » sanglante en Ukraine, personne, à l’Ouest, ne désire plus devenir partie intégrante de la satrapie du Kremlin qui continue à porter le nom d’Ukraine soviétique. Les masses ouvrières et paysannes d’Ukraine occidentale, de Bucovine, d’Ukraine subcarpathique, sont en pleine confusion. Où se tourner ? Que revendiquer ? Et tout naturellement, du fait de cette situation, la direction glisse aux mains des plus réactionnaires des cliques ukrainiennes qui expriment leur « nationalisme » en cherchant à vendre le peuple ukrainien à l’un ou l’autre des impérialismes en échange d’une promesse d’indépendance fictive. (p. 126)

L’URSS est devenue « une prison des peuples ». Trotsky, bien que la République socialiste soviétique d’Ukraine comporte, entre autres, une minorité russe, en tire la conclusion que la 4e Internationale devrait se prononcer pour la séparation.

Il faut un mot d’ordre clair et précis, qui corresponde à la situation nouvelle. À mon avis, il n’existe à l’heure actuelle qu’un seul mot d’ordre de ce type : pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante ! Ce programme est tout d’abord en opposition inconciliable avec les intérêts des trois puissances impérialistes, Pologne, Roumanie et Hongrie… « Mais l’indépendance d’une Ukraine unifiée signifierait la séparation de l’Ukraine de l’URSS », vont s’écrier en chœur les « amis » du Kremlin… L’adoration béate des frontières des États nous est totalement étrangère. Nous ne soutenons pas la thèse d’un tout « un et indivisible ». Après tout, la Constitution de l’URSS elle-même reconnaît le droit à l’auto‑détermination aux peuples fédérés qui la composent, c’est‑à‑dire le droit à la séparation… (p. 128)

Le fondateur de l’Armée rouge affirme que la défense de l’URSS passe avant tout par le renversement de la bureaucratie qui mine l’État ouvrier.

« Mais cela ne signifierait-il pas un affaiblissement militaire de l’URSS ? » vont hurler, épouvantés, les « amis » du Kremlin. Nous répondons que l’URSS est affaiblie par les tendances centrifuges sans cesses grandissantes qu’engendre la dictature bonapartiste. En cas de guerre, la haine des masses pour la clique dirigeante peut conduire à l’écroulement de toutes les conquêtes sociales d’Octobre. L’origine de ces tendances défaitistes se trouve au Kremlin. En outre, une Ukraine soviétique indépendante deviendrait, ne fût-ce qu’en vertu de ses intérêts propres, un puissant rempart au sud-ouest de l’URSS. Plus vite la caste bonapartiste sera renversée, écrasée et balayée, plus solide deviendra la défense de la république soviétique et plus certaine son avenir socialiste. (p. 129)

L’indépendance est le moyen de reconstruire l’unité des prolétariats ukrainien et russe. Son but n’est évidemment pas de construire un prétendu socialisme au sein des étroites frontières de l’Ukraine.

L’émancipation véritable du peuple ukrainien est inconcevable sans une révolution ou une série de révolutions à l’Ouest, qui devraient, à la fin, conduire à la création des États-Unis soviétiques d’Europe. Une Ukraine indépendante pourrait rejoindre et certainement rejoindrait cette fédération en tant que partenaire égal. La révolution prolétarienne en Europe, à son tour, ne laisserait pas une pierre de la révoltante structure du bonapartisme stalinien. En ce cas, l’union la plus étroite entre les États-Unis soviétiques d’Europe et l’URSS régénérée serait inévitable et présenterait des avantages infinis pour les continents européen et asiatique. (p. 129)

La condition de cette tactique audacieuse, imposée par l’ampleur de l’oppression bureaucratique et son rejet par la population ukrainienne, est l’indépendance totale des communistes vis-à-vis du nationalisme.

La guerre qui vient va créer une atmosphère favorable à toutes sortes d’aventuriers, faiseurs de miracles et chercheurs de, toison d’or. Ces messieurs, qui aiment particulièrement se chauffer les mains aux questions nationales, ne doivent pas être admis à portée de canon dans le mouvement ouvrier. Pas le moindre compromis avec l’impérialisme, qu’il soit fasciste ou démocratique ! Pas la moindre concession aux nationalistes ukrainiens, qu’ils soient réactionnaires-cléricaux ou pacifistes-libéraux ! (p. 130)

1940 : l’invasion de la Pologne et de la Finlande

En 1937, Staline dissout secrètement le Parti communiste de Pologne (KPP) et le Parti communiste d’Ukraine occidentale (KPZU). Leurs dirigeants, parfois appelés à Moscou pour cela, sont assassinés par la police politique (NKVD).

On fit disparaître non seulement douze membres du comité central, ses chefs historiques, mais des centaines de cadres moyens et de militants de base. Au bout de l’opération, le parti polonais, officiellement qualifié de « nid d’espions », fut supprimé et disparut d’un coup de tous les discours et de tous les articles de la presse communiste mondiale… Au contentieux ancien entre les Polonais et Staline s’ajoutait évidemment la haine que celui-ci portait aux Juifs, particulièrement nombreux à la tête du KPP. Surtout, dans le cas d’une alliance avec l’Allemagne, l’existence d’un parti communiste polonais pouvait être une gêne considérable, sinon plus grave encore, pour les dirigeants de l’Union soviétique. (Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, 1997, Fayard, p. 716)

L’été 1939, Staline signe un pacte avec Hitler qui désoriente les masses d’URSS et l’Internationale communiste. Ses sections, qui avaient justifié à partir de 1934 l’alliance avec la bourgeoisie démocratique au nom de l’antifascisme (le « front populaire ») minimisent soudain le danger du fascisme. De son côté, l’État allemand soulève désormais la question de la minorité allemande qui peuple le « couloir de Dantzig » qui donne à la Pologne l’accès à la mer.

La partie secrète du pacte germano-soviétique comporte l’invasion de cette dernière et son partage par l’Allemagne et l’URSS qui récupère ainsi la partie occidentale de la Biélorussie, celle et de l’Ukraine et les trois pays baltes.

Du fait de la dégénérescence de l’État ouvrier, l’URSS est apparue, au seuil de la seconde guerre impérialiste, beaucoup plus faible qu’elle aurait dû être. L’accord de Staline avec Hitler- avait comme objectif de protéger l’URSS contre une agression allemande et, plus généralement, d’empêcher l’URSS d’être entraînée dans une grande guerre. Hitler avait besoin, au moment de l’invasion de la Pologne, de se protéger sur l’est. Avec la permission d’Hitler, Staline a dû pénétrer en Pologne orientale pour se donner quelques garanties complémentaires contre Hitler sur la frontière occidentale de l’URSS. Cependant, la conséquence de ces événements est que l’URSS a une frontière terrestre commune avec l’Allemagne et, ainsi, le danger que représente l’Allemagne victorieuse est devenu plus direct. (Lev Trotsky, Bilan de l’expérience finlandaise, 25 avril 1940, Œuvres t. 23, ILT, p. 285)


Staline poursuit la liquidation des militants du Parti communiste d’Ukraine occidentale, entreprise en 1938. La Grande-Bretagne et la France déclarent, à l’occasion de l’invasion de la Pologne, la guerre à l’Allemagne. En septembre 1939, l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) de Bandera fournit des supplétifs à l’armée allemande. Le 19 avril 1940, au château du Wawel, l’OUN déclare sa loyauté au 3e Reich devant le gouverneur général de la Pologne occupée, Hans Frank.

L’URSS jouxte désormais l’Allemagne nazie, alors que les leçons militaires des agressions précédentes de celle-ci sont peu tirées par celle-là. Staline estime qu’il ne faut pas irriter Hitler et mettre fin au pacte germano-soviétique en préparant trop ouvertement la guerre. L’impérialisme allemand avertit probablement son allié temporaire de ses visées sur la Scandinavie. Par prudence, la bureaucratie tente de renforcer les positions de l’URSS, à sa manière, en envahissant la Finlande.

Staline a cru pouvoir tirer un profit immédiat du pacte et de l’engagement militaire prochain des Allemands à l’ouest ; il invente un incident de frontière avec la Finlande que l’Armée rouge envahit le 30 novembre 1939. La supériorité numérique et matérielle de l’Armée rouge est écrasante… Mais le commandement, décimé en 1937, est souvent peu compétent ou démoralisé et le moral des troupes n’est guère meilleur. L’Armée rouge piétine… (Jean-Jacques Marie, Staline, 1995, PUF, p. 89)

La Finlande est en effet très différente de l’Ukraine, moins aisée à vaincre militairement et à assimiler à l’économie collectivisée de l’URSS.

Cette tâche apparaissait en elle-même beaucoup plus délicate que la soviétisation de la Pologne orientale. Plus difficile sous l’angle militaire car la Finlande était mieux préparée, plus difficile sous l’angle national car la Finlande a une longue tradition de lutte pour l’indépendance nationale contre la Russie alors qu’au contraire les Ukrainiens et les Biélorusses ont combattu la Pologne, et plus difficile sous l’angle social car la bourgeoisie finnoise a résolu, à sa manière, le problème agraire précapitaliste en constituant une petite bourgeoisie rurale. (Lev Trotsky, Bilan de l’expérience finlandaise, 25 avril 1940, Œuvres t. 23, ILT, p. 290)

Hitler se convainc de la faiblesse de l’Armée rouge. Staline rappelle 13 000 officiers purgés mais encore vivants. L’armée de l’URSS finit par l’emporter, mais au prix des ravages politiques considérables, en particulier au sein de la classe ouvrière finlandaise. La 4e Internationale réprouve cette opération désastreuse, sans pour autant abandonner la défense de l’URSS.

La bureaucratie se défend mieux qu’elle ne défend l’URSS. Elle se défend aux dépens de l’URSS et aux dépens du prolétariat mondial. C’est apparu de façon particulièrement flagrante dans tout le développement du conflit soviéto-finlandais. Nous ne pouvons donc porter ni directement ni indirectement ne fût-ce que l’ombre d’une responsabilité pour l’invasion de la Finlande, qui ne représente que l’un des maillons de la chaîne de la politique menée par la bureaucratie bonapartiste. Mais une chose est de se solidariser avec Staline, de défendre sa politique, d’en assumer la responsabilité (comme le fait la plus que méprisable Internationale communiste), autre chose d’expliquer à la classe ouvrière du monde entier que, quels que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à l’impérialisme mondial d’écraser l’URSS., de rétablir le capitalisme, de transformer le pays de la Révolution d’Octobre en colonie. Cette explication constitue le fondement de notre défense de l’URSS. (Lev Trotsky, Bilan de l’expérience finlandaise, 25 avril 1940, Œuvres t. 23, ILT, p. 292)

1941 : l’invasion de l’URSS par l’impérialisme allemand

Au printemps 1940, l’armée française, de taille et d’armement comparable à l’armée allemande, est vaincue au terme d’une nouvelle guerre éclair (blitzkrieg). En août 1940, Staline profite des événements pour faire assassiner Trotsky, réfugié au Mexique. Le 22 juin 1941, Hitler lance l’armée impérialiste allemande (1 million d’hommes) et ses alliées hongroise, roumaine et finlandaise (500 000) sur l’URSS, détruisant instantanément les réseaux de communications et l’aviation.

Ses troupes massées depuis plusieurs semaines le long de la frontière enfoncèrent les divisions concentrées dans nos districts militaires de l’Ouest… Le groupe d’armées allemandes du centre, bélier de l’offensive ennemie, avança de plus de deux cents kilomètres en deux jours… Vers la fin de la 3e semaine, les troupes nazies qui avançaient vers Moscou arrivaient aux portes de Smolensk… Après trois semaines de guerre, plus de 100 divisions sur 170 étaient anéanties. (Piotr Grigorenko, Staline et la Deuxième guerre mondiale, 1967, L’Herne, p. 57, 59, 60)


En août 1941, le recul de l’Armée rouge est de 300 à 600 km. Les armées de l’Axe assiègent Leningrad [aujourd’hui Saint-Pétersbourg] et s’approchent de Moscou ; elles ont pris l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Biélorussie, la Carélie, la Bessarabie, une partie de la Moldavie et de l’Ukraine. Fin septembre, la Crimée et l’est de l’Ukraine sont conquis. L’impérialisme allemand a capturé 500 000 soldats russes prisonniers. Un général, Vlassov, passe à l’ennemi. Les troupes du 3e Reich et de ses complices bénéficient, initialement, de la neutralité, voire de la bienveillance, d’une partie significative de la population.

La grande masse du peuple soviétique était hostile à la tyrannie de Staline. Dans certaines régions, comme les Républiques de la Baltique et l’Ukraine, où l’oppression nationale s’était combinée avec la terreur de masse et la famine pendant la collectivisation, la rancune envers Staline de larges secteurs de la paysannerie, des cadres et de couches de la classe ouvrière avait mué en une véritable haine, encore intensifiée par le sentiment d’avoir été abandonné aux envahisseurs allemands. (Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, 1986, Verso, p. 37)

Les illusions vont vite être dissipées. L’armée allemande ne se comporte pas sur le front est comme sur le front ouest. D’une part, elle a une fonction socialement contre-révolutionnaire ; d’autre part, elle est le vecteur d’une colonisation à caractère racial.

Le maréchal Keitel affirme dans une directive du 11 mars 1941 qu’il s’agit d’un « heurt décisif entre deux systèmes politiques opposés ».

Tandis qu’il est vrai que les impérialistes allemands avaient pillé d’autres pays, saisissant mines, usines, banques systématiquement, ce transfert de propriété se faisait entre capitalistes. Dans le cas de l’URSS, à l’opposé, les biens volés n’étaient pas la propriété de capitalistes, mais des propriétés collectives. Par conséquent, l’intention de cette appropriation comportait une contre-révolution sociale à grande échelle. (Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, 1986, Verso, p. 106-107)

Le commissaire du Reich en Ukraine définit ainsi sa mission :

Le peuple allemand est le peuple des maîtres. Les peuples de l’Est, ukrainiens et autres, sont destinés à servir leurs maîtres naturels. Mettre l’Est en coupe réglée est le droit et le devoir de l’Allemagne. Le contrôle intégral des territoires conquis à l’Est requiert la destruction de l’intelligentsia indigène et de tous les éléments pouvant constituer un danger… (Erich Koch cité par Jean Elleinstein, Histoire de l’URSS, 1974, t. 3, Éditions sociales, p. 145)

Par conséquent, les occupants dissipent bientôt les éventuelles illusions des masses d’Ukraine à leur égard.

Ainsi, quel que soit le potentiel existant pour une collaboration de la population avec les envahisseurs, il fut rapidement annihilé par les crimes monstrueux des forces d’occupation nazies. La destruction systématique de l’infrastructure de la vie civile ; l’esclavage massif par dizaines de millions de personnes dans des conditions inhumaines, les mauvais traitements et les exécutions à une échelle dépassant celles conduites par Staline et ses émules renversèrent promptement la situation. (Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, 1986, Verso, p. 37)

2 millions de travailleurs d’Ukraine sont déportés pour travailler en Allemagne. 3 millions de soldats de l’URSS capturés meurent pendant la guerre.

D’après des documents allemands, sur un total de 5 160 000 prisonniers soviétiques recensés, on comptait 1 980 000 décès dans les camps et 1 308 000 en cours de transport. (Jean Elleinstein, Histoire de l’URSS, 1974, t. 3, Éditions sociales, p. 146)

Les communistes, les Juifs et les Tziganes sont exterminés sur place avec l’aide de supplétifs baltes et ukrainiens. Par exemple, tous les Juifs qui restent en septembre 1941 dans la ville de Kiev (50 000 personnes) sont rassemblés, frappés à coup de matraques et mordus par les chiens, puis tués d’une balle dans la nuque au ravin de Babi Yar. Au total, les nazis assassinent entre 1,5 et 2 millions de Juifs sur le front est.

En Biélorussie et en Ukraine, l’occupation allemande fut accompagnée de la dissolution immédiate des kolkhozes, mais les autorités allemandes, soucieuses de contrôler la production agricole, n’étaient guère favorables au retour à la propriété privée individuelle… La déception des paysans, et l’indignation provoquée par les persécutions infligées aux Juifs entamèrent singulièrement la sympathie témoignée aux Allemands dans les premiers temps de l’occupation. (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 255)

1941-1944 : la complicité des nationalistes ukrainiens avec les nazis

Seule une minorité fasciste ou achetée s’obstine à servir les nouveaux maîtres colonisateurs et racistes. En 1940, le nationalisme bourgeois ukrainien mise, comme en 1917, sur l’envahisseur. Le seul changement est que les deux sont maintenant fascistes.

L’analyse de l’idéologie et de la politique de l’Organisation des nationalistes ukrainiens qui scissionna entre la fraction de Bandera (OUN-B) et la fraction de Melnyk (OUN-M) en 1940, surtout à cause de question de tactique et de chef, montre qu’il s’agissait d’une organisation semi-totalitaire qui combinait des traits de nationalisme extrémiste et de fascisme. L’OUN prévoyait la création d’un État ukrainien indépendant qui fût allié de l’Allemagne nazie et sous la dictature des chefs de l’OUN. Cet État monoethnique était censé inclure des parties de la Russie, de la Pologne et de la Biélorussie. (Ivan Katchanovski, Terrorism or National Heroes? Politics of the OUN and the UPA in Ukraine, 2010, Canadian Political Science Association, p. 6)

Après avoir participé à l’offensive de l’Axe contre l’URSS, l’OUN-B proclame le 30 juin 1941 à Lviv un État indépendant.

L’épisode le plus controversé fut la déclaration d’indépendance par les partisans de la fraction de Bandera qui entra à Lviv en tant que bataillon Nathtigal intégré à l’armée allemande entrée en Ukraine. La déclaration (Akt) comprenait l’engagement à se lier étroitement à la grande Allemagne nationale-socialiste qui, sous le commandement d’Hitler « crée un ordre nouveau en Europe et dans le monde ». (David Marples, Heroes and Villains: Creating National History in Contemporary Ukraine, 2007, Central European University Press, p. 112-113)

Mais, en septembre 1941, Hitler récuse tout État ukrainien. La Légion ukrainienne de l’OUN (bataillon Roland et bataillon Nathtigal) est dissoute, Bandera est arrêté. Certains nationalistes ukrainiens rejoignent alors directement l’appareil des occupants : police nazie (Gestapo et police supplétive), SS (administration des camps d’extermination et guerre contre l’URSS) ou Einsatzgruppen (extermination des communistes et des Juifs à l’arrière du front de l’Est).

Entre juin et octobre 1941, sur la ligne de front de la Baltique à la mer Noire, les unités spéciales (einsatzgruppen) massacrèrent de manière systématique la population juive en Ukraine, dans le district Bialystok [Pologne], en Russie du sud, en Lituanie et en Lettonie, faisant plus d’un million de morts. (Sabine Dullin, Histoire de l’URSS, 1994, La Découverte, p. 47)

D’autres fascistes optent pour l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). La différence n’est pas si grande car l’UPA de l’OUN-B vise en priorité les partisans et l’Armée rouge, voire les civils désarmés des minorités nationales…

L’UPA, dès sa création au printemps 1942, mena une campagne de terreur de masse envers la minorité polonaise de Volhynie… Les études historiques montrent que beaucoup de membres de l’OUN et une partie significative de l’UPA étaient impliqués dans le génocide nazi. La politique d’extermination nazie entraîna environ 7 millions de morts (dont 1,5 million de Juifs d’Ukraine). L’OUN-B et l’OUN-M établirent la police et l’administration locales de nombreuses régions d’Ukraine, surtout à l’ouest, à la faveur de l’occupation allemande de 1941. Quoique la police fût réorganisée par les autorités allemandes à l’automne 1941, l’OUN maintint une présence significative et garda informellement le contrôle… La police locale contribua au succès du génocide nazi des Juifs, des Ukrainiens, des Biélorusses et des Polonais. (Ivan Katchanovski, Terrorism or National Heroes? Politics of the OUN and the UPA in Ukraine, 2010, Canadian Political Science Association, p. 7)

Malgré les réticences d’Hitler envers tout armement des sous-hommes slaves, un bataillon SS est formé en 1943 à partir d’Ukrainiens de l’Ouest, avec la complicité des nationalistes.

La formation de la division SS Galicie fut officiellement annoncée le 4 mai 1943… Les journaux de l’OUN-M lui firent la plus grande publicité. La position du groupe nationaliste rival fut moins claire, étant illégal… Ce qui est clair est que, si l’OUN-B n’apporta pas son soutien officiel, elle ne s’y opposa pas. (John Armstrong, Ukrainian Nationalism 1939-1945, 1955, Columbia University Press, p. 169)


En 1944, alors que les Juifs et souvent les soldats de l’URSS (ukrainiens inclus) sont exterminés, Bandera et les autres chefs de l’OUN sont relâchés par les nazis en retraite. Ils se trouvent en compétition avec l’armée blanche du général Vlassov.

Aucun choix définitif ne fait entre Vlassov et les chefs ukrainiens. Ces derniers furent autorisés à organiser leurs compatriotes. En même temps, Vlassov avait toute liberté d’attirer à son mouvement les Ukrainiens. (John Armstrong, Ukrainian Nationalism 1939-1945, 1955, Columbia University Press, p.  183)

Après la défaite de l’impérialisme allemand, Bandera poursuit sa besogne en rejoignant son service secret (BND) où sont d’ailleurs reconvertis bon nombre de nazis. Le fasciste ukrainien Mykola Lebed, qui dirigeait la police secrète de l’OUN-B, a une carrière encore plus brillante après la guerre. Il travaille pour les services secrets américains (CIC, CIA) et participe à de nombreux programmes de sabotage en Europe centrale.

1941-1945 : la mobilisation des travailleurs de toute l’URSS contre le nazisme

La 4e Internationale appelle ses partisans d’URSS à prendre toute leur place dans cette guerre.

La défaite de l’URSS dans la guerre mondiale signifierait non seulement le renversement de la bureaucratie totalitaire, mais la liquidation des nouvelles formes de propriété, l’effondrement de la première expérience d’économie planifiée et la transformation de tout le pays en colonie, c’est-à‑dire la remise à l’impérialisme de ressources naturelles colossales qui lui donneraient un répit jusqu’à la troisième guerre mondiale. Ni les peuples de l’URSS ni la classe ouvrière mondiale dans son ensemble ne veulent un tel résultat. (Lev Trotsky, La Guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, mai 1940, GB, p. 18)

Face à l’agression de l’Axe, les équipements manufacturiers d’Ukraine qui peuvent l’être sont transférés à l’est et les infrastructures sont détruites. L’URSS organise des partisans avec l’appui de la population en Ukraine et dans les autres territoires occupés. Ceux que l’idéologie nazie désignait comme des races inférieures, des sous-hommes (untermensch) se lèvent héroïquement contre l’armée impérialiste lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943 et lors de la guérilla des partisans de 1941 à 1944.

Il y eut une résistance déterminée au joug allemand. Des partisans soviétiques opéraient à l’arrière des lignes allemandes. Selon certaines sources, jusqu’à 200 000 combattants, la plupart ukrainiens, attaquaient les lignes de ravitaillement et de communication durant l’occupation. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 110)

Comme celle de Leningrad toujours assiégée par l’armée allemande et l’armée finlandaise, la population de Moscou, menacée, se dresse contre l’envahisseur fasciste. L’Armée rouge sauve la capitale en décembre 1941. L’hiver suspend l’offensive de la Wehrmacht, mal équipée pour les rigueurs du climat.

Hitler décida de ne pas se lancer dans une économie de guerre totale… L’intention des nazis était de transférer, autant que possible, les coûts humains et économiques aux nations conquises, si bien que le peuple allemand serait épargné par les chocs qui avaient déstabilisé leur société en 1918. Les étonnants succès sur la Pologne et sur la France confortèrent la guerre courte et la mobilisation réduite, renforcèrent la confiance du nazisme… Mais, à la fin 1941, son armée était gelée en Russie, ses transports s’effondraient, ses chars s’enlisaient et il était coincé dans un affrontement destructeur dans lequel il allait subir des pertes monumentales, décisives qui, à elles seules, empêchaient Hitler de prétendre gagner la Deuxième guerre mondiale. (Gabriel Kolko, Century of War, 1994, The New Press, p. 182-183)

La base de l’armée allemande est majoritairement composée d’ouvriers, d’employés et de paysans qui sont réticents à la guerre et qui sont, pour certains, marqués par les traditions socialistes du SPD et du KPD. L’état-major et l’appareil nazi, redoutant la répétition de l’indiscipline et de l’insoumission de 1917-1918, soumettent les troupes à une répression considérable. Elle a des effets délétères sur le moral. Les conscrits de l’Armée rouge sont, globalement, bien plus motivés. Les travailleurs, ukrainiens et tatars compris, ne se dérobent pas face à l’irruption raciste et à la contre-révolution fasciste ; à l’arrière, les peuples de l’URSS font tourner avec dévouement l’industrie de l’URSS à plein à partir de 1942.

L’offensive menée par Staline en mars 1942 en Ukraine, mal préparée, est un échec. L’armée allemande avance de nouveau en territoire russe et commence le siège de Stalingrad (aujourd’hui Volgograd) en juillet 1942. Alors, toute la population de la ville, délibérément ciblée par l’aviation allemande, se mobilise. Staline, qui ne va jamais sur le front, laisse enfin les généraux conduire les opérations. Quand les troupes terrestres de l’Axe donnent l’assaut à Stalingrad, elles se heurtent à une résistance farouche de l’Armée rouge et des habitants, en particulier dans les quartiers ouvriers.

Avec la participation des travailleurs de cette grande ville industrielle, la défense prit des aspects épiques. Vague après vague, les assauts allemands furent sur le point de conquérir toute la cité, pour être arrêtées à chaque fois par les contre-attaques de l’Armée rouge et des travailleurs qui défendaient une zone, une usine, une tête de pont. Cette opposition décima les réserves allemandes et donnèrent à l’état-major soviétique un répit nécessaire. Cette résistance reflétait clairement un phénomène social : la supériorité des soldats et des ouvriers dans le combat urbain, maison par maison ou sur une barricade. (Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, 1986, Verso, p. 125)

La contre-offensive de l’Armée rouge débute en novembre 1942 et l’armée allemande subit sa première défaite en février 1943.

Au début 1943, les Allemands subirent un tournant sur le front est. Les troupes soviétiques, au prix d’un million de morts, les battirent à la bataille de Stalingrad et commencèrent à repousser les armées allemandes vers l’ouest. À l’été 1943, juste au nord de l’Ukraine, l’Armée rouge gagna la bataille de Koursk… En août, les forces soviétiques avaient libéré Kharkiv à l’est de l’Ukraine. En juillet 1944, elles prirent Lviv ; en octobre 1944, l’Armée rouge pénétra en Transcarpatie, ce qui conduisit la presse soviétique à proclamer l’Ukraine totalement libérée. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 110)


L’Armée rouge à Lviv, juillet 1944

Stalingrad marque le tournant de la 2e Guerre mondiale en Europe, avec la révolution prolétarienne qui abat en juillet le régime fasciste en Italie. Après la série d’échecs et de défaites qui ont permis la guerre mondiale, la classe ouvrière reprend l’initiative, même si sa portée est limitée par la faiblesse des bolcheviks-léninistes en 1943 : la grève du nord de l’Italie est contrôlée par la sociale-démocratie (PSIUP) et surtout le stalinisme (PCI), l’URSS reste aux mains de la clique de Staline.

1941-1945 : le sabotage de la lutte de classe par les chauvins russes

La bureaucratie stalinienne, sachant que son existence même est menacée par l’impérialisme allemand, finit par se mobiliser et mener la guerre. Mais à sa manière, bien éloignée de celle des bolcheviks de 1917, qui étaient avec les autres membres de la Gauche de Zimmerwald et les spartakistes allemands, l’avant-garde du prolétariat mondial. Redoutant la révolution socialiste en Allemagne et dans toute l’Europe capitaliste car elle se traduirait fatalement par son éviction par les travailleurs de l’URSS, elle donne une tournure chauvine à la défense de la fédération. En même temps, subordonne les partis communistes aux bourgeoisies alliées à partir de 1941 et elle liquide l’Internationale communiste en 1943.

Le résultat immédiat est la prolongation de la guerre et des souffrances infligées aux peuples d’URSS ; la conséquence, à plus long terme, est l’affaiblissement de l’URSS qui finit par son éclatement en 1991 et par la restauration consécutive du capitalisme par les différentes fractions nationales de la bureaucratie.

La bureaucratie choisit de baptiser « grande guerre patriotique » la défense de l’URSS face à l’impérialisme dirigé par les fascistes. Par-là, elle n’entend pas tant un patriotisme de toute l’URSS, légitime, que la régression dans le nationalisme grand-russe qui renforce la réaction (dont l’Église orthodoxe) et repousse les minorités nationales.

C’est le 3 juillet 1941 seulement, plus de dix jours après l’attaque, que Staline adresse au peuple russe son célèbre appel radiodiffusé… Il exalte la « guerre nationale patriotique » menée contre Napoléon Ier par le peuple russe… Le 7 novembre sur la place Rouge, lors du traditionnel défilé de troupes qui, cette fois, montent au front, il appelle à la résistance jusqu’au bout au nom des « grands ancêtres », Alexandre Nevski, Souvorov, Koutouzov. (Pierre Broué, Histoire du Parti bolchevique, 1963, Minuit, p. 427-428)

De 1943 à 1944, Staline crée des décorations à référence grand-russe (ordres de Koutouzov, Nakhimov, Ouchakov, Souvorov) ou recrée des récompenses tsaristes abolies en 1918 (ordres de Nevski, Saint-Georges). Selon les mythes chrétiens, Georges est un tueur de dragon du 4e siècle ; il décore les armoiries tsaristes, avec l’aigle bicéphale. Nevski est un chef féodal du début du 13e siècle et aussi un « saint » pour l’Église orthodoxe. Nakhimov, Ouchakov, Souvorov et Koutouzov sont des généraux ou des amiraux qui ont servi les tsars à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle. Les « grands ancêtres » grands-russes invoqués par Staline ne diffèrent en rien des autres mythes nationalistes.

Au cours de la guerre civile, les idées du socialisme international et de la révolution mondiale animaient l’Armée rouge. Plus tard, les bolcheviks étaient persuadés que, si la Russie était attaquée, elle réussirait à transformer la lutte en une guerre de classe à l’intérieur de chaque nation. La foi dans l’internationalisme révolutionnaire s’était évanouie peu à peu, pour disparaître presque complètement après la propagande prolongée en faveur du socialisme dans un seul pays et la condamnation des représentants les plus marquants de l’idée internationaliste dans les grandes purges. (Isaac Deutscher, Staline, 1951, Gallimard, p. 580-581)

Les épaulettes et le salut aux officiers sont rétablis en 1943. L’Église gréco-orthodoxe est réhabilitée aussitôt après la dissolution de l’IC. Le divorce entre époux est rendu plus difficile.

La lutte de classe est gommée. L’ennemi est plutôt désigné comme « Allemand » que « fasciste » ; la presse publie des articles d’Ehrenbourg qui écrit : « les Allemands ne sont pas des êtres humains », « si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta journée est perdue ». En décembre 1943, le gouvernement remplace L’Internationale par un nouveau chant officiel qui honore Staline et débute ainsi :

Indestructible est l’Union indestructible des républiques libres scellée pour toujours par la Grande Russie. (Hymne de l’Union soviétique, 1943)

L’Armée rouge des ouvriers et paysans est rebaptisée Forces armée soviétiques en 1946. Peu avant, recevant l’état-major le 25 mai 1945 au Kremlin, le chef suprême déclare :

Je bois avant tout à la santé du peuple russe, parce qu’il apparait comme la nation la plus avancée de toutes celles qui composent l’Union soviétique. Je porte un toast à la santé du peuple russe parce qu’il a été reconnu par tous, dans cette guerre, parmi les peuples de notre pays, comme la force dirigeante de l’Union soviétique. (Iossif Staline, Œuvres t. 16, NBE, p. 90)

Le chauvinisme grand-russe empêche de s’adresser aux travailleurs allemands sous l’uniforme et d’affaiblir ainsi l’armée impérialiste, il divise les peuples de l’URSS et mine la fédération, bref il affaiblit l’État ouvrier.

L’Armée rouge et l’US Air Force font tout pour empêcher la révolution allemande, quitte à prolonger la guerre et le régime nazi.

Les « Alliés » étaient hantés par la crainte de la révolution en Allemagne. Dès 1943, ils ont conjointement et systématiquement tout mis en œuvre pour qu’elle ne se produise pas : bombardement systématique des villes allemandes pour terroriser et pulvériser les masses prolétariennes ; affirmation de la responsabilité collective du peuple allemand ; déportations massives de populations ; partage de l’Allemagne en zones d’occupation où l’autorité militaire abat son poing de fer. (Stéphane Just, La Vérité n° 588, septembre 1979)

L’armée et le NKVD dissolvent tous les comités ouvriers qui se forment en Allemagne de l’est, bureaucratie de l’URSS la pille par ses prélèvements sur la production et des transferts d’équipements industriels, affaiblissant objectivement et subjectivement la classe ouvrière allemande et renforcent l’impérialisme.

La politique contre-révolutionnaire actuelle de pillage de l’Europe orientale et de complète suppression dans ces pays du mouvement des masses ne peut que conduire au renforcement inévitable de l’Amérique et des préparatifs qu’elle fait pour écraser définitivement l’URSS. (Manifeste de la 4e Internationale, mars 1946, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 2, p. 371)

Par conséquent, l’organisation internationale bolchevik-léniniste, en même temps qu’elle avance des revendications transitoires se prononce pour l’évacuation de toutes les troupes d’occupation de l’Europe et de l’Asie.

1944-1946 : la déportation des Tatars de Crimée et des Polonais d’Ukraine

Staline déporte de 1943 à 1944 les peuples du Caucase : Tchétchènes, Ingouches, Karatchaïs, Balkars, Kalmouks… et de la Crimée : Tatars, Grecs, Allemands, Arméniens… (900 000 personnes au total).

En 1944, les déportations touchèrent surtout les Tatars de Crimée dès mai, aussitôt après la reprise de presqu’île par l’Armée rouge. Les Tatars estiment à 400 000 le nombre des leurs qui furent victimes de ces déportations. On sait d’ailleurs qu’en avril 1944 les villages tatars de Crimée furent systématiquement incendiés. (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 258-259)

Entre 22 % et 46 % des déportés tatars meurent. La République autonome de Crimée est abolie le 30 juin 1945 et la péninsule est intégrée à la Russie.

L’Ukraine est exsangue après l’évacuation des troupes de l’impérialisme allemand : 7 millions de morts, récoltes détruites, villes dévastées… Si les populations d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie vivent majoritairement le rattachement à l’URSS comme une nouvelle invasion (ils ont été conquis en 1940 grâce à un accord entre Hitler et Staline), celles de Biélorussie et d’Ukraine (souvent russophones) se sentent davantage libérées de la colonisation nazie. En outre, la victoire de l’Armée rouge unifie leur territoire historique. Ainsi, la République d’Ukraine est augmentée de la Galicie, de la Ruthénie, de la Bucovine et de la Bessarabie.

De multiples migrations spontanées d’ensuivent et aussi des épurations ethniques opérées délibérément par les États. En ce qui concerne la seule Ukraine, plus d’un million de personnes sont déportées de force dans un sens ou un autre.

Le déplacement des frontières de l’Ukraine vers l’ouest entraîna des transferts significatifs de population entre la Pologne et l’Ukraine, dont 800 000 Polonais déplacés dans un sens et presque 500 000 Ukrainiens dans l’autre. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 111)

Les Hongrois et Allemands d’Ukraine subcarpathique sont arrêtés en masse et déportés en Sibérie (24 000). Les Ukrainiens eux-mêmes échappent au sort des Tatars.

Les Ukrainiens n’évitèrent ce sort que parce qu’ils étaient trop nombreux et qu’il n’y avait pas d’endroit où les déporter. (Nikita Khrouchtchev, Rapport au 20e congrès du PCUS, 1956, dans Branko Lazitch, Le Rapport Khrouchtchev et son histoire, 1976, Seuil, p. 117)

La gestion de l’Ukraine unifiée est confiée de nouveau au satrape Khrouchtchev.

Pour les Ukrainiens, Khrouchtchev symbolisait la répression des années trente… C’est dans les nouvelles provinces incorporées à l’Ukraine que l’ordre soviétique s’abattit avec la plus grande rigueur. En Ukraine occidentale et en Galicie, après l’expulsion des minorités polonaises, ce furent les populations ruthéno-ukrainiennes qui furent à leur tour victimes de l’épuration… (Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, 1993, Perrin, p. 271)

La reprise en main politique de l’Ukraine est douloureuse.

Entre 1939 et 1947, 1,1 millions d’Ukrainiens ont été déportés au goulag ; 620 000 furent libérés, 170 000 moururent en captivité. (France Meslé, Jacques Vallin, Les Cahiers de l’INED n° 152, juillet 2003)

Les nationalistes ukrainiens abandonnent leurs traits fascistes les plus voyants sur les conseils de leurs nouveaux maîtres, les bourgeoisies impérialistes américaine et britannique. À cause de la nature du régime stalinien et de sa politique envers les minorités, les nationalistes ukrainiens se révèlent capables de prolonger leur guérilla contre l’Armée soviétique. Il faut la collaboration de la Pologne pour en venir à bout.

Les organisations militaires de partisans nationalistes (en Ukraine, l’UPA comptait 20 000 combattants à l’automne 1944) résistaient à l’intégration forcée dans l’empire soviétique et rencontraient la sympathie des paysans hostiles à la collectivisation… ce fut seulement à la fin de 1950 que le régime soviétique prit le contrôle de l’Ukraine occidentale. (Sabine Dullin, Histoire de l’URSS, 1994, La Découverte, p. 56)

L’économie ukrainienne renaît. L’agriculture produit 30 % du blé, 40 % de la betterave et 40 % de la pomme de terre, pour une superficie totale de seulement 3 % de l’URSS. L’industrie manufacturière est reconstruite à l’est et amorcée à l’ouest.

Toute la culture, et même la science, sont sous la tutelle stérilisante du régime. La bureaucratie xénophobe dénonce le « cosmopolitisme » qui peut englober, suivant les besoins, la minorité juive, la culture étrangère ou l’internationalisme prolétarien. La russification reprend en Ukraine.

1953-1964 : l’Ukraine et la Crimée à l’époque de la « déstalinisation »

L’atmosphère de préparation d’une purge qui prévalait à la veille de la mort de Staline recréait parmi les bureaucrates le sentiment d’insécurité, la conscience de la précarité de leur situation et de leur existence même… (Pierre Broué, Histoire du Parti bolchevique, 1963, Minuit, p. 508)

La bureaucratie de l’URSS veut cesser de vivre dans la terreur, mais elle va ouvrir une boîte de Pandore. Le « présidium » (nom qu’a pris le bureau politique en 1936 à 1966) et le comité central du Parti « communiste » de l’URSS, évincés depuis la guerre par le secrétariat personnel de Staline, se réunissent à nouveau. Khrouchtchev, nommé secrétaire du parti unique, entame un processus de sortie du totalitarisme (« déstalinisation ») en même temps qu’il essaie de négocier avec l’impérialisme américain (« coexistence pacifique ») et de rééquilibrer la croissance économique (« rattraper et dépasser les États-Unis »).

La « déstalinisation » présente dès le début des limites. Inspirée par la disparition de Staline et déclenchée par l’intensification du travail exigée en RDA par Ulbricht, la révolution ouvrière d’Allemagne de l’est est brisée par les Forces armées « soviétiques » en juin 1953. Il n’est pas question de laisser les travailleurs prendre le pouvoir en RDA, car la contagion toucherait toute l’Allemagne, toute l’Europe et l’URSS elle-même.

Après la 2e Guerre mondiale, les Forces armées « soviétiques » ne tirent plus un coup de feu contre une armée impérialiste ; elles servent principalement à intimider et réprimer les travailleurs allemands, hongrois, polonais, tchécoslovaques… et ceux de l’URSS. D’autant que des grèves de travailleurs salariés éclatent à Moscou, Leningrad et Kiev en 1953. Stimulés aussi par la mort du despote, les travailleurs prisonniers du goulag se mettent en grève à Vorkouta, Norilsk, Kenguir, Taïchet, Ekibastouze, Djezkazgane en 1953-1954. Ils sont généralement fusillés mais ils contribuent à la dislocation du goulag.

En février 1956, Khrouchtchev délivre au 20e congrès du PCUS un Rapport sur le culte de la personnalité qui se révèle incapable d’expliquer les racines sociales et politiques de la tyrannie de son ancien maître. Cependant, il dénonce le recours à la torture, la terreur qu’a fait régner Staline, son ignorance économique et ses limites militaires. Il rend publics les derniers écrits de Lénine, accablants pour Staline. Ainsi, il joue avec le feu, dynamitant de manière irréversible l’idéologie et l’autorité de la bureaucratie étatique, ce dont Thorez et Mao s’émeuvent.

Dans son rapport, Khrouchtchev aborde l’oppression nationale qu’il réduit à la déportation interne de peuples entiers. Encore est-il sélectif car il oublie les Baltes, les Allemands de la Volga et les Tatars de Crimée. Il ne dit mot des déportations externes, dont l’épuration ethnique des Polonais d’Ukraine.

À la suite du 20e congrès, Khrouchtchev libère 310 000 prisonniers du Goulag, desserre la censure et annule des mesures xénophobes quoique cette magnanimité ne s’étende pas aux Tatars.

Les « peuples punis » furent amnistiés puis autorisés à rentrer chez eux, à l’exception des Tatars de Crimée. (Sabine Dullin, Histoire de l’URSS, 1994, La Découverte, p. 71)

La République d’Ukraine se voit accorder plus d’autonomie.

Le pouvoir de Khrouchtchev fut favorable à l’Ukraine. Parce qu’il considérait l’Ukraine comme sa base politique, il promut plusieurs dirigeants d’Ukraine au gouvernement de toute l’URSS à Moscou. Pour la première fois depuis les années 1920, des Ukrainiens de souche furent cooptés au pouvoir dans la République et dominèrent la hiérarchie du Parti communiste ukrainien. L’économie fut décentralisée, ce qui donnait plus de prise aux ministres ukrainiens sur les entreprises locales. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 112)

En 1954, Khrouchtchev intègre, sans consultation de la population et encore moins des Tatars déportés, la Crimée à l’Ukraine.

En 1954, pour célébrer le 300e anniversaire du traité de Pereïaslav, la Crimée fut transférée de la République de Russie à celle de l’Ukraine, en dépit de la composition majoritairement russe de la Crimée, des Russes étant venus la repeupler quand les Tatars avaient été déportés. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 113)

Mais la déstalinisation va s’arrêter face à la mobilisation des étudiants et des travailleurs de Pologne et de Hongrie. La bureaucratie de l’URSS fait de face à une insurrection prolétarienne dans la zone-tampon qu’elle s’est ménagée contre l’impérialisme.

En 1956, Khrouchtchev décide d’écraser la révolution ouvrière de Hongrie qui comporte, comme celle d’Allemagne de 1953, une dimension de révolte contre l’oppression nationale et qui rallie la majorité du Parti communiste hongrois.

En 1957, Khrouchtchev tente de décentraliser la planification : il crée des « conseils économiques régionaux » (sovnarkhozes) : il y en a 104 au total, dont 11 en Ukraine. La réforme échoue, mais le développement de l’agriculture, du bâtiment et de l’industrie des biens de consommation améliorent le niveau de vie des masses. Par exemple, l’entreprise ukrainienne ZAZ commence à fournir des voitures à partir de 1956. En 1961, au 22e congrès du PCUS, Khrouchtchev affirme que l’URSS parviendra au communisme en 20 ans. Cependant, en 1962, une augmentation des prix de produits alimentaires suscite grèves et émeutes, à partir d’une usine de locomotives, à Novotcherkassk, près de Volgograd : 26 manifestants sont tués et 87 autres blessés par les forces de répression.

Le choc de la déstalinisation, la menace de révolution prolétarienne, l’humiliation subie devant les États-Unis à Cuba en 1962 (« crise des missiles ») et certains échecs économiques (comme « l’opération des terres vierges » lancée en 1954) contribuent à la destitution de Khrouchtchev par le présidium en octobre 1964.

1964-1989 : l’Ukraine emportée dans le déclin de l’URSS

Les facteurs de désagrégation ne disparaissent pas pour autant. Plus l’économie de transition est développée et plus elle devient complexe, plus elle nécessite son intégration à l’économie mondiale et la participation aux décisions des producteurs eux-mêmes. Or, la bureaucratie est incapable d’assurer la première dans des conditions favorables par la révolution communiste dans un ou plusieurs pays avancés. Elle refuse encore plus la démocratie soviétique qui serait pour elle un suicide immédiat.

Les successeurs de Khrouchtchev (Brejnev, Andropov, Tchernenko, Gorbatchev) contribuent à empêcher la révolution socialiste mondiale, en particulier en Tchécoslovaquie (1968) et en Pologne (1971, 1981), mais aussi, grâce à leur influence sur des partis ouvriers et des confédérations syndicales, en France (1968), en Italie (1969), au Chili (1973), en Grèce (1973), au Portugal (1974), en Espagne (1976), au Nicaragua (1979), en Iran (1979), en Afrique du Sud (1990)…

Par conséquent, face à la pression militaire permanente de l’impérialisme américain et de son OTAN, la bureaucratie de l’URSS n’a d’autre recours que l’épuisante « course aux armements » qui déforme la production et pèse lourdement sur la consommation des masses. L’économie militaire est particulièrement implantée en Ukraine : chantiers navals de la ville de Mykolaïv, aéronautique…

C’est seulement après la Seconde guerre mondiale, plus précisément après la mort de Staline, que le « complexe militaro-industriel » dit VPK, connait une expansion… L’Ukraine représentait 40 % du VPK de l’ex-URSS. 90 % des activités étaient concentrées à l’est. (Annie Daubenton, Ukraine, l’indépendance à tout prix, 2009, Buchet-Chastel, p. 103)

En 1965, l’écrivain ukrainien Ivan Dziuba rédige un essai qui oppose le chauvinisme stalinien à la politique bolchevik des nationalités (Internationalisme ou russification ?). L’ouvrage est interdit, Dziuba est licencié, il est emprisonné en 1972 pour 18 mois, à l’époque où Petro Shelest dirige la république d’Ukraine. Pourtant, profitant de l’affaiblissement du centre consécutif à la « déstalinisation », le porte-parole de la bureaucratie ukrainiennes tente de desserrer la tutelle grand-russe.

Petro Chelest, un Ukrainien de souche qui était devenu le chef du KPU [Parti communiste d’Ukraine] en 1963… Celui-ci affronta Brejnev et la direction de Moscou parce qu’il était un avocat décidé de l’économie et de la culture ukrainiennes… Pour lui, « l’Ukraine soviétique devait être une Ukraine forte avec un économie développée et une culture nationale ». En tant qu’ancien manager dans l’industrie manufacturière, Chelest insistait pour que l’Ukraine reçût une juste part de l’investissement soviétique et il protestait contre les politiques qui réaffectaient des fonds pour l’industrie minière d’Ukraine à l’extraction de gaz et de pétrole en Sibérie. Il parlait ukrainien comme langue maternelle et n’hésitait pas à rendre hommage à la langue et à la tradition nationale dans ses discours… (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 113)

Léonid Brejnev, un Ukrainien de langue russe, le destitue en 1972.

Quand Brejnev consolida son pouvoir à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il se tourna contre Chelest et les autres dirigeants des Républiques. Il élimina Chelest en 1972. (Paul Kubicek, p. 113)

Brejnev nomme alors Vladimir Chtcherbitski afin de ramener la république d’Ukraine dans l’orbite grand-russe. La voie des institutions officielles et de la réforme de l’URSS se révélant bouchée, en l’absence d’opposition prolétarienne reprenant le flambeau du bolchevisme, la « dissidence » prend alors en Ukraine une tournure nettement nationaliste (et cléricale).

En même temps que le chômage réapparait, la pègre s’épanouit à l’échelle de toute l’URSS en lien avec le pourrissement de la bureaucratie.

La stabilité des cadres sous Brejnev favorisa le développement de la corruption et la mise en place de réseaux mafieux (pratiquant le détournement de fonds, la contrebande et le trafic de drogue) qui parasitaient l’économie officielle et possédaient des complicités à tous les niveaux de l’appareil, jusque dans l’entourage de Brejnev. (Sabine Dullin, Histoire de l’URSS, 1994, La Découverte, p. 86-87)

Brejnev décède en 1982 et est remplacé par Iouri Andropov qui meurt lui-même en 1984. En 1973, l’URSS signe les accords d’Helsinki avec les États-Unis et tous les États européens. Ils affirment l’inviolabilité des frontières et réclament le respect des libertés démocratiques, en échange de la promesse (illusoire) de la fin de la course aux armements qui épuise l’URSS.

À partir de sa nomination au poste de secrétaire général du PCUS en mars 1985, Gorbatchev tente de mener de front des réformes économiques (perestroïka) pour faire repartir la croissance, des réformes politiques (glasnot, demokratizatsiia) pour élargir la base sociale du régime et des concessions à l’impérialisme (au Nicaragua, en Afrique du Sud, en Afghanistan, en Allemagne…) pour en obtenir des crédits et la fin de la course aux armements.

En 1986, la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine) montre l’impéritie de la bureaucratie de l’URSS. Gorbatchev et Chtcherbitski camouflent le danger à la population.

Avec la libéralisation politique, les publications et les regroupements se multiplient, dont certains défendent les libertés démocratiques (comme Memorial) et d’autres, à l’opposé, le totalitarisme fascistes (comme Pamiat, héritière des Cent-Noirs antisémites du tsarisme). En Ukraine, des associations petites-bourgeoises mettent en avant la langue ukrainienne et tentent de s’appuyer sur les bourgeoisies impérialistes ouest-européennes et nord-américaines (que la bureaucratie du Kremlin sollicite elle-même de plus en plus).

Le bolchevisme ne renait pas. Aucune organisation marxiste de taille significative n’émerge en Russie ni en Ukraine, à cause de la destruction de la 4e Internationale en 1949-1953 sous l’influence du stalinisme et de l’opportunisme de tous ses épigones.

1989-1992 : la classe ouvrière d’URSS paralysée faute de parti propre

Des regroupements nationalistes se développent en Ukraine sous les appellations de Groupe ukrainien d’observation des accords d’Helsinki (UUH, 1976) et de Mouvement populaire d’Ukraine (Roukh, 1989). Celui-ci organise des manifestations de rue à l’ouest qui restent sans écho à l’est et au sud.

En juillet 1989, les mineurs du Kouzbass (sud de la Sibérie) font grève. En septembre, Gorbatchev accorde aux républiques de la fédération le droit de nouer des relations avec les États étrangers et les organismes internationaux. Les mineurs du Donbass (est de l’Ukraine) entrent en grève.

Les grèves étaient de nature économique, les travailleurs demandaient des augmentations de salaire, l’amélioration de leurs conditions de travail, le ravitaillement des magasins, en particulier de savon. Les grèves constituaient une réaction à la détérioration des conditions économiques consécutive à la perestroïka… Elles n’avaient pas de dimension nationaliste, et tenaient à distance les rares représentants locaux du Roukh et de l’UUH, voire leur étaient hostiles… Les mineurs mirent sur pied des comités de grève indépendants pour protester contre les politiques d’entreprise et d’État. Ils reprirent le travail fin juillet après que Moscou ait accédé à toutes leurs revendications, incluant plus d’autogestion des mines. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 129)

Le secrétaire du Parti communiste d’Ukraine Chtcherbitski est destitué. En octobre, le droit de grève est accordé. En novembre, les mineurs de charbon de Vorkouta (au nord de la Sibérie) font grève. Le mouvement des mineurs se dresse contre la bureaucratie. Mais celle-ci parvient à ruser en négociant, en concédant, et éteint la grève région après région.

Les travailleurs du Kouzbass, du Donbass et de Vorkouta ne parviennent pas à se joindre et à tracer une voie pour toute la société car le stalinisme est parvenu, en 60 ans, à briser sur place la continuité avec le bolchevisme et la révolution d’Octobre et internationalement à liquider la 4e Internationale. Le mouvement ouvrier mondial entre en crise théorique et stratégique à un niveau sans précédent. Faute de direction, les travailleurs d’URSS sont réduits à être spectateurs ou des auxiliaires de forces sociales qui les écrasent ou qui veulent l’exploiter.

Les nouveaux capitalistes, oligarques ou mafieux (ou les deux à la fois), trouvent leur représentant politique en Eltsine, qui a rompu avec le PCUS en perdition et qui dirige la République de Russie grâce aux premières élections libres.

En Ukraine, aux élections de mars 1990, le Bloc démocratique (dominé par le Roukh) est majoritaire en Galicie et obtient un quart des suffrages au total. Le ralliement à l’indépendance de la majorité du PCUK dirigée par Kravtchouk lui permet de conserver la majorité.

Les grèves se multiplient en 1991 en URSS, mais aucun parti ouvrier n’émerge. Sans programme, sans parti, la classe ouvrière se révèle, malgré son potentiel et ses luttes, incapable de préserver la propriété collective, de sauver la fédération et de prétendre au pouvoir.

Pour rétablir l’ordre et préserver l’URSS, l’aile « conservatrice » de la bureaucratie tente un coup d’État, en août 1991. Le cerveau de la conspiration, le président du KGB Krioutchkov, a participé à la répression en Hongrie en 1956. Les putschistes n’ont qu’un faible écho dans la population, leur appel ne faisant aucune référence à la lutte de classe ni au socialisme, promouvant des « économies modernes de marché », leur première mesure étant d’interdire toute manifestation.

Eltsine en triomphe aisément en s’appuyant sur l’armée, les medias et des manifestations à Moscou et à Leningrad. Gorbatchev, complaisant à l’égard du coup, en sort marginalisé. Eltsine interdit le PCUS, adopte le drapeau tricolore de l’Empire russe.

Pour restaurer pleinement le capitalisme, pour transformer la force de travail en marchandise, pour extorquer la plus-value, pour accumuler le capital, la bourgeoisie russe émergente abat ce qui reste de l’État ouvrier que la bureaucratie a sapé depuis 1923. Le 8 décembre 1991, à Minsk, se déroule un coup d’État qui est, lui, victorieux : les présidents de la Russie, de la Biélorussie, de l’Ukraine et du Kazakhstan dissolvent l’URSS.

1989-1992 : les puissances impérialistes s’engouffrent à l’est de l’Europe

L’abolition en 1989, sous la pression de la population est-allemande, de la frontière qui la retenait prisonnière et divisait l’Allemagne, puis la restauration du capitalisme amorcée par les bureaucraties de Roumanie, de Pologne et de Hongrie en 1989 et enfin l’éclatement de l’URSS en 1991 livrent les travailleurs de toute l’Europe centrale et orientale à l’exploitation capitaliste (ou à son corrélatif, le chômage), ouvrent cette zone aux marchandises et aux groupes capitalistes des États-Unis, d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne…

Par exemple, quand l’Ukraine envisage d’exploiter ses ressources en gaz de schiste au lieu de dépendre des importations de Russie, deux compagnies américaines sont sur les rangs.

Selon le rapport de l’administration américaine de l’énergie (EIA) de juin 2013, elles lui conféreraient (hors Russie) le troisième rang européen derrière la Pologne et la France. Deux majors pétroliers ont signé des accords de prospection en Ukraine dans le domaine du gaz de schiste, Shell à l’Est en janvier 2013 sur le champ gazier de Yuzivska et Chevron à l’Ouest (zone d’Oleska) en novembre 2013. (Les Échos, 22 mai 2014)

Pour sa part, l’Union européenne (UE) jouit de sa proximité géographique, de sa relative prospérité et de son caractère apparemment démocratique et fédératif.

L’Allemagne et la France ont conçu l’UE, dès 1957, comme le moyen de surmonter pacifiquement l’étroitesse de leurs frontières et de faire face à la supériorité de leurs rivaux impérialistes d’alors (américain et japonais). Mais les bourgeoisies nationales s’avérant incapables de se passer de leur État archaïque, il n’y a pas d’unification européenne. Au contraire, le continent continue à se fragmenter.

La seule exception est la disparition de la RDA. Dès 1990, l’Allemagne capitaliste absorbe l’Allemagne de l’Est, où le capitalisme avait été exproprié puis la classe ouvrière écrasée. La frontière de l’UE est repoussée à l’est. Puis l’Union européenne est rejointe par 11 États d’Europe centrale : en 2004, l’Estonie (ex-URSS), la Lettonie (ex-URSS), la Lituanie (ex-URSS), la Pologne, la Tchéquie (ex-Tchécoslovaquie), la Slovaquie (ex-Tchécoslovaquie), la Hongrie, la Slovénie (ex-Yougoslavie) ; en 2007, la Roumanie et la Bulgarie ; en 2013, la Croatie (ex-Yougoslavie). Depuis mai, l’Union européenne propose un partenariat à l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan ; l’offre ne s’étend pas à la Russie.

Mais, l’UE n’étant qu’un bloc entre États, elle ne peut garantir en tant que telle à ses membres une défense. Au point de vue militaire, les États-Unis gardent la prépondérance mondiale par leur budget militaire colossal (4,1 % du PIB en 2014). En 2003, une coalition menée par les États-Unis comportant la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne… envahit l’Irak, alliée de la Russie, sous un prétexte mensonger, malgré l’opposition cette dernière, de la Chine, de l’Allemagne et de la France.

L’armée américaine, comme toute armée impérialiste, a pour fonction de protéger les intérêts collectifs des grands groupes capitalistes étatsuniens. Les États-Unis ne tolèrent pas de troupes étrangères sur leur territoire mais ils entretiennent dans le monde entier une flotte gigantesque et des enclaves qui leur sont concédées. Ainsi, en Europe, ils disposent de bases militaires en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grèce, au Portugal, au Danemark, aux Pays-Bas, en Turquie…

En Europe, le militarisme étasunien recourt au masque de l’Alliance atlantique (OTAN). En 1999, l’OTAN intervient en Serbie, un allié de la Russie, (sous prétexte d’un génocide envers la minorité albanaise d’une région de Serbie, le Kosovo). En 2001, l’OTAN envahit l’Afghanistan qui jouxte des États issus de l’URSS : le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan.

La nouvelle bourgeoisie russe est affaiblie par l’adhésion à l’OTAN d’États qui firent partie de la zone tampon de l’URSS (Hongrie, Pologne, Tchéquie en 1999 ; Bulgarie, Roumanie, Slovaquie en 2004) et même de l’URSS (Estonie, Lituanie, Lettonie en 2004). Elle est confrontée à un véritable encerclement par l’implantation d’une nouvelle base américaine au Kirghizistan, d’une base de l’OTAN au Kosovo et d’une autre en Pologne.

En 2003, la prétendue « révolution des roses » change le gouvernement de la Géorgie, qui postule désormais à l’ONU et renforce son armée en s’appuyant sur les États-Unis. En 2004, la « révolution orange » secoue l’Ukraine contre l’immixtion russe. En 2008, le Kosovo, aux mains des nationalistes mafieux issus de l’UCK maoïste, proclame son indépendance que les États-Unis, le France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, reconnaissent immédiatement tandis que la Chine et la Russie la condamnent. La Biélorussie et l’Ukraine sont attirées par l’UE, voire l’OTAN.

1991-2015 : la renaissance de l’impérialisme russe

Qu’une puissance impérialiste accorde plus de libertés démocratiques ou soit plus faible économiquement et militairement qu’une autre ne conduit pas les communistes à soutenir celle-là contre celle-ci. Sinon, la guerre de l’Empire russe contre l’Empire japonais aurait été approuvée par le mouvement ouvrier russe en 1904, comme celle contre l’Empire allemand en 1914. Comme l’issue des opérations militaires l’a montré dans les deux cas, l’impérialisme russe était moins puissant que ses rivaux à l’est et à l’ouest.

Le prolétariat conscient est impérativement tenu de sauvegarder sa cohésion de classe, son internationalisme, ses convictions socialistes, contre le déchaînement du chauvinisme de la clique bourgeoise « patriotique » de tous les pays. (Manifeste du comité central du POSDR, 11 octobre 1914, dans Vladimir Lénine, Œuvres t. 21, ES-Progrès, p. 23)

La Russie de Poutine est aussi impérialiste que celle Nicolas II. Elle présente deux traits caractéristiques : formation de groupes capitalistes de dimension internationale, oppression d’autres nations.

En effet, le capitalisme russe repose sur des grands groupes du gaz et du pétrole, du nucléaire civil, des armements, du lancement de satellites, de la banque…

La Russie déploie des stratégies articulées pour s’imposer comme superpuissance énergétique et poursuit activement la constitution de grands groupes capables de se mesurer à leurs concurrents étrangers. Ses sociétés sont de plus en plus nombreuses à s’établir sur les places boursières internationales. (Gilles Favarel-Garrigues, Kathy Rousselet, La Russie contemporaine, 2010, Fayard, p. 182)

Par ailleurs, l’État bourgeois russe est oppresseur, en son propre sein, de plusieurs nations, sans compter une domination avérée sur d’autres nations formellement indépendantes de sa périphérie. En 1991, la Russie néo-capitaliste bricole, dans l’urgence, une alliance nommée Communauté des États indépendants (CEI), à laquelle adhèrent tous les États issus de l’URSS, sauf les pays baltes. Jamais dissoute, la CEI reste une coquille vide, ce qui conduit en 1995 à la création d’une union douanière réduite à la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. En 2000, cet accord est rebaptisé Communauté économique eurasienne. En 2014, celle-ci est remplacée par l’Union économique eurasiatique (UEEA).

La puissance économique, militaire, diplomatique et politique de l’impérialisme russe est certes dérisoire par rapport à l’impérialisme dominant, mais elle est démesurée par rapport à ses voisins, à l’exception de la Chine dont elle recherche l’alliance pour pouvoir tenir tête aux États-Unis. L’État russe dispose d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU.

Dans la plus grande partie du monde, son influence est réduite ; pour ses voisins immédiats, la pression économique et la menace militaire sont sensibles. À l’occasion, la bourgeoisie russe recourt au chantage de ses exportations de gaz et de pétrole.

L’utilisation de « l’arme » énergétique est systématisée… Initié avec l’Ukraine dans l’hiver 2005-2006, l’alignement des livraisons de gaz russe sur les cours mondiaux est vite élargi à l’ensemble des clients de Moscou, y compris ses alliés les plus fidèles comme la Biélorussie et l’Arménie… L’ampleur de la réaction ampleur de Moscou à l’attaque géorgienne les 7-8 août 2008, avec l’occupation temporaire d’une partie du territoire géorgien puis la reconnaissance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, puis de la nouvelle « guerre du gaz » avec Kiev en janvier 2009 ne laissent guère de doute sur la détermination du Kremlin à utiliser tous les moyens pour préserver son influence dans ce qu’il considère comme sa sphère d’intérêt stratégique. (Jean Radvanyi, La Puissance russe défiée dans son étranger proche, dans Gilles Favarel-Garrigues, Kathy Rousselet, La Russie contemporaine, 2010, Fayard, p. 204)


L’armée est certes inférieure à celle des États-Unis, mais sans rivale en Europe centrale et dans le Caucase. Elle est d’emblée de grande taille et munie d’un vaste arsenal nucléaire. Depuis, elle a été modernisée.

Cette réforme avait été planifiée dès le deuxième mandat présidentiel de Vladimir Poutine (2004-2008), mais elle n’a été achevée que sous Dmitri Medvedev (2008-2012), à une époque où les relations avec l’Occident étaient bonnes. Elle est due à un changement radical de la doctrine militaire : la décision fut prise, contre l’avis d’une partie des chefs du complexe militaro-industriel russe, de moderniser les forces armées grâce à l’achat d’armements et de technologies à l’étranger. (Pavel Felgengauer, « Ukraine : les arrière-pensées de Poutine », Politique internationale n° 145, hiver 2014-2015)

Israël, par exemple, lui vend des drones. Aujourd’hui le budget militaire représente 4,4 % du PIB (à peu près la même proportion que le militarisme américain). Elle a organisée une alliance militaire (l’OTSC) avec l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Serbie, la Tadjikistan). Elle a obtenu des bases militaires (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Syrie, Tadjikistan). En 2012, le Kirghizstan prolonge de la présence militaire russe sur la base de Kant jusqu’à 2032 ; il ferme la base américaine de Manas en 2014. En Syrie, la base militaire est à Tartous, un port sur la Méditerranée.

Quand, dans la cadre de la poussée révolutionnaire qui ébranle l’Afrique du nord et le Proche-Orient, la population tente en 2011 de secouer la dictature du Baas et de la dynastie Assad, la Russie apporte son soutien diplomatique au régime et continue à lui vendre des armes. Au Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine et la Russie s’opposent à toute sanction durant toute l’année 2013. Prenant prétexte d’une attaque au gaz sarin en 2014 par l’armée près de Damas, la France et les États-Unis menacent d’intervenir ; néanmoins, Poutine sauve Bachar el-Assad en proposant que le régime s’engage à détruire ses armes chimiques.

L’État impérialiste russe délivre des passeports aux minorités russes des États voisins. Les gouvernements bourgeois russes successifs jouent des minorités russes au sein des États voisins qui tentent de se tourner vers l’UE et l’OTAN (Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie, Ukraine).

Au nom des liens du sang et des solidarités historiques et culturelles, Moscou entend garder un droit de regard sur les populations russes demeurant dans les nouveaux États indépendants… En Ukraine, la Russie soutient les revendications autonomistes de la population de Crimée. (Françoise Daucé, La Russie postsoviétique, 2008, La Découverte, p. 41)

Par contre, Poutine, qui réclame aujourd’hui le fédéralisme pour l’Ukraine, met fin à l’autonomie des minorités non russes en Russie.

Poutine abolit, au nom de la lutte contre le terrorisme et la corruption, les élections directes des gouverneurs et des présidents de républiques. Après une loi examinée en urgence au Parlement en décembre 2004, elles seront remplacées par un retour aux nominations par le Kremlin. (Jean-Charles Lallemand, L’Émancipation et la mise au pas des pouvoirs régionaux, dans Gilles Favarel-Garrigues, Kathy Rousselet, La Russie contemporaine, 2010, Fayard, p. 136)

Le chauvinisme règne dans les médias russes, particulièrement en cas de conflit.

1991-2008 : les précédentes interventions militaires russes

En 1991, Eltsine se résigne à l’indépendance formelle d’Ukraine, de Biélorussie et de Géorgie, qui étaient au temps de l’URSS des républiques distinctes de la Russie, mais envoie l’armée en Tchétchénie, qui fait partie de l’État russe.

Le 6 septembre 1991, le général Doudaev, président élu, a proclamé la Tchétchénie indépendante… Le président Eltsine a décrété l’état d’urgence en Tchétchénie en juin 1992, ce qui s’est traduit par un blocus économique et aérien… Le 11 décembre 1994, la Russie est intervenue militairement… (Claude Cabanne, Elena Tchistiakova, La Russie, 2002, Colin, p. 24)

La paix est signée en 1996. La Tchétchénie se proclame de nouveau indépendante en 1998 et tente de l’imposer au gouvernement de Russie, selon les méthodes typiques des nationalistes et des islamistes, par la multiplication d’attentats contre la population civile. Poutine, ancien directeur des services secrets (FSB) qui est nommé Premier ministre par Eltsine en août 1999, déclenche une deuxième guerre impérialiste au nom de « l’anti-terrorisme » (ce vocable sera repris en 2014 par le gouvernement ukrainien).

Le 1er octobre 1999 les troupes russes pénètrent au nord de la Tchétchénie pour une opération qualifiée d’antiterroriste… L’avancée des soldats est précédée d’un véritable écrasement de la zone par des bombardements qui provoquent de lourdes pertes parmi les civils et un véritable exode vers l’Ingouchie voisine où l’on comptera 238 000 réfugiés fin 1999. À la mi-février, avec de lourdes pertes, les Russes achèveront de contrôler Grozny entièrement dévastée. (Claude Cabanne, Elena Tchistiakova, La Russie, 2002, Colin, p. 25)

Les medias sont mobilisés au service de l’intervention impérialiste.

Lors de la deuxième guerre de Tchétchénie, lancée en septembre 1999 par Vladimir Poutine (tout juste nommé premier ministre de Boris Eltsine), une couverture médiatique totalement biaisée a permis le ralliement majoritaire de l’opinion publique aux agissements de l’armée russe, y compris contre la population civile. À la différence de la première guerre tchétchène, seuls les journalistes pro-gouvernementaux avaient désormais l’autorisation de se rendre sur place, …qui chantaient à longueur de reportages complaisants les louanges d’une armée russe « héroïque » – et qui, en réalité, était essentiellement occupée à kidnapper, à tuer, à torturer et à piller. (Pavel Felgengauer, Politique internationale n° 144, été 2014)

Cependant, les Comités des mères de soldats et Memorial s’opposent courageusement à la guerre coloniale. En juillet 2009, la journaliste Natalia Estemirova, qui enquête en Tchétchénie pour Memorial sur les multiples violations des droits de l’homme, est assassinée.

Du moins, formellement, la Tchétchénie fait partie de la Russie. Mais celle-ci intervient militairement aussi dans les États voisins de « l’étranger proche » : en Moldavie en 1992 (avec le soutien de l’Ukraine), en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014…

Le gouvernement russe soutient par les armes les populations slaves de Transnistrie, une région de Moldavie majoritairement russophone… Il apporte en sous-main une aide militaire à la république d’Arménie, en conflit avec l’Azerbaïdjan voisin, pour le contrôle du Haut-Karabakh. Il aide les nationalistes abkhazes et ossètes qui souhaitent faire sécession de la Géorgie. (Françoise Daucé, La Russie postsoviétique, 2008, La Découverte, p. 40)

1991-2009 : la bourgeoisie ukrainienne en équilibre instable entre impérialismes

En octobre 1990, les étudiants se mobilisent pour la « démocratie », la « réforme économique » et la souveraineté, ils sont protégés par le renfort des travailleurs, en particulier de l’usine Arsenal (Kiev). En conséquence, le Premier ministre est démis et Leonid Kravtchouk, ancien dirigeant du PCUK, président du Parlement prend les rênes. En novembre 1990, il signe un traité avec Eltsine.

Profitant de la paralysie des institutions de l’URSS, le parlement ukrainien (qui reprend le nom de Rada) proclame l’indépendance le 24 août 1991, ce qui scelle le sort de l’URSS. Le Komunistychna Partia Ukraïny (KPU, Parti communiste ukrainien) est dissout, interdiction qui sera levée plus tard. À Kiev, la statue de Lénine est remplacée par un écran publicitaire géant.

Le 1er décembre 1991, un référendum plébiscite l’indépendance (90 %). Partout, le Oui l’emporte, même dans les parties russophones : en Crimée (54 %), dans l’est (88 %) et dans le sud (87 %). La plupart des habitants comprennent l’ukrainien et le russe (40,3 % parlent les deux en 2010), les mariages entre « Russes » et « Ukrainiens » sont fréquents.


Lors de l’élection présidentielle, tenue aussi le 1er décembre 1991, Kravtchouk l’emporte sur le candidat du parti nationaliste bourgeois Roukh (61 % contre 23 %). Le président et son opposition ont la même ambition : bâtir un État bourgeois solide en Ukraine, pour parrainer un capitalisme ukrainien.

Tant Leonid Kravtchouk, l’ancien communiste élu président en décembre 1991 que l’opposition nationale-démocrate de la Roukh et d’autres partis d’accordèrent au début des années 1990 sur la nécessité de bâtir des institutions étatiques solides. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 142)

Comme en Russie, les nouveaux capitalistes (les « oligarques ») pillent la propriété collective en même temps que le grand banditisme.

La prise de contrôle se fait souvent de manière ouvertement criminelle. On pousse d’abord l’entreprise à la faillite ou le directeur à la démission. Si le responsable n’a toujours pas cédé, les forces de l’ordre ou les services de sécurité –achetés par le clan- se chargent de menaces plus convaincantes. (Annie Daubenton, Ukraine, l’indépendance à tout prix, 2014, Buchet-Chastel, p. 115)

La restauration du capitalisme conduit à un effondrement du niveau de vie des travailleurs pire qu’en Russie, au raccourcissement de l’espérance de vie, au creusement des inégalités.

La séparation affecte l’appareil industriel qui était complémentaire de celui de la Russie. D’où l’écho des accords économiques avec la Russie, surtout dans l’industrie minière et manufacturière, surtout dans l’est de l’Ukraine. L’Ukraine devient un pays d’émigration massive, estimée à 5,5 millions de personnes, ce qui explique en partie la popularité du rattachement à l’Union européenne. L’adhésion de leur État permettrait aux travailleurs et étudiants ukrainiens de circuler librement dans l’UE et plus facilement dans le reste du monde.


Malgré toutes les promesses des partis nationalistes, l’Ukraine indépendante est bien obligée de composer avec l’impérialisme américain triomphant et l’impérialisme russe renaissant. En décembre 1991, Kravtchouk (Ukraine) signe avec Eltsine (Russie) et Chouchkievitch (Biélorussie) le traité de la Communauté des États indépendants (CEI). L’Ukraine rejoint en 1992 le Fonds monétaire international (FMI), une entente entre puissances impérialistes qui prête aux États en difficulté en échange de mesures favorables au capital mondial.

À partir de 1992, l’Ukraine négocie la répartition des dépouilles de l’armée de l’URSS avec la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne.

L’Ukraine entra en négociation avec la Russie et d’autres États post-soviétiques pour le partage de l’armée soviétique. La position de l’Ukraine était que les troupes et l’équipement stationné en Ukraine devaient s’incorporer aux forces armées ukrainiennes, les 800 000 soldats hérités de l’URSS devant prendre l’engagement de défendre l’Ukraine. Le refus ukrainien de céder ces atouts à la Russie compliqua les relations avec celle-ci et aussi les États occidentaux, préoccupés par la sécurité de l’arsenal nucléaire soviétique. De son côté, l’Ukraine cherchait à obtenir, en contrepartie des missiles, des compensations financières et des garanties de sécurité de la part de la Russie comme des Etats occidentaux. (Paul Kubicek, The History of Ukraine, 2008, Greenwood Press, p. 142)

Les quatre aboutissent en 1994 au Mémorandum de Budapest. L’Ukraine renonce à l’arme nucléaire en échange de la reconnaissance de ses frontières, Crimée incluse, par la Russie.

La nouvelle bourgeoisie tente de résister aux appétits opposés du nouvel impérialisme russe et des vieux impérialismes occidentaux, afin de conserver une base à l’accumulation autochtone du capital.

Économiquement, on peut dire que Koutchma [président de 1994 à 2005] puis Ianoukovitch [premier ministre de 2002 à 2005, de 2006 à 2007, président de 2010 à 2014] ont joué le rôle d’État préservant le capital ukrainien… Pendant des années, Koutchma et Ianoukovitch furent aussi capables de différer la question du choix entre intégrer la sphère économique de l’Europe ou celle de la Russie, équilibrant entre Ouest et Est, empêchant les groupes capitalistes russes ou européens d’absorber les ukrainiens. (Volodymyr Ishchenko, New Left Review n° 87, mai 2014)

En 1994, l’Ukraine signe un accord de partenariat avec l’UE et se rapproche de l’OTAN. En 1998, l’Ukraine signe un accord économique avec la Russie pour dix ans. En 2003, la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan annoncent un espace économique commun (EEC). En 2007, l’Ukraine rencontre l’UE. En 2008, l’OTAN décide que, à terme, la Géorgie et l’Ukraine seront admises dans l’alliance. En 2010, l’Ukraine négocie un accord d’association avec l’UE. En 2013, l’Ukraine signe pour être observatrice dans l’Union économique eurasiatique (UEEA : Russie, Biélorussie et Kazakhstan).


La plupart des politiciens ukrainiens sont, au lieu de tenter d’exprimer politiquement les intérêts d’ensemble de la classe capitaliste, des oligarques eux-mêmes. Sans négliger de truquer à l’occasion les élections et de prendre le contrôle des médias, les partis des oligarques attisent les particularismes locaux, linguistiques et ethniques pour s’assurer une base politique. Certains commémorent la tsarine Catherine II qui, au compte de la noblesse russe, a écrasé la révolte des paysans d’Ukraine en 1775 et a imposé le servage à l’Ukraine en 1785 ; d’autres réhabilitent les nationalistes de type fasciste (OUN-UPA de Bandera) qui ont servi d’auxiliaires à la colonisation allemande en 1941 et à l’extermination des Juifs et des communistes durant la 2e Guerre mondiale. Ainsi, emportées par des intérêts rivaux et par courte vue, toutes les fractions de la bourgeoisie ukrainienne affaiblissent la capacité de toute leur classe à résister à la pression de bourgeoisies étrangères et préparent, sans le savoir, l’éclatement du pays.

En 2001, le capitalisme ukrainien bénéficie d’une phase d’expansion économique. Mais la crise capitaliste mondiale de 2007-2009 fait replonger l’économie.

2009 : les pressions opposées des bandits impérialistes s’accentuent


Le chômage augmente et des dizaines de milliers de petits patrons font faillite. La brutalité de la récession complique le jeu d’équilibre entre l’Union européenne et la Russie.

Le maintien de l’équilibre entre les impérialismes, aussi périlleux et contradictoire fût-il, a toujours été l’axe de la politique domestique et étrangère conduite par le bloc oligarchique. L’Ukraine a été frappée sévèrement par la crise économique de 2007-08, avec un PIB plongeant de 15 pour cent en 2009. La crise a nettement entamé la capacité du pays à maintenir l’indépendance économique, car jusqu’à 60 pour cent du PIB de l’Ukraine sont dépendants des exportations. Une fois combinée avec le déficit croissant de gaz, cette situation a rendu plus pressant une décision sur l’alignement soit sur la Russie soit sur l’Ouest. (Sean Larson, New Politics n° 57, été 2014)

La Russie, d’un côté, et les impérialismes occidentaux (par l’intermédiaire du FMI et de l’UE), de l’autre, augmentent la pression sur l’Ukraine.

Viktor Ianoukovitch, président (Parti des régions) élu en 2010, négocie avec le FMI un emprunt de 15,4 milliards d’euros en contrepartie de coupes budgétaires, de l’augmentation de 100 % du prix interne du gaz et de mesures contre les salariés. Kiev discute en novembre 2011, puis en février 2013 avec l’UE. La Russie adopte des mesures de rétorsion contre les exportations ukrainiennes en août 2013. L’UE propose de donner 45 millions d’euros si l’Ukraine signe l’accord d’association et de prêter 840 millions d’euros si l’Ukraine signe l’accord avec le FMI. Le chantage du FMI et de l’UE n’est guère différent des exigences de la Troïka envers la Grèce, un État membre de l’UE particulièrement malmené par la « grande récession » internationale.

Les conséquences potentielles d’un relèvement brutal des prix de l’énergie, tant pour la population que pour l’industrie de la région orientale du Donbass, peuvent faire hésiter le président ukrainien. La même semaine, il rencontre le président russe Vladimir Poutine à Sotchi. Sans doute discutent-ils déjà d’une solution alternative à celle du FMI. (Julien Vercueil, Le Monde diplomatique, juillet 2014)

La Russie manoeuvre pour garder l’Ukraine dans son UEEA, en offrant des conditions apparemment moins contraignantes que le FMI et l’UE.

Les grandes lignes de la proposition russe ne sont dévoilées que le 17 décembre, dans un mouvement tactique de M. Poutine pour reprendre la main. Son plan prévoit un prêt de 15 milliards de dollars, une baisse d’un tiers du prix du gaz vendu à son voisin et des assouplissements concernant la dette de Naftogaz envers Gazprom, le tout sans condition affichée. C’est un pied de nez au FMI et à l’Union européenne. (Julien Vercueil, Le Monde diplomatique, juillet 2014)

Le président ukrainien refuse alors de céder aux exigences de l’UE.

Le 21 novembre 2013, M. Viktor Ianoukovitch suspend la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne. Cette volte-face déclenche des rassemblements à Maïdan, la place de l’Indépendance de Kiev. (Julien Vercueil, Le Monde diplomatique, juillet 2014)

2013 : les manifestations chassent Ianoukovitch

Dans la nuit du 29 au 30 novembre, environ 10 000 manifestants défilent contre la décision du président de choisir, de fait, la Russie plutôt que l’Union européenne. Ils sont brutalement délogés de la place Maidan à Kiev par la police anti-émeute (les berkuts payés le double des policiers ordinaires) causant des dizaines de blessés.

Le mécontentement grandit -jusqu’à 500 000 manifestants- plus contre le chômage, la répression et la corruption du gouvernement qu’en faveur de l’adhésion à l’UE. L’Église orthodoxe d’Ukraine appuie les manifestations, ainsi que les partis Batkivshchyna (Patrie), UDAR (Alliance démocratique ukrainienne pour la réforme), Svoboda (Liberté). Des politiciens américains (John McCain, Parti républicain ; Chris Murphy, Parti démocrate) prennent la parole sur la place Maidan de Kiev et rencontrent les trois chefs de l’opposition parlementaire, y compris celui du parti fasciste renommé par antiphrase Svoboda en 2004 en présence de Jean-Marie Le Pen.

Des journalistes et des opposants sont enlevés, tabassés ou assassinés par les sbires d’Ianoukovitch. Le 16 janvier 2014, une majorité de la Rada (dont le Parti des régions et le Parti communiste d’Ukraine) vote des mesures liberticides. Le 22 février, des tireurs causent 82 morts et 622 blessés. Sur le terrain, l’organisation fasciste Praviy Sektor (Secteur droit) prend de plus en plus de place.

Praviy Sektor regroupe quelques milliers de personnes… Déçus de Svoboda, des membres de formations ultranationalistes, hooligans, paumés se retrouvent dans ses rangs. Praviy Sektor attire un éventail assez large d’individus dont le dénominateur commun est d’abord le goût pour l’action radicale. (Emmanuel Dreyfus, Le Monde diplomatique, mars 2014)

Le 8 décembre 2013, les bandes de Svoboda abattent à Kiev une statue de Lénine. Le 1er janvier 2014, environ 15 000 nationalistes défilent à l’appel de la Svoboda, du Pravy Sektor et de la brigade Azov pour célébrer le 105e anniversaire de la naissance du chef fasciste Bandera.


Les fascistes attaquent le mouvement ouvrier au cours des manifestations de Maidan.

L’extrême-droite a chassé un groupe d’anarchistes qui organisaient l’autodéfense. Ils ont aussi attaqué physiquement des gens de gauche et des syndicalistes qui venaient diffuser des tracts de soutien. (Volodymyr Ishchenko, New Left Review n° 87, mai 2014)

Le 21 février 2014, les ministres des affaires étrangères d’Allemagne (SPD), de France (PS) et de Pologne passent un compromis avec le président : un gouvernement provisoire avec comme premier ministre Iatseniouk (du parti Batkivshchyna) est mis en place. L’accord, approuvé par Svoboda, est récusé par les manifestants. Le Parti des régions se fracture et la Rada bascule le 22 février. Ianoukovitch est exfiltré par les services secrets (FSB) en Russie. Le 27 février, le parlement ukrainien ratifie le gouvernement provisoire qui comporte des membres de Svoboda et de Praviy Sektor. La présence de plusieurs ministres fascistes au nouveau gouvernement désigné par la Rada n’empêche pas les « démocraties » américaine et européennes de le reconnaître aussitôt.

Quand on accuse ce gouvernement d’être d’extrême droite, c’est faux. Il y a trois membres du parti Svoboda qui est un parti plus à droite que les autres, mais l’extrême droite n’est pas au sein du gouvernement. (Laurent Fabius, France Inter, 11 mars 2014)

Le même jour, sur proposition des partis Batkivshchyna et Svoboda, la Rada vote l’abrogation de la loi de 2012 sur les langues régionales, ce qui retire le statut de langue officielle aux langues minoritaires, dont le russe dans 13 des 27 régions (cette loi ne sera pas ratifiée par la présidence ukrainienne).

2014 : l’Ukraine est amputée de la Crimée

La riposte de l’État capitaliste russe au renversement de son atout ukrainien ne se fait pas attendre. La Crimée est très majoritairement russophone depuis que Staline a déporté les Tatars (une ethnie turcophone) en 1944. Elle héberge en outre des bases de l’armée russe. Le vote chauvin de la Rada contre le russe s’ajoute aux réhabilitations des collaborateurs des envahisseurs nazis pour pousser la population dans les bras des nationalistes russes.

Le 27 février, Aksionov est nommé Premier ministre de la Crimée alors que son parti avait obtenu 4 % dans la péninsule aux élections de 2010. Le même jour, des troupes cagoulées et aux uniformes dépourvus de signe distinctif s’emparent des deux aéroports de la Crimée (Simferopol et Sébastopol). Le 2 mars, l’armée russe camouflée achève la conquête de la Crimée, sans grande résistance. La flotte militaire de l’Ukraine tombe dans les mains de la marine russe.

Il va de soi que la prise de contrôle de la Crimée avait été préparée à l’avance… dès qu’il est devenu clair que le régime d’Ianoukovitch allait perdre le pouvoir… La nouvelle direction ukrainienne était impuissante. Au cours des années précédentes, les structures militaires ukrainiennes avaient été complètement infiltrées par nos agents et sympathisants… La trahison au sommet du commandement ukrainien a été massive. (Pavel Felgengauer, Politique internationale n° 145, hiver 2014-2015)

Le 6 mars, l’Union européenne décide une première série de sanctions contre la Russie. Le 11 mars, le parlement de Crimée vote à huis clos le rattachement à la Russie. Le 15 mars, plusieurs dizaines de milliers de manifestants protestent à Moscou. Le 18 mars, un référendum est organisé par les agents de Poutine, sous le contrôle de l’armée impérialiste. 96,8 % des votants ratifient le rattachement à la Russie. Les Tatars (12 % de la population) et les Ukrainiens (24 %) ne participent pas au scrutin.

Quoiqu’en disent en France le PdG et le PCF, l’annexion de la Crimée par Poutine n’a rien à voir avec le droit des peuples, surtout de la part d’un État qui a écrasé la Tchétchénie à deux reprises en moins d’un quart de siècle. Elle rappelle plutôt les manoeuvres de l’Allemagne impérialiste des années 1930 pour affaiblir la Tchécoslovaquie et la Pologne en utilisant leurs minorités allemandes. Le sort de la minorité tatare semble le confirmer.

Le Meijliss, l’assemblée représentative des Tatars de Crimée est empêchée de se réunir. Son président, Refat Tchoubarov, s’est vu interdire l’entrée de la péninsule pour une durée de cinq ans… Pis, sept Tatars ont « disparu » depuis le mois de mars. (Le Monde, 8 novembre 2014)

Le 1er avril 2015, la chaîne de télévision des Tatars de Crimée (ATR) cesse d’émettre.

2014 : la Russie et les États-Unis poussent à la guerre civile

Le 21 mars, l’UE et le gouvernement provisoire de Kiev signent l’accord d’association. Le 1er avril, Gasprom annonce l’augmentation d’un tiers du prix du gaz fourni à l’Ukraine.

Dans le sud et l’est, les manifestations pro-Russie organisées par le Parti des régions (la couverture d’une fraction des capitalistes) avaient jusqu’alors été maigres. La région du Donbass concentre une large partie la production d’acier et des mines de charbon du pays. Elle contribuait en 2013 à 16 % du PIB et un quart des exportations. En mars, les séparatistes y prennent les armes. Le 6 avril, ils s’emparent des sièges des gouvernements régionaux à Donetsk, Kharkiv et Lougansk. Ils proclament la République populaire de Donetsk et celle de Lougansk.

L’État russe les appuie militairement (des « volontaires » et de l’armement parviennent depuis février) et les encourage politiquement.

L’Ukraine, c’est « la Nouvelle Russie », c’est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kheerson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. Pourquoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. (Vladimir Poutine, 17 avril 2014)

Leurs bandes ont un drapeau commun : orange et noir, celui de l’ordre impérial et militaire de St Georges fondé par la tsarine Catherine II en 1769, supprimé par Lénine en 1918, revitalisé par Staline en 1943 pour la « grande guerre patriotique » et symbole d’allégeance à Poutine depuis 2005. À l’origine, les chefs séparatistes sont surtout des mafieux et des nationalistes russes, incluant des fascistes.

Le gouvernement de Kiev, avec le soutien du gouvernement français PS-PRG, répond par la guerre à l’inquiétude des russophones et de la partie la plus industrialisée du pays : le 13 avril, il lance une « opération antiterroriste » avec l’armée régulière et des forces paramilitaires. Celles-ci comprennent des armées privées d’oligarques, des armées fascistes telles le bataillon Azov composé de nazis ukrainiens, français et suédois, qui arborent le sigle fasciste de l’UPA. Le 24 avril, des blindés de l’armée ukrainienne entrent dans Sloviansk. Le 2 mai, à Odessa, des dizaines de civils pro-russes sont victimes des nationalistes ukrainiens.

Le 11 mai, les nationalistes russes organisent des référendums pour ratifier « l’indépendance » des régions de Donetsk et Lougansk. Le 25 mai, les élections présidentielles organisées par le gouvernement de Kiev donnent l’oligarque Petro Porochenko vainqueur dès le premier tour. S’ensuit une trêve de courte durée. Poutine accuse les États-Unis d’avoir poussé Porochenko à la reprise des opérations en juin. Le 24 juin, les dirigeants des républiques de Donetsk et de Louhansk annoncent la fusion sous le nom d’Union des républiques populaires (Nouvelle Russie). Le 17 juillet, les séparatistes abattent un avion civil avec un lance-missile BUK fourni par la Russie. Tout l’été, ils reculent.

Moscou purge la République populaire. Les aventuriers sont remplacés par des politiciens plus fiables et plus obéissants à Poutine. Fin août, l’armée russe préserve les « républiques populaires », en engageant des milliers de soldats, des blindés sud-africains et des drones israéliens.

Seule l’intervention des Russes a sauvé les séparatistes de l’anéantissement… Nous [l’armée russe], possédons des drones, l’Ukraine non… Les conséquences ont été dramatiques pour l’armée ukrainienne. Jour et nuit, les drones munis de caméras infra-rouges transmettaient l’information en temps réel à des unités équipées de lance-roquettes multiples. Les tirs précis qui s’ensuivaient détruisaient rapidement une unité ukrainienne après l’autre. (Pavel Felgengauer, Politique internationale n° 145, hiver 2014-2015)

Le 5 septembre 2014, un nouveau cessez-le-feu est conclu à Minsk. Il sera de courte durée. Le 16, l’accord d’association UE-Ukraine est ratifié par le Parlement européen et la Rada. Le 21 octobre, HRW révèle que l’armée ukrainienne a utilisé des bombes à sous-munition à Donetsk.

Le 26 octobre, des élections législatives se tiennent en Ukraine. Les deux coalitions gagnantes sont, d’une part, le NarodnyiFront (Front populaire) une scission de Batkivchtchyna dirigée par Iatseniouk ; d’autre part, le Blok Petra Porochenka (Bloc du président Petro Porochenko formé de Solidarnist et de l’UDAR). Le Parti « communiste » KPU reçoit moins de 3,9 % des voix. Svoboda n’obtient que 1,3 % des suffrages et Praviy Sektor 0,2 % ; les deux partis fascistes ne font pas partie du nouveau gouvernement dont le premier ministre est Iatseniouk.

Le 30 octobre, la Russie reprend ses livraisons de gaz à l’Ukraine. Le 2 novembre, les Républiques populaires de l’est élisent leur président : Zakhartchenko à Donetsk, Plotniski à Lougantsk, reconnus par Moscou. Le 25 novembre, après bien des tergiversations, le gouvernement français annonce qu’il ne livrera pas les deux porte-hélicoptères commandés par la marine russe. Le 23 décembre, la Rada demande l’adhésion à l’OTAN.

Le 24 janvier 2015, les séparatistes bombardent Marioupol (Donbass) qui compte un demi-million d’habitants. Le 5 février, le secrétaire d’État américain Kerry déclare que le président Obama va examiner la vente d’armes performantes à l’Ukraine. Depuis 2013, l’impérialisme américain est plus boutefeu que l’impérialisme allemand et que l’impérialisme français, qui entretiennent des relations économiques significatives avec la Russie. Le 11 février, sous l’égide de Hollande et Merkel, un nouveau cessez-le-feu est conclu (Minsk 2).

Alors que la guerre en Ukraine orientale reprenait un caractère offensif en janvier, les seconds accords de Minsk apparaissent comme le fruit d’efforts diplomatiques entrepris in extremis. Il aura fallu tout le poids du couple franco-allemand pour offrir une nouvelle chance à la paix. L’évocation par Washington début février d’une possible livraison d’armes sophistiquées aux Ukrainiens a conduit Paris et Berlin à lancer une initiative au plus haut niveau afin de repousser un risque d’escalade militaire avec la Russie. (Igor Delanoë, Le Monde diplomatique, mars 2015)


Le 27 février 2015, Boris Nemtsov, un ancien ministre d’Eltsine qui s’oppose à la guerre en Ukraine, est assassiné à Moscou. Le 11 mars 2014, le FMI accepte de prêter 16,5 milliards d’euros à l’État ukrainien car il s’engage à saigner les masses.

C’est un volet d’un plan plus vaste de 40 milliards de dollars. L’institution avait donné, en février, son accord préliminaire, à condition que Kiev mène à bien des réformes économiques. Le Parlement ukrainien a depuis adopté des mesures drastiques comme le triplement du prix du gaz et des réductions du montant des retraites. (Les Échos, 12 mars 2015)

1999-2015 : la complaisance de Poutine envers le fascisme

En Russie comme en Ukraine, la restauration du capitalisme a débridé les principales idéologies réactionnaires, qui traversaient déjà la bureaucratie : la religion qui légitime depuis l’apparition des classes sociales l’exploitation ; le nationalisme qui s’oppose à la lutte des salariés au nom de l’unité de toute la population locale contre l’étranger ; le racisme qui met au-dessus de tout l’ethnie. Eltsine puis Poutine propulsent l’Église chrétienne orthodoxe (le Patriarcat de Moscou). Des staliniens mutent en nationalistes impérialistes grands-russes : Parti national bolchevik (PNB), Parti communiste de la Fédération de Russie (PCFR). Des formations fascisantes ou fascistes les concurrencent sur ce terrain : Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), Rodina (Patrie)…

La politique de l’immigration de la Russie est raciste, analogue à celle d’Israël. En même temps que l’État bourgeois encourage, face à la baisse de la population, l’immigration ethnique russe (« les compatriotes vivant à l’étranger »), il désigne comme indésirables les travailleurs non russes venus des pays voisins.

En 2006, V. Poutine a instauré des quotas d’immigration pour les populations non russes. À la fin de l’année 2006, des restrictions à l’activité des migrants sur les marchés ont été instaurées… La majorité de ces migrants ne sont pas partis mais ont continué à travailler de manière illégale ; leur stigmatisation publique alimente cependant des violences à caractère raciste. (Françoise Daucé, La Russie postsoviétique, 2008, La Découverte, p. 99)

Poutine tolère, sur son propre sol, les exactions fascistes des « skinheads » et du DPNI (Mouvement russe contre l’immigration illégale).

À la fin des années 1990, le principal courant d’extrême-droite à disposer d’un ancrage social conséquent s’avère être la mouvance skinhead qui regrouperait environ 50 000 personnes… enfants de patrons de petites entreprises ou possédant des affaires commerciales… La violence des skinheads prend de l’ampleur au début des années 2000 : des pogroms sont organisés sur les marchés où travaillent des personnes identifiées comme étrangères… Ces actions sont largement impunies… La législation est dirigée uniquement contre les mouvements tels que le PNB qui remettent en cause l’autorité du Kremlin, non contre ceux qui appellent à la haine raciale. (Marlène Laruelle, Patriotisme, nationalisme, xénophobie, dans Gilles Favarel-Garrigues, Kathy Rousselet, La Russie contemporaine, 2010, Fayard, p. 352-353)

Le gouvernement russe pose au rempart antifasciste contre le gouvernement de coalition d’Ukraine, mais il s’acoquine avec les partis xénophobes, fascisants et fascistes, de toute l’Europe (Ataka en Bulgarie, Jobbik en Hongrie, FN en France, FPO et BZ en Autriche, LdN et FT en Italie, VB dans les Pays-Bas…). Par exemple, Le Pen est reçue avec les honneurs en juin 2013 à Moscou.

La présidente du Front national a longuement discuté mercredi avec le président de la Douma ainsi qu’avec Alexeï Pouchkov, qui dirige le comité des affaires internationales de la Douma. À l’issue de cette rencontre, Marine Le Pen a été sollicitée par les médias du pouvoir, qui ont offert une large couverture à sa première visite en Russie. (Le Figaro, 21 juin 2013)

Quand l’État russe organise en Crimée un référendum en mars 2014 pour légitimer l’invasion, on retrouve le FN parmi les observateurs qui valident le scrutin.

Aymeric Chauprade, conseiller spécial de Marine Le Pen pour les relations internationales, tête de liste du FN en Île-de-France aux élections européennes, se rendra dimanche en Crimée pour « observer le processus du référendum » sur un rattachement de la péninsule ukrainienne à la Russie. (Le Figaro, 13 mars 2014)

En avril 2014, Le Pen, bien reçue en Russie, y approuve les plans russes de fédéralisation de l’Ukraine, qui visent à la diviser et à la paralyser de manière à l’empêcher de basculer vers l’UE et l’OTAN.

La présidente du Front national français, Marine Le Pen, a soutenu samedi l’idée d’une fédéralisation de l’Ukraine, prônée par la Russie, lors d’une visite à Moscou. (Le Figaro, 12 avril 2014)

En retour, le FN a pu emprunter à un groupe bancaire de Russie, ce qui n’a pas pu se faire sans approbation du gouvernement Poutine-Medvedev.

Le FN a contracté fin septembre un prêt de 9 millions d’euros auprès de la banque russe First Cezch Russian Bank (FCRB), a dit aujourd’hui à l’AFP le trésorier du parti Wallerand de Saint-Just, confirmant une information de Médiapart. (Le Figaro, 22 novembre 2014)

Grâce à la tolérance du gouvernement russe qui prétend lutter contre le fascisme en Ukraine, le parti fascisant Rodina a pu organiser en mars 2015 une conférence européenne de fascistes à Saint-Pétersbourg (ex-Leningrad).

Des représentants d’une dizaine de partis de l’extrême droite européenne, pour certains réputés néonazis, se sont réunis dimanche en Russie lors d’un forum organisé par une formation pro-Kremlin, défendant les « valeurs traditionnelles » familiales et critiquant les sanctions contre Moscou liées à la crise ukrainienne. Près de 150 membres de mouvements nationalistes, comme les partis d’inspiration néonazie grec Aube dorée et allemand NPD ou le parti bulgare Ataka réputé pour sa rhétorique violente anti-minorité… Les partis d’extrême droite ont fait ces derniers mois entendre des voix favorables à la politique de Vladimir Poutine dans la crise ukrainienne, en opposition à ce qu’ils décrivent souvent comme l’impérialisme américain. (Le Point, 22 mars 2015)

Préparer la révolution socialiste pour en finir avec la guerre ethnique et l’immixtion des impérialistes

L’armée ukrainienne peut vaincre les bandes séparatistes, mais pas triompher de l’armée russe. L’armée russe peut battre l’armée ukrainienne, mais serait défaite par l’armée américaine. Le conflit risque donc de s’éterniser et même d’échapper au contrôle des puissances impérialistes qui l’entretiennent.

Lénine s’était prononcé en 1917 pour l’indépendance de l’Ukraine, de même Trotsky en 1939. Les communistes internationalistes sont pour le droit à la séparation des nations opprimées dans le but d’unir les travailleurs et ainsi préparer la révolution sociale, non parce que la séparation serait une solution progressiste.

Nous ne sommes pas partisans des petits États. Nous sommes pour l’union la plus étroite des ouvriers de tous les pays contre les capitalistes, les « leurs » et ceux de tous les pays en général. C’est justement pour que cette union soit une union librement consentie que l’ouvrier russe, ne se fiant pas une minute, en rien, ni à la bourgeoisie russe, ni à la bourgeoisie ukrainienne, est actuellement partisan du droit de séparation des Ukrainiens, ne voulant pas imposer à ceux-ci son amitié, mais gagner la leur en les traitant comme des égaux, comme des alliés, comme des frères dans la lutte pour le socialisme. (Vladimir Lénine, L’Ukraine, 28 juin 1917, Œuvres t. 25, p. 91)

L’indépendance des petites nations au sein d’un capitalisme en déclin et d’un monde dominé par les puissances impérialistes est une fiction. En outre, la création d’un nouvel État bourgeois se fait souvent au détriment des minorités nationales.

Les Tatars et les Ukrainiens de la Crimée, les Russes et les Ukrainiens du Donbass payent le prix fort de l’affrontement indirect entre bandits impérialistes. L’Ukraine s’est divisée au détriment des producteurs, mystifiés, paupérisés, déplacés, massacrés.

Deux années de récession, une base industrielle dévastée par un conflit qui a fait plus de 6 000 morts dans l’est du pays, une monnaie qui a perdu près de 70 % de sa valeur face au dollar depuis un an, une inflation proche de 35 %, une dette publique multipliée par deux en un an, des réserves de change représentant moins d’un mois d’importation et une activité quasi inexistante : l’économie ukrainienne est menacée d’effondrement et la population se débat dans d’immenses difficultés. (Le Monde, 14 mars 2015)

La bourgeoisie ukrainienne tout entière, à l’est comme à l’ouest du pays, a fait faillite. L’Ukraine n’a pas connu de révolution sociale en 2013, comme l’ont annoncé nombre d’opportunistes (en France : NPA, La Commune, etc.). Il n’y a même pas eu en 2014 de soulèvement spontané d’une minorité nationale opprimée, auquel Poutine aurait apporté une aide généreuse, comme le prétendent les poststaliniens (en France : PCF, PdG…) et les cryptostaliniens (en France : La Riposte, LTF…). La division du pays et la guerre actuelle sont dues surtout au heurt des appétits impérialismes.

Pendant un certain temps, deux gouvernements ont lutté en Norvège l’un contre l’autre : celui des nazis norvégiens, sous la protection des armées allemandes, au Sud, et le vieux gouvernement social-démocrate, avec son roi, au Nord. Les travailleurs norvégiens devaient-ils soutenir le camp « démocratique » contre le camp fasciste ? Par analogie avec l’Espagne, il faudrait au premier regard répondre : oui. Mais cela aurait, en réalité, constitué une faute très grave. En Espagne, il s’agissait d’une guerre civile en tant que telle ; l’intervention des puissances impérialistes extérieures avait, malgré toute sa signification, un caractère secondaire. En Norvège, il s’agit du heurt direct et immédiat de deux camps impérialistes, dont les gouvernements norvégiens en lutte ne sont que des instruments auxiliaires. Dans l’arène mondiale, nous ne soutenons ni le camp des Alliés ni celui de l’Allemagne. Nous n’avons donc pas le moindre droit de soutenir l’un de leurs instruments temporaires à l’intérieur de la Norvège. (Lev Trotsky, Bilan de l’expérience finlandaise, 25 avril 1940, Œuvres t. 23, ILT, p. 286-287)

Les travailleurs d’Ukraine et du reste du monde ne peuvent faire confiance à l’ONU qui est aux mains des mêmes bandits impérialistes, comme leur conseille la « 4e Internationale » pabliste (celle du NPA) ; ils n’ont pas à choisir entre le gouvernement de Kiev et celui de Donetsk-Lougansk.

Pas le moindre compromis avec l’impérialisme, qu’il soit fasciste ou démocratique ! Pas la moindre concession aux nationalistes ukrainiens, qu’ils soient réactionnaires-cléricaux ou pacifistes-libéraux ! (Lev Trotsky, La Question ukrainienne, 22 avril 1939, Œuvres t. 21, ILT, p. 130)

Les travailleurs des villes et des campagnes d’Ukraine doivent refuser d’avoir à choisir entre l’Union européenne et l’Union économique eurasiatique, rejeter tous les nationalismes, s’émanciper de tous les oligarques et de tous les partis bourgeois, s’unir dans des conseils démocratiques, renverser tous les gouvernements bellicistes (celui de Kiev, celui de Donetsk-Lougansk), les remplacer par leur propre gouvernement basé sur les conseils.

Le prolétariat doit pour cela bâtir son propre parti dans tout le pays. À son programme, les revendications démocratiques conséquentes (le droit à la séparation de la Crimée et du Donbass, le respect des langues et des minorités, la séparation de l’État et de la religion…), le désarmement des bandes fascistes de toutes obédiences, les revendications transitoires, le démantèlement de l’État bourgeois, l’expropriation des groupes capitalistes nationaux et étrangers, la planification sous le contrôle de la population…

Les héritiers du stalinisme et les centristes ne prennent pas le chemin d’un parti ouvrier révolutionnaire, car ils sont incapables de s’émanciper du capital et des puissances impérialistes qui écartèlent le pays. Deux formations cautionnent l’intervention impérialiste russe : le KPU (Parti communiste) soutenu par le PCF et Borotba (Lutte) soutenue par Syriza, DieLinke, la « 4e Internationale » healyste, la TMI grantiste… Une autre cautionne l’immixtion de l’UE et des États-Unis et avance le programme du parlementarisme bourgeois : Livoï Opozitsii (Opposition de gauche), soutenue par la « 4e Internationale » pabliste.

Pour éviter la catastrophe, il faut étrangler l’impérialisme. Toute autre méthode est une fiction, une illusion, un mensonge. (Lev Trotsky, Une leçon toute fraîche, 1938, Œuvres t. 19, ILT, p. 60)

Un parti ouvrier révolutionnaire ne peut être que la section d’une internationale ouvrière car les travailleurs d’Ukraine doivent se lier aux travailleurs des États-Unis, d’Europe et de Russie pour empêcher toute intervention impérialiste contre la révolution, pour édifier les États-Unis socialistes d’Europe et la République universelle des conseils.

La tâche du prolétariat européen n’est pas d’éterniser les frontières, mais de les supprimer par la révolution. Statu quo ? Non ! États-Unis socialistes d’Europe ! (Lev Trotsky, La Révolution trahie, août 1936, Minuit, p. 156)

2 avril 2015