Sentsov va-t-il mourir ? Sauverons-nous Sentsov ? (Arguments pour la lutte sociale/France)

Cette question met en jeu l’honneur et l’état du mouvement ouvrier européen. Dans les années 1970, en pleine « guerre froide », les forces avaient existé en lui pour sauver un Leonide Pliouchtch. A ce jour, les mobilisations en Europe occidentale en défense de la démocratie, des syndicalistes et de la liberté en Europe centrale et orientale sont à un niveau encore plus faible qu’en ce temps là. Nous ne reviendrons pas dans cet article sur les causes profondes de cette situation, qui appelle la construction d’un nouvel internationalisme digne de ce nom.

Une brèche s’ouvre. En tout cas, Sentsov a d’ores et déjà permis quelque chose, qui, espérons-le et agissons au plus vite pour cela, contribuera à le sauver, et qui doit servir de point d’appui dans la reconstruction ce ce véritable internationalisme qui n’ignore ni l’Ouest, ni l’Est, ni le Nord, ni le Sud.

Il a contribué à un début de clarification politique dans la représentation parlementaire, européenne et française, des courants politiques qui se présentent comme se situant à la gauche de ce qu’il est convenu d’appeler la « social-démocratie ».

Disons-le : une brèche s’ouvre. Et voici comment cela s’est passé.

Acte 1, la honte et le désespoir. C’était le 14 juin dernier.

Une motion est soumise au parlement européen demandant la libération d’Oleg Sentsov, ainsi que de Oyoub Titiev responsable de Mémorial en Tchétchénie, d’Alexandre Koltchenko et de l’ensemble des prisonniers politiques en Russie, ainsi que le respect de l’éthique médicale envers les emprisonnés politiques, le non recours à l’alimentation forcée envers les grévistes de la faim et le non recours à la torture.

Cette motion est votée par la grande majorité de cette assemblée mais elle reçoit les votes Contre, d’une part de toute l’extrême-droite (RN français, UKIP anglaise, Jobbick hongrois, Lega italienne …) ainsi que du M5S italien, et d’autre part de la majorité des membres présents du groupe GUE/NGL, soit 34 voix dont celles des deux PCF (P. Le Hyaric et M.P. Vieux), du FI Y. Omarjee, et de M.C. Vergiat, soit les 4 français, ainsi que tous les élus d’Espagne et de Portugal, les 3 de « l’Autre Europe avec Tsipras » en Italie, les élus de Die Linke, du PC tchèque qui vient d’entrer dans un gouvernement sur la ligne dite de l’ « axe de Visegrad », de Syriza (que sa gouvernance active en faveur des plans d’austérités « allemands » n’empêche pas de complaire à Poutine ! ) … L’élu du Parti de gauche suédois, celui de l’Alliance de gauche finlandaise et les trois néerlandais ont par contre voté Pour, l’élu présent du Sinn Fein irlandais (sur 5) s’abstenant.

Un tel vote était décisif. Qu’une majorité de députés européens votent « contre Poutine » n’a rien ni d’exceptionnel, ni de bouleversant, ni de révolutionnaire. Mais les formations appartenant ou étant issue du mouvement communiste au sens large, soit ont un lien historique avec la Russie, soit ont un poids persistant ou renouvelé dans le mouvement ouvrier et syndical, qui leur confère une responsabilité stratégique. Qu’ils se prononcent pour la liberté de Sentsov et Koltchenko ouvre une brèche et a du poids. Qu’ils se prononcent, comme ils l’ont fait là, contre leur liberté, est une aide décisive à Poutine, à la répression, et un coup contre Sentsov en danger de mort.

Voila pourquoi nous avions publié une lettre ouverte, le 17 juin, aux députés français du groupe GUE/NGL : https://aplutsoc.wordpress.com/2018/06/17/lettre-ouverte-a-patrick-le-hyaric-younous-omarjee-marie-christine-viergeat-et-marie-pierre-vieu/

Des échanges avec M.C. Vergiat sur les réseaux sociaux ou par divers militants, ainsi que l’interpellation par certains de ses camarades d’un élu européen de la tendance Anticapitalistas de Podemos, Miguel Urban Crespo (notons qu’une autre élue européenne classée à l’extrême-gauche, la dirigeante du Bloc de gauche portugais Marisa Matias, a elle aussi voté contre Sentsov et pour Poutine ce jour là), ont fait apparaître des « éléments de langage » pour tenter de justifier l’injustifiable, de trois sortes.

[Strong_20_Emphasis]Premier élément de langage,[/Strong_20_Emphasis] il ne fallait pas voter une motion « anti-russe ». Mais demander la libération de Sentsov et des prisonniers politiques en Russie serait anti-russe ?! En fait, un seul article de la motion, l’article 23, se référait aux sanctions de l’UE contre la Russie : d’une part ceci ne changerait strictement rien car le Parlement européen a déjà voté là-dessus, d’autre part il n’était pas difficile de demander un vote séparé retirant cet article. Notons d’ailleurs que c’est nous qui donnons cette précision, ayant lu la motion : les députés européens GUE/NGL ou leurs conseillers semblent ne même pas avoir lu celle-ci.

[Strong_20_Emphasis]Second élément de langage :[/Strong_20_Emphasis] il ne fallait pas « voter avec la droite européenne ». En rire ou en pleurer ? C’est donc avec toute l’extrême-droite européenne que vous avez voté !

[Strong_20_Emphasis]Troisième élément.[/Strong_20_Emphasis] Celui-ci est venu de Podemos et il est particulièrement inquiétant : il paraîtrait que la mention dans la motion de la « coopération avec les organisations de la société civile en Russie » serait proprement scandaleuse ! C’est particulièrement inquiétant car cela révèle la reprise, dans Podemos, d’une rhétorique qui est celle de Poutine, d’Orban ou d’Erdogan. On a même vu des militants « informés » expliquer que la « gauche russe » n’apprécie pas le « soutien aux droits de l’homme » venant de l’Occident. La « gauche russe » version Oudaltsev ou Kagarlitsky, vieille « gauche russe » qui soutient la politique extérieure du maître du Kremlin, sans doute, mais pas la vraie, celle des jeunes et très jeunes qui manifestent contre la corruption, forment des groupes « anars » ou « antifas », se font torturer pour complot comme à Penza, ni celle du syndicalisme indépendant … C’est celle-là qui a besoin d’un vrai internationalisme !

Donc, à l’issue de ce vote et de ces débats tournant court avec des gens de mauvaise foi soucieux d’éléments de langage le justifiant (même quand on leur a appris leur propre vote, ce qui laisse à penser sur le fonctionnement des groupes au parlement européen ! …), l’horizon était sombre.

Acte II, la modeste étincelle. Changeons d’horizon. Au fond du département français de l’Allier, une terre ouvrière et paysanne, s’était tenu le 25 mai, à Commentry, une réunion-débat sur la répression en Russie autour de Hannah Perrekhoda, militante ukrainienne de gauche, originaire de Donetzk, et de l’auteur de ces lignes, Vincent Présumey, militant syndicaliste local et animateur du blog Arguments pour la lutte sociale, à l’invitation du groupe Commentry pour tous, animé par Sylvain Bourdier, figure de l’opposition municipale de Commentry, autrefois plus vieille municipalité socialiste du monde. Cette réunion a intéressé, voire passionné, et ému, les participants. Il y fut question de Sentsov, Koltchenko et des autres, en présence de militants et responsables communistes locaux, parmi d’autres.

Le vote des parlementaires européens a fait parler à Commentry, Domérat et autour dans ces milieux. Le 23 juin je rencontre Jean-Paul Dufrègne, député communiste de Moulins, et lui parle de toute cette affaire. Jean-Paul a battu la droite sortante et le macronisme montant dans notre circonscription, parce qu’un débat ouvert, démocratique, a été imposé entre tous les candidats classés à gauche et a conduit à quelques retraits que l’on n’a pas connus ailleurs. Nous ne nous rencontrons pas n’importe où, mais à l’hommage annuel rendu à Pierre Brizon, député socialiste des mêmes contrées, lequel, à partir de sa participation à la conférence de Kienthal en 1916, en pleine bataille de Verdun, s’est mis à voter contre les crédits de guerre. Hommage annuel rendu chez Brizon, à Franchesse, village du Bourbonnais.

La modeste étincelle est partie de Franchesse mais a été nourrie par les discussions récentes (Commentry), celles de l’an dernier (les législatives) et le passé qui nourrit le présent pour assurer l’avenir (Brizon !).

Acte III, de l’étincelle à la brèche. Mardi 25 juin, J.P. Dufrègne rendait publique la prise de position suivante :

Je m’associe à la FSU, à Ensemble et au groupe COMMENTRY pour tous ainsi qu’aux sections communistes locales et de Domérat et j’appelle à la libération des prisonniers politiques en Russie, en particulier Oleg Sentsov et le syndicaliste antifa Oleksandr Kolchenko.

Vendredi 29 paraît ce communiqué signé par 9 députés communistes au parlement français, sur 11 :

Oleg Sentsov est un cinéaste ukrainien reconnu. Arrêté sous l’accusation de complot, il a été condamné à « 20 ans de camp à régime sévère ». En grève de la faim depuis le 14 mai dernier, et maintenant en pleine coupe du monde en Russie, sa vie est en danger à très court terme.

Oleksandr Koltchenko, militant très connu en Crimée a été condamné en même temps à 10 ans.

Nous, députés membres du groupe GDR à l’Assemblée nationale, appelons à la libération immédiate des prisonniers politiques en Russie, en particulier Oleg Sentsov et le syndicaliste antifasciste Oleksandr Koltchenko.

Jean-Paul Dufrègne, André Chassaigne, Pierre Dharéville, Stéphane Peu, Sébastien Jumel, Fabien Roussel, Alain Bruneel, Marie-Georges Buffet, Jean-Paul Lecocq.

La veille M.C. Vergiat, députée européenne GUE/NGL, faisait savoir qu’avec d’autres parlementaires européens elle avait écrit aux autorités russe. Le texte de cette lettre et ses signataires sont les suivants :

Bruxelles, le 28 juin 2018,à M. Valentin Chizhov, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Union Européenne,31-33 Bd du Régent, Bruxelles, M. le Représentant,

nous souhaitons vous alerter quant au sort et à la situation préoccupantes du cinéaste Oleg Sentsov et du militant syndicaliste Oleksandr Koltchenko condamnés le 25 août 2015 par un tribunal militaire et détenus en Russie.

De nombreuses personnalités de différents horizons et organisations de défense des droits de l’Homme ont déjà pris position pour demander leur libération. Parmi lesquelles les ONG Amnesty International, Human Right Watch, le philosophe Slavoy Zizek ou encore le cinéaste Ken Loach pour ne citer qu’eux.

Le 14 mai 2018 le cinéaste Oleg Sentsov a entamé une grève de la faim qui fait craindre pour sa vie.

Le contexte de guerre en Crimée dans lequel se sont déroulées leurs arrestations fait peser de nombreux doutes sur la procédure et les charges retenues. En témoigne par exemple l’accusation d’appartenance à l’organisation d’extrême-droite Pravyi sector à l’encontre d’Oleksandr Koltchenko, pourtant militant antifasciste.

Les fortes tensions associées au conflit ukrainien laissent penser que le traitement réservé à Oleg Sentsov et Olekandr Koltchenko est avant tout politique.

Alors que tous les yeux sont rivés sur la Russie au travers de la coupe du monde de football qui réserve un accueil formidable aux équipes ainsi qu’aux passionnés du ballon rond, il serait dramatique d’offrir aux opinions publiques le spectacle d’une grande nation bafouant les principes fondamentaux des droits de l’Homme.

Pour cette raison nous souhaitons nous associer à leur demande de libération immédiate. Nous vous prions d’agréer, M. Le Représentant, l’expression de nos salutations distinguées.

Lola Sanchez Caldentey, Miguel Urban Crespo, Tania Gonzales Penas, Barbara Spinelli, Curzio Maltese, Estefania Torres Martinez, Marie-Christine Vergiat, Marie-Pierre Vieu, Xavier Benito Zinuaga.

Les signataires avaient tous voté contre la motion initiale du 14 juin. Peu importe les arguties rétrospectives à ce sujet, ils appellent à la libération de Sentsov et de Koltchenko.

Parmi eux, deux des 4 députés français du groupe – il manque le FI Omarjee et le PCF Le Hyaric alors que M.P. Vieu, PCF, est signataire -, les 5 députés de Podemos et 2 des trois députés italiens élus en 2014 pour « l’autre Europe avec Tsipras » ( la troisième, Eleonora Forenza, est un relais actif des « républiques populaires » autoproclamées sous régence russe à Donetzk et à Louhansk).

* * *

Une brèche s’est ouverte. A ce jour existe en France le Collectif Koltchenko, constitué en 2015 avec le soutien de la Ligue des Droits de l’Homme, la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, le Groupe de résistance aux répressions en Russie, Ukraine Action, Russie-Libertés, le CEDETIM – Initiatives Pour un Autre Monde – Assemblée Européenne des Citoyens, l’Action antifasciste Paris-Banlieue, le Collectif Antifasciste Paris Banlieue, Mémorial 98, l’Union syndicale Solidaires, la CNT-f, la CNT-SO, Emancipation, la FSU, la FSU 03, la CGT Correcteurs, SUD éducation, SUD-PTT, Alternative Libertaire, Ensemble !, L’Insurgé, le NPA, la Fédération Anarchiste, Critique sociale. Son site : https://collectifkoltchenko.blogspot.com/

Le collectif après les premières tentatives de mobilisation, vivotait. Sentsov nous a réveillés. La lutte et l’information ont ouvert la brèche dont traite cet article ; il est écrit à partir d’un point de vue précis, qui est que le mouvement ouvrier au sens large a le rôle clef à jouer et joue aussi son honneur et donc son avenir dans un tel combat, mais bien entendu les prises de positions de tout partisan sincère de la démocratie et des droits humains, comme Christiane Taubira ou Boualem Sansal, sont à saluer et sont nécessaires.

Il reste à le sauver.

VP, le 29 juin 2018 (Arguments pour la lutte sociale, https://aplutsoc.wordpress.com)