L’impasse du prétendu réformisme

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L’illusion que le capitalisme doit être seulement réformé, qu’il peut être durablement et irréversiblement amélioré rencontre un écho non seulement chez de nombreux travailleurs, ce qui est inévitable en temps ordinaire mais aussi des chefs des organisations constituées en défi au capitalisme : coopératives ouvrières; mutuelles ; syndicats ouvriers ; partis politiques ouvriers (« travaillistes », « socialistes », « sociaux-démocrates », « communistes »…).

Les partis qui rient

Jean-Luc Mélenchon espérait, à la veille de la présidentielle, d’être présent au second tour puis envisageait, avant les législatives de juin, de devenir le Premier ministre d’Emmanuel Macron [voir Révolution communiste n° 22, 23]. Il se console car il a été élu lui-même député (quoique avec seulement et surtout parce que son nouveau parti, la France insoumise (LFI), l’a largement emporté aux législatives sur le PCF (un but inavoué) et le PS (un objectif assumé).

Le Parti travailliste de Grande-Bretagne (LP) a regagné des électeurs (+9,6 % de voix lors des dernières élections législatives de juin) et même des adhérents dans la jeunesse et chez les travailleurs salariés [voir Révolution communiste n° 23]. Quoique le LP soit resté minoritaire (40,0 % des voix et 262 sièges alors que le Parti conservateur obtenait respectivement 42,4 % et 317 sièges), cette remontée a permis à Jeremy Corbyn de réclamer –en vain- de former le nouveau gouvernement à l’annonce des résultats.

Le nouveau parti réformiste espagnol Podemos créé en 2014 a grossi au détriment du Parti socialiste d’Espagne (PSOE) avec l’aide d’un certain nombre de groupes centristes et en s’alliant avec l’alliance en déconfiture du PCE (IU) [voir Révolution communiste n° 15]. Quant à lui, le PSOE essaie de revenir au pouvoir en cherchant l’appui de Podemos et d’IU, voire des nationalistes de Catalogne et d’autres régions, afin d’obtenir une majorité parlementaire aux Cortès. Son congrès de juin s’est terminé par L’Internationale, entonnée le poing levé. Pedro Sánchez a reconnu que l’Espagne était plurinationale et il a retiré son soutien au traité de libre-échange UE-Canada (CETA).

Les partis qui pleurent

Par contre, le Parti socialiste français s’est effondré électoralement après sa dernière expérience au gouvernement (2012-2017). En plus, le parti a scissionné sur sa droite et sur sa gauche, des dizaines de ministres de François Hollande (dont l’ancien Premier ministre Manuel Valls), de maires et de députés le quittant pour rallier Macron et LREM ; son candidat à la présidentielle (Benoit Hamon) le quittant pour lancer un nouveau mouvement politique en juillet 2017.

Le Parti des travailleurs brésilien, fondé en 1980 par des dirigeants syndicaux et des groupes centristes, avec la bénédiction d’une partie du clergé chrétien, est arrivé au pouvoir à la présidence, son but, en 2003. Après avoir bien servi le capitalisme pendant plus de 10 ans, le PT a perdu nombre de villes aux élections municipales et il s’est fait chasser du pouvoir en août 2016 par des partis bourgeois qui étaient ses anciens partenaires de gouvernement [voir Révolution communiste n° 19]. Plusieurs dirigeants PT sont poursuivis pour corruption.

Le Parti socialiste belge, qui n’est plus au gouvernement fédéral depuis 2014, est aussi englué dans des scandales : le maire PS de Bruxelles Yvan Mayeur s’est enrichi personnellement aux dépends du Samusocial et du Centre public d’aide sociale de la ville ; plus de 20 de ses dirigeants touchaient 2 800 euros de jetons de présence fictifs de l’entreprise publique Publifin (23 millions d’euros au total, son président Stéphane Moreau, maire PS de la commune d’Ans, a palpé à lui seul 840 000 euros en 2015).

Le Parti communiste d’Afrique du Sud est toujours au gouvernement bourgeois dans le cadre de l’Alliance tripartite (ANC-COSATU-SACP) qui sert le capitalisme depuis 1994, jusqu’à massacrer des ouvriers en grève et matraquer les migrants venus des pays voisins. Mais le discrédit du gouvernement Zuma est tel et la centrale syndicale COSATU qu’il contrôle si divisée et concurrencée [voir Révolution communiste n° 20] que les dirigeants du SACP envisagent de se retirer du gouvernement.

En Grèce, Syriza, encensé jusqu’en 2015 par le NPA, le PdG et le PCF, applique, en alliance avec l’ANEL (l’équivalent de DlF ou du FN), les consignes contre les travailleurs grecs (et les migrants) fixées par l’Union européenne, c’est-à-dire le gouvernement allemand (à participation SPD) et l’ancien gouvernement français (dirigé alors par le PS). Aléxis Tsipras l’a payé d’une scission, LAE, et d’un discrédit dans la classe ouvrière.

Jean-Luc Mélenchon a qualifié de « moment historique » la victoire de la gauche radicale Syriza en Grèce. « C’est une page nouvelle pour l’Europe. Peut-être que nous tenons l’occasion de refonder l’Europe, qui est devenue l’Europe fédérale des libéraux », a affirmé le leader du Parti de gauche. (Libération, 25 janvier 2015)

Ce qui les sépare n’est que la conjoncture locale : les partis populaires sont ceux qui n’ont pas gouverné depuis un moment ou n’ont jamais gouverné ; ceux en discrédit souffrent d’avoir gouverné.

La désaffection à l’égard des partis socialistes / sociaux-démocrates d’une partie non négligeable du monde ouvrier et des couches défavorisées tend à s’accélérer après un échec gouvernemental… (Gerassismos Moschonas, « Social-démocratie et électorat ouvrier », Actuel Marx, 1er semestre 1998)

Quelle que soit leur histoire, tous les partis dits réformistes gouvernent en fait pour l’ordre et pour le profit.

XIXe siècle : la difficile coexistence entre communistes et opportunistes

Ces partis ont en commun d’avoir pour origine les efforts historiques de la classe ouvrière (ouvriers, employés, techniciens, etc.) pour s’opposer politiquement à la bourgeoisie, à ses partis (y compris à son aile libérale, au sens de démocrate), voire à son État. Mais ils ont connu des chemins différents au réformisme. Que l’on entende par-là que le cadre du capitalisme est le meilleur qui soit et qu’il convient d’y améliorer le sort de la classe ouvrière par des « réformes » ou bien que des « réformes » permettront d’atteindre le socialisme progressivement dans le cadre de la nation (plus ou moins destinée à servir alors d’exemple à l’univers), en utilisant l’État qui serait au-dessus des classes.

Certains ont été d’emblée réformistes, car ils sont nés dans l’hostilité au marxisme et à la révolution (LP de Grande-Bretagne en 1900…), quand le capitalisme britannique dominait le monde. Cet avantage de la bourgeoisie anglaise se traduisait par le fait que les intellectuels « socialistes » étaient en fait colonialistes, étatistes, religieux, pacifistes, végétariens et antialcooliques…

On a parfois l’impression que les simples mots de « socialisme » ou « communisme » ont en eux une vertu magnétique qui attire irrésistiblement tous les buveurs de jus de fruit, nudistes, porteurs de sandales, obsédés sexuels, Quakers, adeptes de la « vie saine », pacifistes et féministes que compte l’Angleterre. (Orwell, Le Quai de Wigan, 1937, 10-18, p. 196)

Le réformisme ouvert de la Fabian Society et de l’ILP (les deux groupes socialistes à la tête du Parti travailliste du début du XXe siècle) s’appuyait sur une « aristocratie ouvrière » de travailleurs anglais syndiqués sur une base de métier qui estimait avoir plus en commun avec les patrons qu’avec les autres ouvriers, moins qualifiés ou irlandais.

Durant la période du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise avait dans une certaine mesure partagé les bénéfices du monopole. Les bénéfices étaient inégalement répartis entre eux ; la minorité privilégiée empochait le plus gros, mais même la grande masse en touchait au moins un bout temporairement, de temps en temps. (Engels, « L’Angleterre en 1845 et en 1885 », février 1885, Marx & Engels, Articles on Britain, Progress, p. 394)

Par contre, d’autres partis politiques furent fondés sur la base du marxisme et dans le but affiché de guider la révolution sociale de la classe ouvrière : SAP de 1875 en Allemagne à l’origine du SPD et de Die Linke, SEKE de Grèce en 1918 à l’origine de Syriza (par l’intermédiaire de Synapsimos) et du KKE maintenu de Grèce, SACP de 1921 en Afrique du Sud… Les partis ouvriers révolutionnaires sont toujours nés du combat internationaliste de l’aile la plus consciente et la plus organisée de la classe ouvrière. Ils ne s’opposaient pas aux conquêtes politiques du peuple ni aux revendications économiques des travailleurs, mais ils soutenaient que ces réformes étaient le résultat de la lutte des classes, fragiles et devaient servir de marchepied à un but plus grand, mondial, le renversement final de la bourgeoisie, le pouvoir des travailleurs, l’association libre des producteurs.

Entre ces deux pôles, d’autres partis, à leur apparition, étaient ambigus quant à leurs références théoriques et programmatiques : PSOE d’Espagne en 1879 à l’origine du PSOE actuel et du PCE-IU ; POB-BWP de 1885 en Belgique à l’origine du PS et du SPA aujourd’hui totalement séparés ; SFIO de 1905 à l’origine du PS actuel, du PCF et de LFI de France… Ces partis étaient partagés de manière plus ou moins confuse entre révolutionnaires et réformistes.

En France, dans le mouvement socialiste divisé de la fin du XIXe siècle, s’affrontaient les « opportunistes » ou « possibilistes » (Malon, Brousse, Allemane, Jaurès…) aux « collectivistes » ou « marxistes » (Deville, Lafargue, Guesde…).

Le point de litige est purement de principe : faut-il conduire la bataille comme une lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie ou est-il permis de manière tout à fait opportuniste ou possibiliste de laisser tomber le caractère de classe du mouvement et du programme partout où l’on peut obtenir plus de voix ou de partisans ? C’est en faveur de quoi Malon et Brousse se sont prononcés, sacrifiant le caractère de classe prolétarien et rendant la séparation inévitable. Et c’est bien ainsi. Le prolétariat se développe partout au travers de luttes internes. (Engels, « Lettre à Bebel », 28 octobre 1882, dans Marx & Engels, Le Mouvement ouvrier français, Maspero, t. II, p. 111)

Le conflit s’est poursuivi dans le parti socialiste, unifié en 1903 par l’Internationale, mais le courant guesdiste et le blanquisme se sclérosaient et sombraient dans le patriotisme.

À l’époque précédant la guerre, le Parti socialiste français se présentait, sur ses sommets directeurs, comme l’expression la plus complète et la plus achevée de tous les côtés négatifs de la 2e Internationale : l’aspiration continuelle vers la collaboration des classes (le nationalisme, la participation à la presse bourgeoise, les votes de crédits et de confiance à des ministères bourgeois, etc.) ; attitude dédaigneuse ou indifférente à l’égard de la théorie socialiste, c’est-à-dire des tâches fondamentales sociales révolutionnaires de la classe ouvrière ; le respect superstitieux à l’égard des idoles de la démocratie bourgeoise (la république, le parlement, le suffrage universel, la responsabilité du ministère, etc., etc.) ; l’internationalisme ostentatoire et purement décoratif, allié à une extrême médiocrité nationale, au patriotisme petit-bourgeois et, souvent, à un grossier chauvinisme. (Trotsky, « Pour le 2e congrès mondial », 22 juillet 1920, Le Mouvement communiste en France, Minuit, p. 81)

XIXe siècle : le révisionnisme, théorisation du réformisme

La pratique réelle du mouvement ouvrier européen de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (négociations syndicales avec le patronat, campagnes électorales et activité parlementaire…) semblait, du moins jusqu’à la révolution russe de 1905, éloignée de la grève générale, de l’armement du peuple, de l’insurrection, en fait de toute révolution.

S’adaptant à cette période, Eduard Bernstein déclencha à partir de 1896 une polémique au sein du SPD et de l’Internationale ouvrière en révisant ouvertement et systématiquement la doctrine officielle : hostilité à la dialectique, réfutation de la théorie de la valeur, pronostic de la disparition de grandes crises économique, élargissement numérique de la classe capitaliste et développement des classes intermédiaires, socialisme basé sur une simple exigence morale, perspective de transformation graduelle et pacifique du capitalisme, démocratisation de l’État… (Problèmes du socialisme, 1898 ; Les Prémisses du socialisme, 1899). Gueorgui Plekhanov (POSDR de Russie) lança une contre-offensive vigoureuse qui obligea August Bebel et Karl Kautsky à condamner les positions de Bernstein, tout en refusant de l’exclure du parti. À cette occasion, Luxemburg (SDKP de Pologne et SPD) se distingua par la profondeur de sa critique, malgré son jeune âge (27 ans).

Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même. (Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, 1898, Œuvres, Maspero, t. I, p. 73)

XXe siècle : la séparation des révolutionnaires internationalistes d’avec les réformistes chauvins

Avec l’évolution vers l’impérialisme de la fin du XIXe siècle du capitalisme en Europe, au début du XXe en Amérique du nord et au Japon, le réformisme changea de nature. L’État bourgeois, renforcé, se mit à entretenir délibérément des relations avec les sommets du mouvement ouvrier. Les partis hétérogènes et même les partis se réclamant du marxisme ont fini par dégénérer, sont devenus contre-révolutionnaires. Au sein de ces partis, l’aile révolutionnaire a finalement été défaite par l’aile opportuniste qui incarnait la « bureaucratie ouvrière », c’est-à-dire les permanents des syndicats, les élus et les journalistes du parti politique lui-même. La guerre inter-impérialiste de 1914 à 1918, puis la révolution et la contre-révolution en Ukraine, en Finlande, en Hongrie, en Allemagne… de 1917 à 1919 ont rendu impossible la poursuite de la coexistence entre réformistes et révolutionnaires au sein des mêmes partis.

La bureaucratie ouvrière et les compagnons de route petits-bourgeois ne pouvaient soumettre le mouvement ouvrier qu’en reconnaissant en paroles les objectifs révolutionnaires et la tactique révolutionnaire… Cette contradiction était un abcès qui devait percer un jour et qui a été percé… Ceux qui ont voté les crédits de guerre, qui sont entrés dans les gouvernements et ont soutenu l’idée de défense de la patrie en 1914-1915 ont trahi le socialisme… (Lénine, « L’Opportunisme et la faillite de la 2e Internationale », janvier 1916, OEuvres, Progrès, t. 22, p. 118-119)

Quand la Première guerre mondiale a éclaté, l’aile opportuniste, sociale-chauvine, après avoir trahi la cause prolétarienne et rallié sa bourgeoisie, n’a pas hésité à s’appuyer sur l’État contre ses opposants restés internationalistes. La guerre a aussi brisé les distinctions antérieures entre travaillisme et sociale-démocratie (et aussi entre « marxistes » affichés et prétendus « syndicalistes-révolutionnaires »). Les internationalistes sont regroupés en 1915 par Lénine, Radek et Zinoviev dans la Gauche de Zimmerwald [voir Révolution communiste n° 14 & 21]. Cela prépare la victoire de la révolution russe en 1917, qui permet de lancer en 1919 l’Internationale communiste (IC), délimitée des sociaux-patriotes (qui collaborent avec la bourgeoisie contre la révolution) et les centristes (qui refusent de rompre avec les précédents). Avec la dégénérescence de l’URSS arriérée et isolée, les partis communistes créés dans le cadre de l’IC du temps de Lénine et de Trotsky ont convergé à partir de 1924 avec le réformisme, au point d’adopter en 1934 leur patriotisme et leur stratégie d’alliance avec la bourgeoisie (rebaptisée « front populaire »).

Par la transformation social-patriotique du stalinisme, toute distinction entre la 2e Internationale et la 3e Internationale a pratiquement disparu. (« L’Évolution de l’Internationale communiste », juillet 1936, Les Congrès de la 4e Internationale, La Brèche, t. 1, p. 170))

Staline a dissous, sans même un congrès, la 3e Internationale (IC) en 1943. L’Internationale réformiste constituée en 1920 (IOS) a été paralysée à partir de 1935, les partis travaillistes et sociaux-démocrates du nord de l’Europe, étant hégémoniques dans la classe ouvrière, étaient hostiles aux fronts populaires, alors que ceux confrontés à un fort parti stalinien y étaient favorables. L’Internationale socialiste est fondée en 1944 sur la base du ralliement aux Alliés dans la guerre inter-impérialiste, puis à l’impérialisme américain lors de la guerre froide. Relancée par les mêmes partis que l’IOS d’avant la deuxième guerre mondiale, elle n’est plus une internationale ouvrière car elle intègre une dizaine de partis bourgeois des pays dominés. Par exemple, le RCD de Ben Ali n’a été exclu qu’après la révolution tunisienne de 2011. Et certains courants socialistes sont intégrés à un parti bourgeois, comme Sanders et les DSA qui sont membres du Parti démocrate aux EU, parti soutenu électoralement par ce qui reste du parti stalinien CPUSA.

Les partis vautrés depuis longtemps dans la démocratie bourgeoise ou ceux qui étaient soumis au Kremlin, tous nationalistes, n’ont jamais oeuvré au pouvoir des travailleurs et au socialisme mondial. Au mieux, ils ont exproprié le capital en instaurant la domination totalitaire d’une caste bureaucratique privilégiée sur les producteurs. Le plus souvent, ils ont géré loyalement le capitalisme au compte de la bourgeoisie, comme le PCF et le PS en 1944-1946, en 1981-1984, en 1997-2002. Ils ont ainsi préparé, parfois avec des partis centristes (USPD, POUM, MIR…), les conditions politiques de l’écrasement du prolétariat par la classe dominante comme en Allemagne en 1919 et en 1933, en Espagne en 1937 [voir Révolution communiste n° 20 & 22], en Indonésie en 1965 [voir Révolution communiste n° 16], au Chili en 1973 [voir Cahier révolution communiste n° 3]… Parfois, ils ont participé directement à la répression du mouvement révolutionnaire, comme le PSR et le PM en Russie en 1917, le SPD en Allemagne en 1919, le PCE-PSUC en Espagne en 1937, le PCV au Vietnam en 1945, le SED en Allemagne en 1953, la SFIO en 1956 en Algérie, le PCC en Chine en 1968, le POUP en Pologne en 1971, le PCC en 1989…

Le socialisme dans un seul pays est impossible. Au fil du temps, les bureaucraties étatiques ont cédé de plus en plus à la pression économique, idéologique, politique et militaire de l’impérialisme dans les années 1970 et 1980, en Yougoslavie, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, en Allemagne… Dans les années 1990, la réintroduction du capitalisme dans les deux principaux États ouvriers, la Russie et la Chine, y liquida la propriété collective des moyens de productions et transforma une partie de la caste bureaucratique usurpatrice en capitalistes La bourgeoisie mondiale exploita au maximum cette défaite de la classe ouvrière mondiale, y compris sur le terrain idéologique, en ajoutant de la confusion dans la conscience des masses assimilant la défaite de la bureaucratie à la défaite du socialisme. Inévitablement, les partis réformistes à la remorque de leur bourgeoisie accentuèrent alors leur intégration idéologique et programmatique au capitalisme. La plupart des partis réformistes ont abandonné toute référence au socialisme : voir, entre autres, le plan de juillet 2017 de Schulz (SPD), le manifeste de mai 2017 de Corbyn (Parti travailliste), le programme de décembre 2016 de Mélenchon (LFI). Le centrisme lui-même, qui s’aligne sur les appareils réformistes, a été déporté sur la droite : des organisations ont disparu de la scène politique, d’autres ont pris leur distance avec la révolution russe et le bolchevisme, l’armement du peuple et la dictature du prolétariat.

La restauration du capitalisme en Russie et en Chine en 1992 par la bureaucratie stalinienne a annulé aussi l’opposition qui datait de la « guerre froide » entre les partis ouvriers-bourgeois qui servaient directement « leur » bourgeoisie et acceptaient l’hégémonie impérialiste américaine (comme le PS-SFIO en France) et les partis « marxistes-léninistes » qui étaient liés à la bourgeoisie mondiale indirectement, par leur dépendance à l’égard des bureaucraties usurpatrices des États ouvriers dégénérés (comme le PCF en France). Elle a aussi estompé le clivage, parmi ces derniers, entre la minorité qui avait choisi les subventions et le soutien de la Chine et la majorité qui était restée fidèle à l’URSS.
Les partis staliniens qui menaient la guérilla dans les campagnes (une stratégie inimaginable pour les partis travaillistes et socialistes types) bourgeois ou y postuler par la voie électorale : FSLN du Nicaragua, SACP d’Afrique du Sud, PCUN-M du Népal, FARC de Colombie…

XXIe siècle : le réformisme sans réforme

Tous les partis réformistes contemporains sont, selon le qualificatif de Daniel De Leon et Lénine, des « partis ouvriers-bourgeois ».

Le parti ouvrier bourgeois est inévitable et typique dans tous les pays impérialistes. (Lénine, « L’Impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 128)

Les partis réformistes sont ouvriers par leur origine et les liens qu’ils conservent avec la classe ouvrière par l’adhésion directe, par les syndicats ou de manière plus distendue par les élections ; bourgeois par leur programme, par leur politique.

En effet, cette dernière est décidée par une bureaucratie, un appareil qui contrôle le parti, au lieu d’être au service du parti ouvrier.

L’existence détermine la conscience. La bureaucratie ouvrière est partie intégrante de la société bourgeoise… Les députés jouissent d’importants privilèges. Les bureaucrates syndicaux reçoivent de hauts salaires. Tous sont enchaînés à leur bourgeoisie par des liens permanents, à sa presse, à ses entreprises dans lesquelles nombre de ces messieurs participent directement. (Trotsky, « La 2e Internationale à la veille de la nouvelle guerre », 29 juillet 1939, Contre le fascisme, Syllepse, p. 675)

Les bureaucrates syndicaux et politiques sont les agents de la bourgeoisie. Cela fait du parti une courroie de transmission de la classe dominante dans la classe ouvrière, au lieu qu’il serve les intérêts d’ensemble des travailleuses et travailleurs contre la classe dominante. Autrement dit, les partis dits réformistes ne sont pas des partis qui octroient des réformes favorables aux travailleurs, comme ils le prétendent, mais des partis qui trahissent la classe ouvrière.

Quand des conquêtes politiques et économiques ont été obtenues à l’issue de la 2e Guerre mondiale, ce n’est pas grâce aux partis ouvriers bourgeois et aux directions syndicales, c’est à cause de l’armement du peuple en Grèce, en Italie et en France, à la menace de la révolution prolétarienne. Que les gouvernements soient dirigés par des partis bourgeois ou des partis réformistes est assez secondaire.

Dans la période suivante des « trente glorieuses », la bourgeoise des pays impérialistes a concédé d’autres avantages, parce qu’elle le pouvait grâce à la prospérité, mais toujours sous la pression de la classe ouvrière, de la jeunesse en formation, des minorités ethniques… Les partis réformistes deviennent « keynésiens », mais il en est de même des grands partis bourgeois à l’époque.

Mais les acquis, s’ils ne sont pas garantis par la prise du pouvoir par les producteurs, restent fragiles. Avec la baisse du taux de profit des années 1960, la dislocation du système monétaire international de Bretton-Woods en 1971-1973, le retour de la crise mondiale de 1973, l’inflation galopante… les bourgeoisies décident une contre-offensive facilitée par le chômage de masse et justifiée par l’idéologie du libéralisme. Les économistes néo-classiques, les journalistes aux ordres et les politiciens bourgeois n’hésitent pas à nommer « reformes », par antiphrase, les contre-réformes, le démantèlement des acquis sociaux.

Alors, face au chômage de masse et aux menaces de délocalisation, les bureaucraties syndicales se sont mises à négocier les attaques contre les salariés à tous les niveaux, du site au pays entier. Alors, les partis réformistes ont, quand ils allaient au pouvoir, privatisé, rogné les conquêtes sociales, de manière guère différente des gouvernements des partis bourgeois traditionnels. Ils se divisent, comme leur bourgeoisie, sur les accords régionaux (dont le plus avancé est l’Union européenne), les traités de libre-échange, les migrations, les alliances militaires…

Au lendemain de la guerre, les travaillistes britanniques se soucient peu de l’Europe et s’appuient essentiellement sur leur empire colonial tout en lorgnant vers les États-Unis ; les socialistes allemands dénoncent d’abord à travers un discours foncièrement nationaliste toute perspective européenne. (Michel Dreyfus, « Les socialismes européens de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du socialisme réel », Actuel Marx, 1er semestre 1998)

En outre, les dirigeants des partis réformistes, au lieu d’être d’anciens ouvriers ou employés, sont de plus en plus recrutés dans les mêmes établissements qui forment l’élite bourgeoise (Blair sortait d’Oxford, Hollande de l’ENA…). Les experts en communication, en élections, etc. y jouent un rôle grandissant, comme dans les partis bourgeois traditionnels.

Comme les gouvernements des partis réformistes appellent aussi « réformes » les contre-réformes pour redresser le taux de profit, ils se réfugient derrière la modernisation sociétale (discrimination positive, droit à l’avortement, mariage homosexuel, etc.) qui, aussi progressiste soit-elle, n’affecte pas la rentabilité du capital… et peut tout aussi bien être menée par des partis bourgeois.

Par conséquent, les liens avec la classe ouvrière se sont distendus. Certains renchérissent dans le chauvinisme pour tenter de retrouver une audience électorale (KKE de Grèce, LFI de France…) et désignent comme ennemi principal l’Union européenne. Mais ils brouillent les frontières de classe et jouent avec le feu.

Chacune des déclarations patriotiques de Blum, Zyromski, Thorez apporte de l’eau au moulin du nationalisme et, en dernière analyse, aide Hitler… Combattre le fascisme avec les armes du nationalisme n’est rien d’autre que de l’huile jetée sur le feu. (Trotsky, « Qui défend l’URSS ? Qui aide Hitler ? », 29 juillet 1935, Contre le fascisme, Syllepse, p. 487)

L’évolution du réformisme (usure des vieux partis et populisme des nouveaux mouvements) estompe la différence entre partis ouvriers et partis bourgeois. Elle facilite, faute d’une alternative révolutionnaire de type bolchevik, la montée des mouvements écologistes, cléricaux, xénophobes…

L’indispensable lutte contre le réformisme

Pourtant, bien des formations se réclament de Marx, Lénine et Trotsky. Mais, au lieu d’affronter les agences de la bourgeoisie et de tracer la voie de partis ouvriers révolutionnaires et internationalistes, les courants intermédiaires, centristes, du mouvement ouvrier protègent généralement les bureaucraties syndicales et tendent à s’y intégrer. Au plan politique, quand il ne s’aplatissent pas devant le nationalisme et l’islamisme, ils essaient de bâtir eux-mêmes de nouveaux partis réformistes (NPA en France, SPEW en Grande-Bretagne, FIT en Argentine, Podemos en Espagne…) ou ils cautionnent les tentatives de telle ou telle fraction des anciens partis ouvriers bourgeois de continuer à duper les travailleuses et les travailleurs sous une nouvelle étiquette (IU en Espagne, PRC en Italie, DL en Allemagne, Syriza en Grèce, LFI en France…).

Les centristes rampent à plat ventre devant les opportunistes, qui sont étrangers au prolétariat en tant que classe, qui sont les serviteurs, les agents de la bourgeoisie, les véhicules de son influence alors que, s’il ne s’affranchit pas d’eux, le mouvement ouvrier restera un mouvement ouvrier bourgeois. (Lénine, « L’Impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916, OEuvres, Progrès, t. 23, p. 123)

Pour combattre le réformisme, il ne suffit pas de le dénoncer. Il faut démontrer aux masses, qui apprennent par l’expérience, que les dirigeants actuels doivent être changés et qu’une internationale doit être bâtie. Cela impose un combat pied à pied dans les syndicats de masse contre leurs directions, le mot d’ordre de gouvernement ouvrier, des tactiques de front unique ouvrier, le vote pour les candidats réformistes quand les communistes ne peuvent avoir de candidate ou de candidat, l’entrée exceptionnelle dans un parti centriste ou réformiste, etc. Mais la condition d’une politique adéquate envers le réformisme syndical et politique est de l’analyser pour ce qu’il est, une trahison, et de comprendre sa racine sociale, la corruption des appareils des organisations ouvrières de masse par les exploiteurs.

L’unité véritable de l’internationale et de chaque section nationale ne peut être assurée que sur des bases révolutionnaires marxistes, lesquelles, à leur tour, ne sauraient être créées que par une rupture avec les sociaux-patriotes. (Trotsky, « Pour la 4e Internationale », juin 1935, OEuvres, EDI, t. 5, p. 354)